Emile VERHAEREN
(1855- 1916)

Les campagnes hallucinées (1893)

Chanson de fou

Brisez-leur pattes et vertèbres,
Chassez les rats, les rats.
Et pus versez du froment noir,
Le soir,
dans les ténèbres.

Jadis, lorsque mon coeur cassa,
Une femme le ramassa
Pour le donner aux rats.

- Brisez-leur pattes et vertèbres.

Souvent je les ai vus dans lâtre,
Tacghes d'encre parmi le plâtre,
Qui grignotient ma mort.

- Brisez-leur pattes et vertèbres.

L'un d'eux, je l'ai senti
Grimper sur moi la nuit,
Et mordre encor le fond du trou
Qui fit, dans ma poitrine,
L'arrachement de mon coeur fou.

- Brisez-leur pattes et vertèbres.

Ma tête à moi, les vents y pasent,
Les vents qui passent sous la porte,
Et les rats noirs d ehaut en bas
Peuplent ma tête morte.

- Brisez-leur pattes et vertèbres.

Car personne ne sait plus rien.
Et qu'importent le mal, le bien,
Les rats, les rtas sont là, par tas,
Dites, verserez-vous, ce soir,
Le froment noir,
A pleines mains dans les ténèbres ?

Les fièvres

La plaine, au loin, est uniforme

Les villes tentaculaires (1895)

Les promeneuses

Au long de promenoirs qui s'ouvrent sur la nuit
- Balcons de fleurs, rampes de flammes -
Des femmes en deuil de leur âme
Entrecroisent leurs pas sans bruit

Le travail de la ville et s'épuise et s'endort :
Une atmosphère éclatante et chimique
Etend au loin ses effluves sur l'or
Myriadaire d'un grand décor panoramique

Comme des clous, le gaz fixe ses diamants,
Autour de coupoles illuminées ;
Des colonnes passionnées
Tordent de la douleur au firmament.
Sur les places, des buissons de flambeaux
Versent du soufre ou du mercure
Tel coin de monument qui se mire dans l'eau
Semble un torse qui bouge en une armure.

La ville est colossale et luit comme une mer
De phares merveilleux et d'ondes électriques,
Et ses mille chemins de bars et de boutiques
Aboutissent, soudain, aux promenoirs de fer,
Où ces femmes - opale et nacre,
Satin nocturne et cheveux roux -
Avec en main des fleurs de macre,
A longs pas clairs, foulent des tapis mous.

Ce sont de très lentes marcheuses solennelles
qui se croisent, sous les minuits inquiétants,
Et se savent, - depuis quels temps ? -
Douloureuses et mutuelles.

En pleurs encor d'un trop grand deuil,
Tels yeux obstinés et hagards
Dans un nouveau destin ont rivé leurs regards,
Comme des clous dans un cercueil.

Telle bouche vers telle autre s'en est allée,
Comme deux fleurs se rencontrent sur l'eau.
Tel front semble un bandeau
Sur une pensée aveuglée.

Telle attitude est pareille toujours ;
Dans tel cerveau rien ne tressaille.
Quoique le c
œur, où le vice travaille,
Battte âprement ses tocsins sourds.

J'en sais dont les robes funèbres
Voilent de pâles souliers d'or
Et dont un serpent d'argent mord
Les longues tresses de ténèbres.

Des houx rouges de leur tourment
D'autres ont fait leurs diadèmes ;
J'en vois : des veuves d'elles-mêmes
Qui se pleurent, comme un amant.

Quand leurs rêves, la nuit, s'esseulent
Et qu'elles tiennent dans les mains
Le sort banal d'un être humain,
Elles savent ce qu'elles veulent.

Si leur peine devait finir un jour,
Elles en seraient plus tristes peut-être,
Qu'elles ne sont inconsolables d'être
Celles du taciturne amour.

Au long des promenpoirs qui dominent la nuit,
De lentes femmes,
En deuil immense de leur âme,
Entrecroisent leurs pas sans bruit.

La mort

Avec ses larges corbillards
Ornés de plumes majuscules,
Par les matins, dans les brouillards,
La mort circule.

Parée et noire et opulente,
Tambours voilés, musiques lentes,
Avec ses larges corbillards,
Flanqués de quatre lampadaires,
La Mort s'étale et s'exagère.

Pareils aux nocturnes trésors,
Les gros cercueils écussonnés
- Larmes d'argent et blasons d'or -
Ecoutent l'heure éclatante des glas
Que les cloches jettent là-bas :
L'heure qui tombe, avec des bonds
Et des sanglots, sur les maisons,
L'heure qui meurt sur les demeures,
Avec des bonds et des sanglots de plomb.

Parée et noire et opulente,
Au cri des orgues violentes
Qui la célèbrent,
La mort tout en ténèbres
Règne, comme une idole assise,
Sous la coupole des églises.

Des feux, tordus comme des hydres,
Se hérissent, autour d'un catafalque immense,
Où des anges, tenant des faux et des clepsydres,
Dressent leur véhémence,
Clairons dardés, vers le néant.

Le vide en est grandi sous le transept béant ;
De hautes voix d'enfants
Jettent vers les miséricordes
Des cris tordus comme des cordes,
Tandis que de vieilles murailles
Montent, comme des linceuls blancs,
Autour du bloc formidable et branlant
De ces massives funérailles.

Drapée en noir et familière,
La Mort s'en va le long des rues
Longues et linéaires.

Drapée en noir, comme le soir,
La vieille Mort agressive et bourrue
S'en va par les quartiers
Des boutiques et des métiers,
En carrosse qui se rehausse
De gros lambris exorbitants,
Couleur d'usure et d'ancien temps.

Drapée en noir, la Mort
Cassant, entre ses mains, le sort
Des gens méticuleux et réfléchis
Qui s'exténuent, en leur logis,
Vainement, à faire fortune,
La Mort soudaine et importune
Les met en ordre dans leurs bières
Comme en des cases régulières.

Et les cloches sonnent péniblement
Un malheureux enterrement,
Sur le défunt que l'on trimballe,
Par les églises colossales,
Vers un coin d'ombre, où quelques cierges,
Pauvres flammes, brûlent devant la Vierge.

Vêtue en noir et besogneuse,
La Mort gagne jusqu'aux faubourgs,
En chariot branlant et lourd,
Avec de vieilles haridelles
Qu'elle flagelle
Chaque matin, vers quels destins ?
Vêtue en noir,
La Mort enjambe le trottoir
Et l'égoût pâle, où se mirent les bornes,
Qui vont là-bas, une à une, vers les champs mornes ;
Et leste et rude et dédaigneuse
Gagne les escaliers et s'arrête sur les paliers
Où l'on entend pleurer et sangloter,
Derrière la porte entr'ouverte,
Des gens laissant l'espoir tomber,
Inerte.

Et dans la pluie indéfinie,
Une petite église de banlieue,
Très maigrement, tinte un adieu,
Sur la bière de sapin blanc
Qui se rapproche, avec des gens dolents,
Par les routes, silencieusement.

Telle la Mort journalière et logique
Qui fait son o
œuvre et la marque de croix
Et d'adieux mornes et de voix
Criant vers l'inconnu les espoirs liturgiques.

Mais d'autes fois, c'est la Mort grande et sa légende,
Avec son aile au loin ramante,
Vers les villes de l'épouvante.

Un ciel étrange et roux brûle la terre moite ;
Des tours noires s'étirent droites
Telles des bras, dans la terreur des crépuscules ;
Les nuits tombent comme épaissies,
Les nuits lourdes, les nuits moisies,
Où, dans l'air gras et la chaleur rancie,
Tombereaux pleins, la Mort circule.

Ample et géante comme l'ombre,
Du haut en bas des maisons sombres,
On l'écoute glisser, rapide et haletante.
La peur du jour qui vient, la peur de toute attente,
La peur de tout instant qui se décoche,
Persécute les c
œurs, partout,
Et redresse, soudain, en leur sueur, debout,
Ceux qui, vers le minuit, songent au matin proche.

Les hôpitaux gonflés de maladies,
Avec les yeux fiévreux de leurs fenêtres rouges,
Regardent le ciel trouble, où rien ne bouge
Ni ne répond aux détresses grandies.

Les égoûts roulent le poison
Et les acides et les chlores,
Couleur de nacre et de phosphore,
Vainement tuent sa floraison.

De gros bourdons résonnent
Pour tout le monde, pour personne ;
Les églises barricadent leurs seuils,
Devant la masse des cercueils.

Et l'on entend, en galops éperdus,
La mort passer et les bières que l'on transporte
Aux nécropoles, dont les portes,
Ni nuit ni jour, ne ferment plus.

Tragique et noire et légendaire,
Les pieds gluants, les gestes fous,
La Mort balaie en un grand trou
La ville entière au cimetière.

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Maj 05/04/2005