Louis PAUWELS

Dix ans de silence ( Ed. Grasset- 1989 )

Lucie

L'amour gelé comme le lierre
Finit par fendre la pierre
Est-ce mon âge ou Dieu qui me rend ces années
Ou du moins l'enveloppement
Triste et musical du soleil d'hiver en banlieue ?
Elle me disait : remonte ton épaule gauche
Elle me disait : ne fume pas tant
Elle me disait : tu te détournes en m'embrassant
Ce c
œur maintenant poussière
Depuis quarante ans sous une tombe oubliée
Pèse à mon c
œur son poids de plomb
De temps en temps

L'odeur des trèfles chauds sur le trottoir
Le bruit des brocs et de la pompe allée des Roses
La tranchée de glaise avenue Alsace-Lorraine
Les pauvres fleurs blanches des pommes de terre
Je me suis toujours retenu d'écarter de ma mémoire
Les lèvres des blessures de ma mémoire
Pour que j'écrive ils m'ont donné leur chambre
Je le découvre aujourd'hui vieux
Ayant déjà vécu beaucoup plus longtemps qu'elle
Qu'elle dont mes enfants ne savent presque rien
Leur disque dont je me souviens
Est
Si l'amour avait des ailes
Chanté par Ninon Vallin

Pour que j'écrive ils m'ont donné leur chambre
Et je veillais en Rimbaud et aux Indes
Si l'amour avait des ailes
Les pauvres lui font un lit-cage
La nationale sept mène à des pays bleus
Qui n'ont jamais récompensé leurs yeux
Cinq heures du matin route de Juvisy
Et trois cent soixante cinq marches
Autant que les jours de l'année
Jusqu'à la gare
C'était avant les congés payés
Nous nous lavions dans la cuisine
Quand les dîneurs évoquent leur jeunesse
Je me dérobe à la conversation
Le pavillon se nommait Mélusine
Je parle d'une autre noblesse

Amour chardon séché amour éteinte étoile
Amour ratatiné amour qui mit les voiles
Amour qu'on saisira si l'on rouvre les mains

Quand j'entrais dans la salle
Tu te soulevais brusquement
Entre les deux planches qu'on met au lit des folles
Tes doigts crochetaient l'air
Comme un fil au bout duquel j'étais
Et je marchais vers toi fuyant
Tes yeux chancelaient sous leur taie
Je me penchais. Ton attente finie
Tu reposes. Tes mains pendues
Aux veines se rendorment sur le dos dépliées.
Et puis reprenant force tu t'accroches à mon cou
Les os de l'intérieur de tes bras me font mal
Tu me cries à l'oreille en soufflant
Elle me disait : mais sois content, mais sois content
Il t'arrive une chose magnifique
Pauvre engloutie
Pour qui les tambours voilés sont des lyres
Elle vogue noyée en délire
Sur une Méditérannée d'argent liquide
Elle m'avait souvent dit :
Tu as une bonne étoile
Tout à coup elle dort je pleure en lui tournant le dos
Dehors les s
œurs font leurs cent pas de vieux anges
Sur le gravier entre des fleurs orange
Sous les valses calmes des jets d'eau

Le dernier jour je passe une éponge imbibée
Sur tes poignets tes tempes et tes lèvres
Une dernière fois éveillée
Pour me dire : mais sois content
L'été descend des collines de Sèvres
Un feu d'herbe craque on l'entend
J'entends aussi quelques oiseaux
Sur le balcon d'en face un enfant
Récite le loup et l'agneau
Ce c
œur maintenant poussière
Depuis quarante ans sous une tombe oubliée
Pèse à mon c
œur son poids de plomb
De temps en temps
Elle me disait tu te détournes en m'embrassant
Amour chardon séché amour éteinte étoile
Amour ratatiné amour qui mit les voiles
Amour qu'on saisira si l'on rouvre les mains

 

Nefta

Le vieux compose des poèmes à sa mère
Il a perdu la foudre et terminé sa guerre
Le lait qu'on a sucé se répand dans le suaire

Aux abords de Nefta s'ensable un cimetière
Des stelles pas un nom une vasque de pierre
Pour garder aux oiseaux les ondées passagères

Désert tombes pour l'eau qui voyez se défaire
Son
œuvre et ses désirs rendez au vieux sa mère
Enfin c'est abreuver les autres qu'il préfère

 

Dicté dans l'endormissement

I

Qui croit
Ce que croit
Le roi ?
Ni sa femme
Ni son âme
Ni même
Son chien
Ni moi
On est trois
Pour le moins
A ne pas croire un seul instant
A ce que croit
Le roi
Et le roi
Qui croit
Avec effroi
Ce que croit
Le roi
Le roi
Boit

A quoi donc croient
Ceux qui ne croient
A rien ?

III

Rose
Axe
Leste
Je meurs
Rosace
Si tu
Déplaces
L'axe

Rose
Vertu
Je meurs
Du leurre
Qui reste

 

Jeanne

Celle qu'on dit Jeanne la dure
Et qui ressemble à un pauvre homme
Fut jolie
Trop de malheurs expliquent en somme
Sa folie
Disent les gens
Ses mains rouges sont les vieux gants
Des jolies mains qu'elle eut
Elle est veuve et elle a perdu
Ses deux fils il y a longtemps

Celle qu'on dit au mauvais œil
Coupe du bois dans la journée
Tous ses arbres et ses années
Sans larmes sans plainte sans deuil

J'en connais d'autres que la Jeanne
Des Marie des douleurs
Plus chargées de chagrin qu'un âne
Sans confidences et sans pleurs
Lourdes rondes et rêches
Dans le centre de leur douleur
Comme le noyau dans la pêche

Le beau jour baisse à la fenêtre
Les femmes ont cessé de moudre
La voix de la meule s'est tue
Nous survivons à ne plus être
Noires dérisoire têtues

Dieu qui nous avez conçues closes
Et qui nous avez refermées
Avec de la terre où reposent
Les pauvres qui nous ont aimées
Le sang nous coule au c
œur en poudre

Le cœur pour rien que plus rien n'use
Le c
œur cadavre qu'elles portent
Mécaniques folles recluses
Energiques d'être aussi mortes
Demi mortes presque enthousiastes

Mémoire et raison en allées
Jeanne plus seule qu'esseulée
Plus loin que le consentement
Que savons-nous humainement
De cette s
œur de l'Ecclésiaste
Qui glace la pitié des gens

Et pourtant c'est pitié la nuit
Celle qu'on dit Jeanne la dure
Jeanne qui fut jolie
Pleure en dormant

 

Rêve du réveil

Ce champ avec l'étang le saule est sur mon lit
Un épervier planant des vaches endormies
Une chauve-souris sous ses ailes de cuir
Et moi désenchanté je me rendors pour fuir
Les arrière-pensées qui m'ont rendu la vie
J'ai gravé sur ma main et sur l'arbre entaillé
Les prénoms ténébreux de ceux qui sont partis
La roue tourne à l'envers je me tourne et tout fuit

 

Hôpital

L'huîtrier pie en habit noir et bottes rouges
Assistait à mon bain dans la mer au lever
Sur une île en Norvège
Un sale tourterelle fait son marché de miettes
Sur mon balcon de Beaulieu
Sardines dans le ciel les mouettes autour des crevettiers
Au large un matin d'automne à Trouville mer étale bleu acier
Une petite lanterne dans du velours Moyen Age
Le rouge-gorge dans le prunus
Un congrès de merlettes sur la pelouse du Mesnil
Oiseaux que Dieu père en passant lance à poignées
Quelle beauté mon Dieu adieu semences
Je suis fort mais la peur de ma mort me déchire
Des blouses techniciennes
M'enfoncent dans le corps la sonde
Quand verrai-je ma fin du monde ?
Que votre volonté soit faite et non la mienne
Mais je voudrais semer des oiseaux dans ceux que j'aime
Et qu'ils ne souffrent pas quand je m'endormirai

 

Mort

Fils noble pauvre fils sans demeure
Ne crains pas ton vide
Ne crains ni les couteaux ni les grands vents
Rien ne déchire ou n'emporte le vide
Fils noble pauvre fils sans demeure
Sorti de soi du monde errant
Parmi les cailloux noirs et blancs
Invisibles les cris d'ombres de gueules
Et rien où reposer
N'aie pas peur de ton vide
Et si
Tu ne sais méditer
Du moins pense au Compatissant
Rappelle-toi enfant redis
Ta première parole au Juste Roi des Morts

 

Ailleurs

Cet homme disait j'ai
Trop d'années pour mon âge
Quand mourut son projet
D'exister sans dommage

Il couvait l'œuf de mort
Par là entre ses cuisses
Et l'apprit sans qu'on puisse
L'éloigner du noir port

Mort où est ta victoire
Entre angoisse et oubli
La nuit parfois la gloire
De Dieu me touche au lit
Et dans mes mains ouvertes
Arrive son rayon
Puis la peur qui est verte
M'attache son baîllon

Nous voilà en Asie
Dont j'ai rêvé jeune homme
Cendres et Gange comme
Toute la poésie

Elevé

Une douceur si triste
L'amour de qui s'éloigne
Et trouve en fin de liste
La bleue mort qui le soigne

Le préposé archange
Aura sonné deux fois
La deuxième me change
En mi-mort et mi-foi

Que de gains dans ce que je perds
La force qui me rendait sourd
Le sexe qui gênait l'amour
Et moi qui voilais ma lumière

 

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Maj 24/08/2004