Jules Supervielle

Gravitationss

 

Le coeur astrologue

Souffle

Dans l'orbite de la terre,
Quand la planète n'est plus
Au loin qu'une faible sphère
Qu'entoure un rêve ténu,

Lorsque sont restés derrière
Quelques oiseaux étourdis
S'efforçant à tire d'aile
De regagner leur logis,

Quand des cordes invisibles,
Sous des souvenirs de mains,
Tremblent dans l'éther sensible
De tout le sillage humain,

On voit les morts de l'espace
Se rassembler dans les airs
Pour commenter à voix basse
Le passage de la Terre,

Rien ne consent à mourir
De ce qui connut le vivre
Et le plus faible soupir
Rêve encore qu'il soupire.

Une herbe qui fut sur terre
S'obstine en vain à pousser
Et ne pouvant que mal faire
Pleure un restant de rosée.

Des images de rivières,
Des torrents pleins de remords
Croient rouler une eau fidèle
Où se voient vivants les morts.

L'âme folle d'irréel
Joue avec l'aube et la brise
Pensant cueillir des cerises
Dans un mouvement du ciel.

Projection

Cimetière aérien, céleste poussière,
Où l'on reconnaîtrait des amis
Avec des yeux moins avares,
Cimetière aérien hanté de rues transversales,
De puissantes avenues
Et de quais d'embarquement pour âmes de toutes tailles,
Lorsque le vent vient du ciel
J'entends le piétinement
De la vie et de la mort qui troquent leurs prisonniers
Dans tes carrefours errants

Vous appellerai-je fantômes,
Amalgames de ténèbres
A la recherche d'un corps,
D'une mince volupté,
Vous dont les plus forts désirs
Troublent le miroir du ciel
Sans pouvoir s'y réfléter,
Attendez-vous la naissance
D'une lune au bec de cygne
Ou d'un étoile en souffrance
Derrière un céleste signe
Attendez-vous une aurore
Un soleil moins humiliants
Ou bien une petite pluie
Pour glisser, sans qu'on la voie,
Dans nos domiciles stricts
Votre âme grêle ambulante
Qu'effarouchent les vivants
Avec leur c
œur attaché,
Avec leurs os cimentés sous un heureux pavillon,
Tous ces gens qui parlent fort de leur bouche colorée
Et sont fiers de leurs pensées vigilantes et fourrées,
De leur regard parcourant, sans fatigue, l'horizon.

Distances

A Georges Pillement

Dans l'esprit plein de distances qui toujours se développent
Comme au fond d'un télescope,
L'homme accueille les aveux de sa pensée spacieuse,
Carte du ciel où s'aggravent Altaïr et Beltégeuse.

Venant de l'âge de pierre une rumeur de bataille
Traverse l'air éternel
Montant la côte du ciel
Entourée de cris errants.

Des villages arrachés
S'essaient à d'autres villages,
Défont et refont leurs formes
Comme une glaise impalpable.

L'âme d'obscures patries
Rôde désespérement dans le ciel indivisible.
Passe du côté d'Arcturu
Un vol de flèches perdues.

Une biche vient, regarde et disparaît haletante
Dans la brume de ses naseaux bleus qui tremblent
Sous les célestes rosées,
Mais elle a laissé dans l'air la trace de ses foulées.

On voit monter la lumière des visages morts sur terre,
Des complicités étranges pour assembler un sourire
Ou pour faire battre un c
œur
A force de souvenirs.

Et même ce qui fut toujours ombre et silence
Fait alors sa confidence.

Ascension

A L. Pacheco

Ce nuage est traversé par le vol des forêts mortes
Regagnant leurs origines,
Effleurant l'axe du monde
Sous le givre sidéral.

Fantômes de peupliers
Alignés comme sur terre
Vous cherchez une rivière
Pour la longer dignement.

A ces arbrisseaux, ces arbustes,
Il fallait un chemin creux,
Le ciel simule sous eux
Une terrestre armature.

A ces ombres reste-t-il
La mémoire de la vie,
Où s'arrêtera le fil
De cette angoisse endormie ?

Suffit d'une bougie

Rêve

Des mains effacent le jour
D'autres s'en prennent à la nuit.
Assis sur un banc mal équarri
J'attends mon tour.

Souffles d'une moustache,
Aciers à renifler,
L'
œil noir d'une arquebuse,
Un sourire ébréché.

On entre, on sort, on entre,
La porte est grande ouverte,
Seigneurs du présent, seigneurs du futur,
Seigneurs du passé, seigneurs de l'obscur.

Quand la fenêtre s'ouvrira
Qui en vivra, qui en mourra ?
Quand le soleil reviendra
Comprendrai-je que c'est lui ?

Prairie

Le sommeil de mon cœur délie le nœud du jour
Il roule sourdement l'Europe et l'Amérique
Dont il éteint les phares
Et le chant des cigales.

Le passé, l'avenir
Comme des chiens jumeaux flairent autour de nous.

Echanges

Dans la flaque du petit jour
Ont bu les longs oiseaux nocturnes
Jusqu'à tomber morts alentour
Au dernier soupir de la lune.

Voici les flamants de l'aurore
Qui font leur nid dans la lumière
Avec la soie de l'horizon
Et le vent doré de leurs ailes

Le miroir des morts

Les yeux de la morte

Cette morte que je sais
Et qui s'est tant méconnue
Garde encor au fond du ciel
Un regard qui l'exténue,

Une rose de drap, sourde
Sur une tige de fer,
Et des perles dont toujours
Une regagne les mers.

De l'autre côté d'Altaïr
Elle lisse ses cheveux
Et ne sait pas si ses yeux
Vont se fermer ou s'ouvrir.

Le miroir

La mort vient de dérober
Un long miroir à la vie,
Une poignée de cerises
Où titube du soleil.

Ses yeux brillent dans leur bleu
Et ses mains dans leur blancheur.
En lui bat une âme heureuse
Et rapide comme un c
œur.

Il regarde dans la glace
Rougir mille cerisiers
Et des oiseaux picorer
Que nullle pierre ne chasse.

Il se voit monter aux arbres,
S'étonne que les oiseaux
Dans ses mains se laissent prendre
Pour y mourir aussitôt.

Pointe de flamme

Tout le long de sa vie
Il avait aimé à lire
Avec une bougie
Et souvent il passait
La main dessus la flamme
Pour se persuader
Qu'il vivait,
Qu'il vivait.
Depuis le jour de sa mort
Il tient à côté de lui
Une bougie allumée
Mais garde les mains cachées.

La belle morte

Ton rire entourait le col des collines
On le cherchait dans la vallée.

Maintenant quand je dis : donne-moi la main,
Je sais que je me trompe et que tu n'es plus rien.

*

Avec ce souffle de douceur
Que je garde encor de la morte,
Puis-je refaire les cheveux,
Le front que ma mémoire emporte ?

Avec mes jours et mes années
Ce c
œur vivant qui fut le sien,
Avec le toucher de mes mains
Circonvenir la destinée ?

Comment t'aider, morte évasive,
Dans une tâche sans espoir,
T'offrir à ton ancien regard
Et reconstruire ton sourire

Et rapprocher un peu de toi
Cette houle sur les platanes
Que ton beau néant me réclame
Du fond de sa plainte sans voix.

*

Tes cheveux et tes lèvres
Et ta carnation
Sont devenus de l'air
Qui cherche une saison

Et moi qui vis encore
Seul autour de mes os
Je cherche un point sonore
Dans ton silence clos.

Pour m'approcher de toi
Que je veux situer
Sans savoir où tu es
Ni si tu m'aperçois

La revenante

Les corbeaux lacéraient de leur bec les nuages
Emportant des lambeaux,
Coulant à pic vos angéliques équipages,
Versatiles vaisseaux.

Les cerfs à voix humaine emplissaient la montagne
Avec de tels accents
Que l'on vit des sapins s'emplir de roses blanches
Et tomber sur le flanc.

Jurez, jurez-le moi, morte encore affairée
Par tant de souvenirs,
Que ce n'était pas vous qui guettiez à l'orée
De votre ancienne vie,

Et que la déchirure allant d'un bout à l'autre
De la nuit malaisée
N'était votre
œuvre, ô vous qui guettiez jusqu'à l'aube
L'âme dans la rosée.

Cercle

A Franz Hellens

Ce bras de femme étendu
Dans un ciel voluptueux
Est-il sorti de la nue
Ou de l'abîme amoureux ?
Les siècles de loin l'appellent
Vers leur fuyante nacelle
Et les couchants qui s'étirent
Dans des caresses de tigre.
Ce bras jeune comme au jour
De ses noces pécheresses,
Au milieu de son amour
Qui le surveille et le presse,
Survola les anciens âges,
Les océans, les forêts
Et les célestes mirages
Que coupe un astre expiré,
Dans une attente si stable
De plaisir, de cruauté,
Qu'on le devine l'esclave
D'une lente éternité.

Alarme

A Corpus Barga

Le regard de l'astronome
Emeut au fond de la nuit
Sous le feuillage des mondes
Une étoile dans son nid,
Une étoile découverte
Dont on voit passer la tête
Au bout de ce long regard
Ephémère d'un mortel
Et qui se met à chanter
La chanson des noirs espaces
Qui dévorent les lumières
Dans le gouffre solennel.

Fils d'argent, fils de platine,
Emmêlent tant l'infini
Que le rai de la rétine
Y suscite un faible bruit.
Tout ce qui mourut sur terre
Rôde humant de loin la vie,
Interrogeant les ténèbres
Où se développe l'oubli,
Et les aveugles étoiles
Dont l'orbite est dans l'espace
Fixe comme l'espérance
Et comme le désespoir.

Les poissons les violettes,
Les alouettes, les loups,
Gardent leur volonté prête
A redescendre vers nous ;
Des léopards, des pumas
Et des tigres qui se meuvent
Dans leur brousse intérieure
Tournent comme en une cage ;
D'autres bêtes fabuleuses,
L'âme pleine de périls,
Au monde des nébuleuses
Mêlent leurs tremblants désirs.

Sous la houle universelle
Qui le lève et le rabat,
Le zénith pointe et chancelle
Comme le sommet d'un mât ;
L'univers cache la Terre
Dans la force de son c
œur
Où cesse toute rumeur
Des angoisses planétaires,
Mais la lune qui s'approche
Pour deviner nos pensées
Dévoilant sables et roches
Attire à soi nos marées.

Offrande

Un sourire préalable
Pour le mort que nous serons,
Un peu de pain sur la table
Et le tour de la maison.
Une longue promenade
A la rencontre du Sud
Comme un ambulant homage
Pour l'immobile futur.
Et qu'un bras nous allongions
Sur les mers, vers le Brésil,
Pour cueillir un fruit des îles,
Résumant toute la terre,
A ce mort que nous serons
Qui n'aura qu'un peu de terre,
Maintenant que par avance
En nous il peut en jouir
Avec notre intelligence,
Notre crainte de mourir,
Notre douceur de mourir.

Vœu

Mon peu de terre avec mon peu de jour
Et ce nuage où mon esprit embarque,
Tout ce qui fait l'âme glissante et lourde,
Saurai-je moi, saurai-je m'en déprendre ?

Il faudra bien pourtant qu'on m'empaquette
Et me laisser ravir sans lâcheté
Colis moins fait pour vous, Eternité,
Qu'un frais panier tremblant de violettes.

Suite des poèmes de Jules Supervielle

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Maj 08/12/2004