Alain Rémond : Comme une chanson dans la nuit ( Ed. du seuil -2003 )

C'était entre moi et moi. Comme un rendez-vous intime, dans l'urgence. Toutes ces années à faire un métier qu'on aime, dans un journal qu'on aime. Et puis le saut dans le vide. Toutes les questions, alors, qui se bousculent, sur la liberté, le choix, le destin, le temps qui reste. Toutes ces questions, dont on ne sait pas quoi faire. Qui font revenir l'enfance, le long film de la vie, des flash, des bouts, des bribes, des images en accéléré ou au contraire des arrêts imprévus, insistants, qu'on interroge sans les comprendre.
Avoir du temps, c'est un vertige. Une grâce, aussi, sans doute. Violente et cruelle. On afffronte son destin, de gré ou de force. On refait l'histoire. On débusque des énigmes. On croise des fantômes. On bute sur des secrets. Tout arrive par bouffées, à l'improviste, par effraction. Qu'est-ce qu'une vie ? Qu'est-ce qui fait qu'on peut dire : voilà, c'est ma vie ? Le travail, les rencontres, l'amour, les enfants, les deuils, les échecs, les souffrances... En ces moments d'incroyable bonheur avec celle qu'on aime, avec les enfants, avec la couleur du ciel et l'odeur de la terre. Ces moments qu'on jure de ne jamais oublier, comme un viatique pour affronter la vie quand on ne sait plus, quand on a peur.

Et voilà ce qu'elles me disent, ces lettres : des histoires de famille, ce qui se joue à l'intérieur des familles. [...] Mais ce qu'elles disent, surtout, c'est la solitude, le manque d'amour, toutes ces cicatrices de l'enfance qui ne se referment jamais. Des gens très âgés et des adolescents me parlent des blessures de l'enfance avec la même intensité, la même douleur. Le temps ne guérit rien, n'efface rien. Des adolescents hurlent ou murmurent le manque d'amour, voudraient qu'on leur parle, qu'on les aime. Et des vieillards sont à jamais ces adolescents qu'on a pas su aimer. Beaucoup d'histoires tournent autour du père, de l'absence et du silence du père. L'alcool, souvent, les coups, la violence à la maison. Des filles me parlent de la souffrance de leur mère, battue, humiliée. Le père qu'on ne comprend pas, qui reste un étranger. Parfois jusqu'au bout, jusqu'à sa mort. Alors qu'on espère, jusqu'au bout, la réconciliation, les paroles d'amour et de pardon qu'on a tellement attendues, désespérement. Il ya de vieilles rivalités entre frères et sœurs, qui durent et n'en finissent pas. Parfois, c'est tout un siècle qui m'est raconté, des gens qui se savent au terme de leur vie et qui font défiler la succession des malheurs, la guerre, la perte de l'amour, les échecs, la souffrance, et, à la fin des fins, la solitude et le silence. La mort qui rôde, la mort partout. Ces rêves de vie heureuse, cet appel du bonheur, et tout qui s'effiloche, qui tombe en lambeaux. Les pires questions sont celles du suicide. Le suicide ? D'un père, d'une mère, d'un frère, d'une sœur, d'un enfant. Pourquoi ? Où a-t-on failli ? Qu'est-ce qu'on a pas vu, pas entendu ? J'ai parlé, dans mes livres, du suicide de ma sœur Agnès. Alors eux aussi m'en parlent, eux aussi me disent l'effroi, l'impuissance, ce qui ne reviendra jamais, ce qu'on ne pourra jamais comprendre.

On ne peut pas se débarrasser de ses souvenirs comme on secoue la poussière de ses souliers, avant d'entrer dans la maison. Ils sont là, quelque part, à jamais. On croit avoir oublié, on se plaint de perdre la mémoire. Mais on ne perd pas cette mémoire-là. On ne peut rien contre ces souvenirs-là. Toutes les lettres que je reçois sont hantées par la mémoire, par les souvenirs. Ceux de l'enfance, de la famille, ceux de la mort et du manque d'amour. On vit en double, avec un double de soi dans la mémoire. On vit en se cognant à des fantômes. On s'absente de soi-même, de celui qu'on est, aujourd'hui, parce qu'un autre nous convoque, de toute urgence, un petit garçon, un adolescent, qui pleure, qui se tait, qui prie. ce n'est pas hier, voilà longtemps, si longtemps. C'est aujourd'hui. C'est maintenant. Ce petit garçon, cet adolescent, c'est lui qui est là, c'est lui qui vous parle.

Chacun vit avec ses fantômes. Avec l'enfant qu'il a été. Qui le tire par la manche et l'emmène dans le jardin, au milieu des fleurs et des poules. Ou dans la nuit noire, au bord de l'effroi.

Je ne rêve pas au paradis de l'enfance. Parce que l'enfance est aussi bien un enfer qu'un paradis. J'ai vécu l'intensité du bonheur et l'intensité du malheur. La vie ne se divise pas, ne se sépare pas. Simplement, c'est le passé qui est là. C'est le passé qui tisse la vie de ses fils emmêlés.

Un jour, enfant, j'ai manqué me noyer. Je nageais dans l'étang, au milieu de la forêt de Villecartier, j'allais à la rencontre de deux de mes frères qui faisaient la traversée dans l'autre sens. Soudain, au beau milieu de l'étang, j'ai coulé à pic, d'un seul coup. Je n'ai jamais compris pourquoi. Plus de forces, plus de souffle. Je me suis senti descendre dans l'eau, vers le fond, je n'ai pas eu mal, je n'ai pas eu peur, rien qu'une sensation d'immersion, de disparition dans l'univers liquide. Voilà, c'est ainsi, un jour, on coule, on s'enfonce, on disparaît, happé par le fond, par les profondeurs. Voilà, c'est fini.

Mais on ne trie pas ses souvenirs comme on trie ses papiers. On ne fait pas le ménage dans le passé comme on fait le ménage dans son grenier. [...] Et puis on tombe sur une lettre qu'on avait pas relue depuis des années. Sur de vieilles photos. On tombe sur un dossier rempli de coupures de presse, de notes griffonnées sur le dos d'une enveloppe. On s'étonne d'avoir gardé tout ce fatras, puis on lit, on relit et on se retrouve transporté des années en arrière, on est submergé d'images, d'émotions. Non, décidément, on ne peut pas jeter. Alors, on garde, en attendant. Ce qui n'empêche pas d'avancer, laborieusement, de remplir, plus ou moins vite, le sac-poubelle. Avec les souvenirs, on ne sait pas comment faire. On ne peut ni trier ni jeter. Ce sont eux qui décident. Ils s'invitent, s'imposent, s'en vont, reviennent, transpercent le cœur ou font pleurer de bonheur.

Et pus j'ai cette photo, collée dans un album, ma sœur Agnès et ma mère au pays de Galles, sous un ciel gris, ce doit être près de Tregarth. Elles rient, elles ont l'air heureuses. C'est la première fois que ma mère vient au pays de Galles. Elle vient voir sa fille Marie-Annick, elle vient voir où elle habite, où elle vit. Ce sera aussi la dernière fois. Dans quelques mois, on découvrira son cancer. Dans quelques mois, elle sera morte. Sur son lit de mort, ses derniers mots seront pour Agnès. Elles ont l'air si heureuses, toutes les deux, sous le ciel gris du pays de Galles, elles sont si proches. J'aime regarder leur sourire, à toutes les deux, sur cette photo sans doute prise par Marie-Annick. J'ai envie de croire à leur bonheur, en cet instant volé à la nuit, à la mort. Elles ont droit au bonheur. Tout le monde a droit au bonheur.

Qu'est-ce qu'on est censé faire, avec tous nos souvenirs ? Qu'est-ce qu'on est censé comprendre, de cette vie qui se raconte dans le désordre, qui afflue par à-coups, brutalement, avec une intensité qui brûle et désempare ? Parfois, 'est trop fort, on suffoque, on perd pied, on ne sait plus ce qu'on vit. Une odeur, une simple odeur peut tout faire basculer. Une odeur qui annule le temps, qui efface les années, qui ramène à on ne sait quand, on ne sait où, jusqu'à ce qu'un visage, un paysage apparaisse, brièvement, fugitivement, imprimant le souvenir du souvenir. Oui, c'était ce jour-là, j'avais cet âge-là, mais pourquoi avais-je oublié, pourquoi tout cela me revient-il ? Un parfum d'herbes, une odeur de labour, de foin coupé, de feuilles qui brûlent, on est happé, tiré par la manche, on s'absente, on n'est plus là pour personne, on est convoqué par celui qu'on fut, ailleurs, en d'autres temps. C'est une rencontre avec celui qu'on a été, c'est un accès par effraction à notre être intime, à celui qu'on a oublié parce que la vie nous bouscule, nous égare, nous fait nous fuir nous-mêmes. Il y a tellement d'occasions de se perdre. Il y a tellement de raisons de se fermer la porte à soi-même. On prend des habitudes, on se crée un personnage. On est lâche, paresseux, on sauve sa peau. On se dit qu'on sauve sa peau. Qu'on n'a pas le choix. De toute façon, c'est trop tard. On a changé. Et on ne peut plus changer. Et puis voici que quelqu'un vous tire par la manche. C'est vous. Celui que vous étiez, que vous êtes resté, sous le masque.
Et puis parfois c'est une chanson, une simple chanson. On écoute la radio, la nuit, sur l'autoroute. On entend cette chanson, cette vieille chanson qu'on avait oubliée. Ou bien on ne l'avait pas oubliée mais ça faisait tellement longtemps qu'on ne l'avait pas entendue. Elle amène avec elle tout un flot de souvenirs, d'émotions, de sensations. Si ça se trouve, les paroles sont idiotes. Et la musique un peu niaise. C'a n'a pas tellement d'importance. Il y a simplement que sur l'autoroute, cette nuit-là, on entend cette chanson-là. On ne sait pas ce qui se passe, on ne comprend pas ce qui nous arrive, mais on est submergé, terrassé. On rejoint sa propre histoire. On se retrouve sur la bonne fréquence. C'est tout un univers qui entre, douleur, souffrance et bonheur. On n'arrive pas à démêler, c'est un bloc d'émotion qui récapitule la vie. On tremble, on frissonne, on a envie de pleurer, on a envie d'embrasser, d'être embrassé. Les mots de la chanson parlent d'amour, de rencontre ou de séparation, ils disent bêtement, simplement, qu'il pleut ou qu'il fait nuit, que c'est l'automne ou qu'un ami est mort, qu'un train s'en va ou qu'on se reverra. Ces mots et cette musique sont comme des aimants qui accrochent tout ce qui est en nous, épars et diffus, tout ce qui vient de si loin, de l'enfance, tout ce qui nous fait vivre et aimer, tous les fantômes qui nous habitent et qu'on entend, cette nuit-là, sur l'autoroute, si distinctement nous murmurer à l'oreille les paroles de consolation qu'on attendait, qu'on désespérait d'entendre. Il faut juste dire oui. Ouvrir la porte à l'étranger qui vient nous consoler.

Alain Rémond : Chaque jour est un adieu

 

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Maj 19/07/2005