Paul De Roux

Allers et retours (Ed. Gallimard - 2002)

Contraste

Le couchant enflamme une seule fenêtre
au lointain des rues, fugitive torche
quand c'est déjà le crépuscule ici,
à la terrasse du petit café où l'affluence
témoigne de la beauté du jour qui se défait
- et cependant, tout au fond du coeur,
nulle paix : une haute vague
n'a pas trouvé de rive,elle s'élève
encore et creuse des abîmes

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Libation

Lève la tête et vois les éléments
trembler avec la neige qui vole dans la pluie
quand le zinc des toits révèle
dans ses mouillures la chétive lumière :
tu liras la carte du monde dans le fouillis
de lézardes et de taches d'un mur
où tu reconnais Rossinante par les chemins
et l'hidalgo, famélique rêveur,
et tu entends les cris des sirènes
des ambulances vers la Pitié et tu voudrais
trouver encore une autre saveur au fond de ce verre
d'existence que tu regardes un instant et vides

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La rose des années

Non moins que les momies des pharaons,
que les masques d'or de Mycènes,
m'émeut ce bouton de rose désséché,
ultime bouton, qui ne s'est pas épanoui,
où la couleur est comme exténuée,
lerose aux joues de décembre, l'adieu
de tous les soleils éteints, du Nil
à Mycènes, aux collines de Bourgogne
qui portaientt ce petit nuage rose,
aujourd'hui sec, friable, dépouille
d'une princesse d'un autre règne

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Perplexité

Au sixième chiffre, il s'arrête :
"C'est beau quand même, l'amour !"
s'exclame-t-il, sur le point de faire ce numéro
qu'il ne compose plus depuis si longtemps
et qui fut chaque soir appelé :
le numéro de son amour
- et il se dit encore : "ma mémoire est-elle
plus fidèle que moi ou est-ce
mon coeur à travers ma mémoire ?"

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Stèle

Bien avant moi, bien après moi
ils voient ce pont métallique,
les arbres sous la pluie,
ils sont moi, ils sont toi,
en proie aux affres du temps,
à l'anxiété de la mort rencontrée
dans une autre vie

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Coda

Pas assez de musique dans cette vie
où tout, un jour, s'est effondré sur le piano
- quand le plancher a cédé, quand les gravats
ont chuté avec l'armoire vermoulue :
vieilles lettres, vieux habits, photos décolorées
et ce grand corps de femme qui parle encore
dans son sommeil, dans sa tête à lui,
qui ne parvient pas à comprendre les mots,
et il ne peut la charger sur ses épaules :
il sait que franchi le seuil elle ne pèserait plus
que ce que pèse la plume des oiseaux morts

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Entre les nuages

En plein jour, la lune est là,
légère comme un nuage entre les nuages blancs
et à cet instant nous le regardons l'un et l'autre
cet astre lointain, mais tu es non moins lointaine
- et je ne sais même pas où tu es, toi
dont j'ai tenu le sein dans ma main,
un astre tiède et vivant :
où es-tu et vis-tu encore ?
"On ne sait jamais", dit-on
- on ne sait rien, si ce n'est
que parfois la lune brille en plein jour

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Maj 21/03/2004