Tahar Ben Jelloun

La remontée des cendres

Autre voix :

Et moi
je refuse la prière de l'absent
la gloire posthume et la rose d'argile
je ne suis ni soldat ni martyr
je suis cordonnier et j'ai oublié mon nom
je suis artisan et j'aime les chansons d'amour
j'aime le miel et l'huile d'olive
j'aime l'araq et la fleur d'oranger
je suis petit dans ma rue
je suis petit dans la vie
et là je n'ai plus de sang à verser
je n'ai plus faim ni soif
j'ai un peu froid
et je n'ai plus de larmes à retenir

[...]

Le soldat brisé par la faim
n'a plus de corps à nourrir.
Il dort à présent
le visage effacé par les flammes.
Il coule dans le fleuve comme une mémoire qui rejoint la mer.

[...]

Voile et linceul sont tombés en douceur
pour la paix éternelle.
Corps emmitouflés dans le silence
et sourires suspendus comme un rêve pris en photo.
On a coupé le souffle en saupoudrant la vie endormie.

[...]

J'arpente l'abîme.
Je descends. Je suis suspendu.
Les cendres fument encore. Elles montent, m'enveloppent puis retombent,
poussière grise qui fait de mon corps un sablier.
Je suis friable. Je suis une vieille roche délaissée.
Je suis sable et temps.
Je suis sans visage.
Je nourris la terre et verse mes paroles dans le sang de la terre.
J'irrigue les racines d'arbre au printemps tardif.
Je compte les jours et les morts pendant que des hommes transportent leur maison sur le dos.

 

Non identifiés

10 avril 1983

Empreinte sur le mur
la main trempée dans l'encre noire est illisible.
La ligne de la vie ne croise plus le chemin de l'amour.
La ligne de la chance a rencontré les sentiers de la mort.
Les syllabes du malheur sont ouvertes
le soleil les a posées sur les visages du sommeil
à Borj El Barajneh.

Iyâd Râdi Janajarâ

20 décembre 1988
À Naplouse
après les blessures
la mort s'est glissée dans la cdouceur des mots
et le ciel a dépêché une prière
calme et sereine.
Elle s'est posée, précise sur un corps fondu dans l'argile.
Il avait vingt et un ans.et venait de Tallûzâ

1.
Les jours éteints sont faits de silence :
l'ombre muette d'un regard déterrant la pierre se pose ;
elle s'étale et retient la main lourde de l'hiver.
Sur cette table : une saison, une forêt et le village qui descend vers la rivière.

2.
Le corps est suspendu
car le mur blanc est un ciel peint
l'ombre est dans une vieille gabardine.
l'homme repose à la limite de l'abîme
les mots le bousculent et défont le miroir :
c'est le temps des solitudes qui tombe.

3.
Une plante odorante et sauvage pousse là-bas
entre la stèle et le souvenir
dire le jour du funambule aux pieds légers
dire l'amour aux bras immenses que tend l'arbre au ciel
dire la neige qui ferme les paupières de ce corps oublié
face à la lumière nue
immobile

4.
Est-ce l'arbre ou l'infamie des longues insomnies qui se penche pour épeler les déchirures du temps ?
Une parole chute lentement dans une tombe où s'accumulent les matins de crépuscule.
Ce corps éternel
est une rive qui avance : la mer est là, à ses pieds.

5.
Quand un homme se souvient
les yeux se ferment pour suivre le sable des mots.
Sur le front
des siècles sont dispersés par la lumière pressée de laver le ciel et de retourner dans une cascade d'eau.

6.
Ni le citronnier, ni l'absinthe, ni la nuit, mais l'absence :
une robe mouillée posée sur un banc de pierers blanches ;
c'est la mémoire des mains séparées de la terre et du visage :
et la terre est un visage
et l'arbre est une voix
et le manteau un ciel lavé de ses nues.

7.
Une statue faite de mots a mis du bleu sur un carré de ciel vêtu de blanc.
Les hommes ne parlent plus.
Ils regardent le ciel s'éloigner.
Le jour, comme l'enfant, repose sur leurs épaules.
Le silence puis le rire.
Leur patrie n'a pas de rides
elle a un front immense où courent les gamins pieds nus.
La lune déploie ses rêves transparents.
Aujourd'hui aucune balle n'a atteint ces corps dansants.

8.
Quelle trace d'absence dans les gestes de ces mains qui ont remué les pierers à l'entrée du cimetière !
Elles ont dispersé des syllabes et des ruisseaux, des chants et des chiffres, des nuages et des regards.
Obstinée,
la lueur descend l'escalier du temps.
Et à chaque corps, elle donne le pain et le nom.

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Maj 27/11/2004