Jules Supervielle

Débarcadères

Attente de la mort

Une paillote au Paraguay
Où j'attendrais dans un hamac
Celle qui vient bien toute seule.

Un b
œuf gris passerait la tête
Et ruminerait devant moi
J'aurais tout le temps de le voir.

Un chien entrerait assoiffé,
Et courant à mon pot à eau
Il y boirait, boirait, boirait.

Enfin il me regarderait
Et de sa langue rouge et claire
Des gouttes tomberaient à terre.

Des oiseaux couperaient le jour
De la porte dans leurs vols vifs.
Et pas un homme, pas un homme !

Je serai moi-même évasif.

La chanson du baladin

Il avait tant voyagé
Que son c
œur très allégé
Précédait son corps moins leste.

Puis un jour, bon gré, mal gré,
Sa cervelle avait viré
En une bulle céleste.

Et longtemps après sa mort
Ces accessoires encor
Dans les ténèbres agrestes
Tournaient avec leur chant fou
Mais horlogé de coucou.

Gravitations

Les colonnes étonnées

Le portrait

Mère, je sais très mal comme l'on cherche les morts,
Je m'égare dans mon âme, ses visages escarpés,
Les ronces et ses regards.
Aide-moi à revenir
De mes horizons qu'aspirent des lèvres vertigineuses,
Aide-moi à être immobile,
Tant de gestes nous séparent, tant de lévriers cruels !
Que je penche sur la source où se forme ton silence
Dans un reflet de feuillage que ton âme fait trembler.
Ah ! sur ta photographie
Je ne puis même pas voir de quel côté souffle ton regard.
Nous nous en allons pourtant, ton portrait avec moi-même,
Si condamnés l'un à l'autre
Que notre pas est semblable
Dans ce pays clandestin
Où nul ne passe que nous.
Nous montons bizarrement les côtes et les montagnes
Et jouons dans les descentes comme des blessés sans mains.
Un cierge coule chaque nuit, gicle à la face de l'aurore,
L'aurore qui tous les jours sort des draps lourds de la mort,
A demi asphyxiée,
Tardant à se reconnaître.

Je te parle durement, ma mère ;
Je parle durement aux morts parce qu'il faut leur parler dur,
Debout sur des toits glissants,
Les deux mains en porte-voix et sur un ton courroucé,
Pour dominer le silence assourdissant
Qui voudrait nous séparer, nous les morts et les vivants.
J'ai de toi quelques bijoux comme des fragments de l'hiver
Qui descendent les rivières,
Ce bracelet fut de toi qui brille en la nuit d'un coffre
En cette nuit écrasée où le croissant de lune
Tente en vain de se lever
Et recommence toujours, prisonnier de l'impossible.

J'ai été toi si fortement, moi qui le suis si faiblement,
Et si rivés tous les deux que nous eussions dû mourir ensemble
Comme deux matelots mi-noyés, s'empêchant l'un l'autre de nager,
Se donnant des coups de pied dans les profondeurs de l'Atlantique
Où commencent les poissons aveugles
Et les horizons verticaux.

Parce que tu as été moi
Je puis regarder un jardin sans penser à autre chose,
Choisir parmi mes regards,
M'en aller à ma rencontre.
Peut-être reste-t-il encore
Un ongle de tes mains parmi les ongles de mes mains,
Un de tes cils mêlés aux miens ;
Un de tes battements s'égare-t-il parmi les battements de mon c
œur,
Je le reconnais entre tous
Et je sais le retenir.

Mais ton c
œur bat-il encore ? Tu n'as plus besoin de cœur,
Tu vis séparée de toi comme si tu étais ta propre s
œur,
Ma morte de vingt-huit ans,
Me regardant de trois-quarts,
Avec l'âme en équilibre et pleine de retenue.
Tu portes la même robe que rien n'usera plus,
Elle est entrée dans l'éternité avec beaucoup de douceur
Et change parfois de couleur, mais je suis seul à savoir.

Cigales de cuivre, lions de bronze, vipères d'argile,
C'est ici que rien ne respire !
Le souffle de mon mensonge
Est seul à vivre alentour.
Et voici à mon poignet
Le pouls minéral des morts,
Celui-là que l'on entend si l'on approche le corps
Des strates du cimetière.

Le survivant

A Alfonso Reyes

Lorsque le noyé se réveille au fond des mers et que son cœur
Se met à battre comme le feuillage du tremble
Il voit approcher de lui un cavalier qui marche l'amble
Et qui respire à l'aise et qui lui fait signe de ne pas avoir peur.
Il lui frôle le visage d'une touffe de fleurs jaunes
Et se coupe devant lui une main sans qu'il y ait une goutte de rouge.
La main est tombée dans le sable où elle se fond sans un soupir
Une autre main toute pareille a pris sa place et les doigts bougent.

Et le noyé s'étonne de pouvoir monter à cheval,
De tourner la tête à droite et à gauche comme s'il était au pays natal,
Comme s'il y avait alentour une grande plaine, la liberté,
Et la permission d'allonger la main pour cueillir un fruit de l'été.

Est-ce donc la mort, cette rôdeuse douceur
Qui s'en retourne vers nous par une obscure faveur ?

Et serais-je ce noyé chevauchant parmi les algues
Qui voit comme se reforme le ciel tourmenté de fables.

Je tâte mon corps mouillé comme un témoignage faible
Et ma monture hennit pour m'assurer que c'est elle.

Un berceau bouge, l'on voit un pied d'enfant réveillé.
Je m'en vais sous un soleil qui semble frais inventé.

Alentour, il est des gens qui me regardent à peine,
Visages comme sur terre, mais l'eau a lavé leurs peines.

Et voici venir à moi des paisibles environs
Les bêtes de mon enfance et de la Création

Et le tigre me voit tigre, le serpent me voit serpent,
Chacun reconnaît en moi son frère, son revenant.

Et l'abeille me fait signe de m'envoler avec elle
Et le lièvre qu'il connaît un gîte au creux de la terre

Où l'on ne peut pas mourir.

Matins du monde

Houle

Vous auberges et routes, vous ciels en jachère,
Vous campagnes captives des mois de l'année,
Forêts angoissées qu'étouffe la mousse,
Vous m'éveillez la nuit pour m'interroger,
Voici un peuplier qui me touche du doigt,
Voici une cascade qui me chante à l'oreille,
Un affluent fiévreux s'élance dans mon c
œur,
Une étoile soulève, abaisse mes paupières
Sachant me déceler parmi morts et vivants
Même si je me cache dans un herbeux sommeil
Sous le toit voyageur du rêve.

Depuis les soirs apeurés que traversait le bison
Jusqu'à ce matin de mai qui cache encore sa joie
Et dans mes yeux mensongers n'est peut-ête qu'une fable,
La terre est une quenouille que filent lune et soleil.
Et je suis un paysage échappé de ses fuseaux,
Une vague de la mer navigant depuis Homère
Recherchant un beau rivage pour que bruissent trois mille ans.

La mémoire humaine roule sur le globe, l'enveloppe,
Lui faisant un ciel sensible innervé à l'infini,
Mais les bruits gisent fauchés dans tout le passé du monde,
L'histoire n'a pas encore pu faire entendre une voix,
Et voici seul sur la route planétaire notre c
œur
Flambant comme du bois sec entre deux monts de silence
Qui sur lui s'écrouleront au vent mince de la mort.

Suite des poèmes de Jules Supervielle

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Maj 30/10/2004