Louis Aragon

Recuiel : Les yeux d'Elsa

Les nuits

La nuit de Mai

Les spectres évitaient la route où j'ai passé
Mais la brume des champs trahissait leur haleine
La nuit se fit légère au-dessus de la plaine
Quand nous eûmes laissé les murs de La Bassée

Un feu de ferme flambe au fond de ce désert
Aux herbes des fossés s'accroupit le silence
Un aéro dit son rosaire et te balance
Une fusée au-dessus d'Ablain Saint-Nazaire

Les spectres égarés brouillent leurs propres traces
Les pas cent fois refaits harassent leur raison
Des panaches de peur montent à l'horizon
Sur les maisons d'Arras en proie aux chars Arras

Interférences des deux guerres je vous vois
Voici la nécropole et voici la colline
Ici la nuit s'ajoute à la nuit orpheline
Aux ombres d'aujourd'hui les ombres d'autrefois

Nous qui rêvions si bien dans l'herbe sans couronnes
La terre un trou la date et le nom sans ci-gît
Va-t-il falloir renaître à vos mythologies
On n'entend plus pourtant grincer les cicerones

Ô revenants bleus de Vimy vingt ans après
Morts à demi Je suis le chemin d'aube hélice
Qui tourne autour de l'obélisque et je me risque
Où vous errez Malendormis Malenterrés

Panorama du souvenir Assez souffert
Ah c'est fini Repos Qui de vous cria Non
Au bruit du canon retrouvé Faux Trianon
D'un vrai calvaire à blanches croix et tapis vert

Les vivants et les morts se ressemblent s'ils tremblent
Les vivants sont des morts qui dorment dans leurs lits
Cette nuit les vivants sont désensevelis
Et les morts réveillés tremblent et leur ressemblent

A-t-il fait nuit si parfaitement nuit jamais
Où sont partis Musset ta muse et tes hantises
Il flotte quelque part un parfum de cytises
C'est mil neuf cent quarante et c'est la nuit de Mai

La nuit de Dunkerque
(extrait)

Le lierre de tes bras à ce monde me lie,
Je ne peux pas mourir Celui qui meurt oublie

Je me souviens des yeux de ceux qui s'embarquèrent
Qui pourrait oublier son amour à Dunkerque

Je ne peux pas dormir à cause des fusées
Qui pourrait oublier l'alcool qui l'a grisé

Les soldats ont creusé des trous grandeur nature
Et semblent essayer l'ombre des sépultures

Visages de cailloux Postures de déments
Leur sommeil a toujours l'air d'un pressentiment

Les parfums du printemps le sableles ignore
Voici mourir le Mai dans les dunes du Nord

Les larmes se ressemblent
(extrait)

Qui peut dire où la mémoire commence
Qui peut dire où le temps présent finit
Où le passé rejoindra la romance
Où le maheur n'est qu'un papier jauni

Les plaintes

Plainte pour la mort de Madame Vittoria Colonna marquise de Pescaire

Qu'il m'est doux de dormir le songe de la pierre
Le sommeil est profond qui berce les statues
Quand le siècle est infâme à fermer les paupières
Non-voir et non-sentir deviennent des vertus
Chut Ne m'éveille pas Baisse la voix veux-tu

Qui parle dans la chambre où la mort fait silence
Ce n'est pas le sculpteur immobile et rêvant
N'avais-je assez souffert de la fin de Florence
Madame et fallait-il que je vous voie avant
Michel-Ange ayant moi devant le Dieu vivant

Je suis jaloux de Lui comme des fleurs légères
Que tu mêlais parfois à tes cheveux dorés
J'ai pleuré si souvent dans la Rome étrangère
Ecole de l'exil pour l'amour séparé
Le malheur pour lequel je vais demain pleurer

Ma victoire aux yeux clos que l'éternité farde
Toi que mes bras au grand jamais n'enlaceront
J'ai frôlé ta main froide et pour toujours je garde
Le regret de n'avoir osé toucher ton front
Ô terrible désir que plus rien n'interrompt

Madame Colonna sur le lit à colonnes
Vous changez de visage à ce jour déchirant
Et la nuit des tombeaux finalement vous donne
Les traits que j'ai donnés chapelle Saint-Laurent
A cette nuit qui rêve un monde différent

Amour n'auras-tu pas pitié de mon grand âge
Amour assez longtemps ne m'as-tu point haï
Amour dans le cercueil aime-t-on davantage
Rien ne pourra calmer ce pauvre
cœur vieilli
Et ni d'avoir perdu Victoire et mon pays

Plainte pour le grand descort de France

S'il se pouvait un chœur de violes voilées
S'il se pouvait un c
œur que rien n'aurait vieilli
Pour dire le descort et l'amour du pays
S'il se pouvait encore une nuit étoilée
S'il se pouvait encore

Une nuit de beau temps met les ombres d'accord
Comme l'aveugle tend les cordes sans connaître
L'instrument ni le ton du ciel à la fenêtre
Ah si tu veux chantons dans ce triste décor
Ah si tu veux chantons

Je reprends le même air Amour ô Phlogiston
Que le vieillard Homère avec ses yeux fermés
Disait au monde sourd lui qui n'a pas aimé
Comme il faisait grand jour alors qu'en savait-on
Comme il faisait grand jour

Les femmes ont perdu l'image de l'amour
Dans leurs yeux défendus par des paupières Parme
Mais dimanche ou jeudi c'est tout un pour les larmes
Dans l'amour que je dis descend l'ombre des tours
Dans l'amour que je dis

L'ombre des tours qui tourne au cadran d'incendie
Sur le pavé des cours noires de la prison
Inscrit la ronde terne et lente des saisons
Ici le temps lanterne ici la mort mendie
Ici le temps lanterne

Comparer le bagnard ou le fou qu'on interne
Et le c
œur qui saigna dans sa geôle de chair
Sait-il aux prisonniers parler sa langue d'air
Le ciel qui s'est baigné dans l'eau d'une citerne
Le ciel qui s'est baigné

Est-il assez grand deuil pour que vous reveniez
La mémoire s'effeuille au vent des derniers froids
Comme un épouvantail avec les bras en croix
L'oubli courbe sa paille aux doigts bruns des vanniers
L'oubli courbe sa paille

Les mois passent L'émoi passe et le c
œur déraille
Mais le printemps pour moi murmurera toujours
Les mots d'un autre Mai parmi les mots d'amour
Je n'oublierai jamais pour ses fleurs la muraille
Je n'oublierai jamais
Les morts du mois de Mai

Contre la poésie pure

Fontaine aux oiseaux fontaine profonde
Fontaine froide ainsi que les eaux sans amour
On y vient par les airs des quatre coins du monde
Jouer dans l'eau légère et la lumière blonde
Qui vous font oublier le jour

Fontaine aux oiseaux fontaine démente
Fraîche comme la mort le mensonge et le miel
Le songe de la sauge et le parfum des menthes
Dégriment du soleil dégrisent des tourmentes
Les pèlerins ailés du ciel

Le passereau le merle et la mésange
Le paon le rouge-gorge et le chardonneret
Y donnent un concert que les grands cerfs dérangent
Et que jalousement dans leurs ailes les anges
Surveillent du toit des forêts

On n'y voit jamais rétive
L'aronde toute noire et son gorgerin clair
Andromaque du vent de soi-même captive
Ce doux refus ailé qui se déprend et prive
L'eau de son reflet d'air

D'un Cid oiseau chère et folle Chimène
Crains-tu de l'oublier dans l'eau froide à plaisir
Ce deuil aérien que partout tu promènes
Aronde que j'adore inhumaine inhumaine
Qui n'as pas voulu me choisir

Au disparu pourquoi rester fidèle
J'ai des ailes aussi comme ton paysan
Ô veuve blanche et noire Au fond des asphodèles
L'aigle fait rossignol chante pour l'hirondelle
Un long minuit de ver-luisant

Je ne crois pas à tes métamorphoses
Je ne veux de plaisir que ceux de mon malheur
C'est trop d'un rameau vert sur l'arbre où je me pose
Je m'enfuirais d'un pré pour une seule rose
C'est une insulte qu'une fleur

Où qu'elle soit je troublerai l'eau pure
Si tu me tends le feu je souffle et je l'éteins
Si tu me tends ton c
œur je le jette aux ordures
Ah que le jour me blesse ah que la nuit me dure
Jusqu'aux fantômes du matin

Un vieil Hector faisait une Andromaque
Un pauvre Cid Chimène et ce grand bruit du sort
Me comparer à ces forains dans leur baraque
Compte si tu peux les étoiles du lac
Je pleure tout un ciel de morts

Fontaine du rêve où meurt la mémoire
Où tournent les couleurs du beau monde volant
Doux mentir de tes eaux poésie ô miroir
Fable entre les roseaux les oiseaux vont y boire
Excepté l'oiseau noir et blanc

Si l'oiseau blessé la source méprise
Cette aronde est mon c
œur et qui la va chassant
Qu'il assure sa fronde et sache qu'il me vise
Pour avoir préférant la vie à la feintise
Préféré le sang à l'encens

Lancelot
(extrait)

Puisque vivre n'a su me saouler de la vie
Et qu'on est pas pas tué d'une grande douleur
Préparez les couteaux Voici le rémouleur
François le roi François n'est pas mort à Pavie

Souffrir n'a pas de fin si ce n'est la souffrance
Qui s'engendre et se meurt comme un phénix navré
Ses feux embraseront ce monde à réméré
La cendre en gardera le parfum de la France

Cantique à Elsa

1- Cantique à Elsa
(extrait)

Buissons quotidiens à quoi nous nous griffâmes
Leur vie aura passé comme un air entêtant
Jamais rassasié de ces yeux qui m'affament
Mon ciel mon désespoir ma femme
Treize ans j'aurai guetté ton silence chantant

Comme le coquillage enregistre la mer
Grisant mon coeur treize ans treize hivers treize étés
J'aurai tremblé treize ans sur le seuil des chimères
Treize ans d'une peur douce-amère
Et treize ans conjuré des périls inventés

Ô mon enfant le temps n'est pas à notre taille
Que mille et une nuits sont peu pour des amants
Treize ans c'est comme un jour et c'est un feu de paille
Qui brûle à nos pieds maille à maille
Le tapis magique de notre isolement

2- Les belles
(extrait)

Oui deux soeurs qu'uniront ici mes stratagèmes
Et Lili faite comme toi pour les chansons
Ecoute à tout jamais son poète que j'aime
Mort un beau soir sur son poème
Que les enfants perdus chantent à leur façon

Mais ne reparlons plus de ce qui te chagrine
Une étoile de glace a perlé sur ta joue
Les pleurs de l'Empyrée ont l'air d'aigues-marines
Et les sanglots de ta poitrine
Tournent au fond du ciel un désespoir de roues

Vous qui nous survivez comme à l'avare l'or
Vous à qui l'homme voue un culte de dulie
Dites à mon amour qu'il ne se peut forclore
Elvire Hélène Lili Laure
Et portez-la parée à sa périhélie

5- Le regard de Rancé

Comme autour de la lampe un concert de moustiques
Vers le plafond spirale et la flamme convoie
Du fin fond du malheur où reprend ce cantique
Dans un fandango fantastique
Un ch
œur dansant s'élève et répond à ta voix

Ce sont tous les amants qui crurent l'existence
Pareille au seul amour qu'ils avaient ressenti
Jusqu'au temps qu'un poignard l'exil ou la potence
Comme un dernier vers à la stance
Vienne à leur c
œur dément apporter démenti

Si toute passion puise dans sa défaite
Sa grandeur sa légende et l'immortalité
Le jour de son martyre est celui de sa fête
Et la courbe en sera parfaite
A la façon d'un sein qui n'a pas allaité

Toujours les mêmes mots à la fin des romances
Comme les mêmes mots les avaient commencées
Le même cerne aux yeux dit une peine immense
Comme il avait dit la démence
Et l'éternelle histoire est celle de Rancé

Saoulé par le grand air il quitte ses domaines
Ayant fait bonne chasse et plus heureux qu'un roi
Son cheval et l'amour comme un fou le ramènent
Après une longue semaine
A la rue des Fossés Saint-Germain l'Auxerrois

Il voit déjà les longs cheveux et les yeux tendres
De Madame la Duchesse de Montbazon
Il la voit il l'entend ou du moins croit l'entendre
Qui se plaint de toujours attendre
Et lui tend ses bras nus plus beaux que de raison

L'escalier dérobé la porte et c'est l'alcôve
Les rideaux mal tirés par des doigts négligents
Il reconnaît ces yeux que souffrir a fait mauves
Cette bouche et ces boucles fauves
Cette tête coupée au bord d'un plat d'argent

Aveugles chirurgiens qui déchirent les roses
Les embaumeurs entre eux parlent d'anatomie
Autour du lit profond où le beau corps repose
Qui y trouve son apothéose
Comme le pain rompu la blancheur de sa mie

Au cloître que Rancé maintenant disparaisse
Il n'a de prix pour nous que dans ce seul moment
Et dans ce seul regard qu'il jette à sa maîtresse
Qui contient toutes les détresses
Le feu du ciel volé brûle éternellement

Ce moment de Rancé sur le seuil de la chambre
Qui ne l'a fût-ce un soir vaguement éprouvé
Et senti le frisson glacé comme un décembre
Envahir son c
œur et ses membres
A-t-il aimé vraiment a-t-il vraiment rêvé

Un soir j'ai cru te perdre et chez nous dans les glaces
Je lisais les reflets des bonheurs disparus
Ici tu t'asseyais c'était ici ta place
De vivre étais-tu donc si lasse
On entendait siffler un passant dans la rue

Un soir j'ai cru te perdre et de ce soir je garde
Le pathétique espoir d'un miracle incessant
Mais la peur est entrée en moi comme une écharde
Il me semble que je retarde
A tenir ton poignet la fuite de ton sang

Un soir j'ai cru te perdre Elsa mon immortelle
Ce soir mortel pour moi jamais n'a pris de fin
Nuit d'un Vendredi-Saint que tes grands yeux constellent
La mort comme la vie a-t-elle
La saveur de l'ivresse ô mon verre de vin

Cauchemar renaissant souvenir tyrannique
Il éveille en mon c
œur des accords souterrains
Il déchaîne à l'écho tout un jeu d'harmoniques
D'autres soirs et d'autres paniques
Les couplets interdits dont il est le refrain

Le beau corps déchiré gisait dans sa demeure
On entendait pleurer tout bas dans les fossés
On entendait parler tout haut les embaumeurs
Mon pays faut-il que tu meures
Et tout un peuple avait le regard de Rancé

Tu vivras Nous voici de retour de la chasse
C'est assez de sanglots emplir notre logis
Ils ont voulu pourtant que nos mains te touchassent
Ô Sainte déjà dans ta châsse
Ecartez-vous de moi Démons Analogies

Le deuil est dans mon sein comme un renard je cache
Dites si vous voulez qu'il n'est pas de saison
Le sens de ma chanson qu'importe qu'on le sache
Puisque règne aujourd'hui la hache
Que venez-vous parler au nom de la raison

 

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Maj 20/03/2005