Ouvrage collectif : Premières fois ( Ed. Radio France - 2003 )

Emmanuelle : La cicatrice

Isabelle : Le ventre vide

Michèle : Le portait volé

 

 

Emmanuelle : La cicatrice

Au bas de mon ventre, une cicatrice. Je la garderai toute ma vie. Je le sais. Cette trace sur mon corps est si petite. Et par elle, pourtant, est arrivée au monde ma grandeur à moi. Par elle aussi, j'ai compris la fragilité de la vie et la démesure d'un amour. Dans un état de grâce profond, j'ai mis au monde, il y a quelques mois, une petite fille. La mienne. La seule, l'unique. Une petite Lou belle comme le soleil, amoureusement rêvée et construite par son papa et sa maman. Lou a ronronné doucement dans le ventre de sa maman et a été délicatement bercée par les caresses de son papa. Durant neuf mois, main dans la main, nous nous sommes laissé porter par la douceur d'exister et de faire exister.
Pendant sa lente et belle ascension vers nous, petite Lou a vogué tranquillement dans des eaux empreintes d'amour fou. L'amour d'un homme et d'une femme qui se sont trouvés, un jour solaire, alors que sept mille kilomètres les séparaient. Cet enfant, nous l'avons espéré. Et nous la rêvions libre. Elle a choisi de l'être totalement. Une certaine nuit d'été, il y a encore si peu de lunes, j'ai laissé pour toujours aux autres l'innocence. J'ai perdu la mienne parce que ma fille a dit non. Dans un vol d'oiseaux merveilleux, elle a préféré à tout jamais le ventre de sa maman et les murmures de son papa au monde des hommes. Elle nous a attendus quelques jours, le temps de nous dire ses secrets d'Ange, le temps que, dans nos bras, elle s'envole.
Digne messagère de l'amour, à l'image de son papa québécois et de sa maman française qu'un océan n'a jamais freinés, dans son merveilleux passage, Lou a laissé une lumière... Cette lumière éternelle qui, malgré cette déchirure gravée pour toujours au fond de nous, éclaire à tout jamais nos vies d'aujourd'hui et nos espoirs de demain.

 

Isabelle : Le ventre vide

Il y a quelques heures encore, j'entendais le dehors, ce dehors tourbillonant, virevoltant, porteur de sons, d'images de vie en transparence. Depus cette fin de matinée, je ne perçois plus qu'un immense brouhaha englobant. Il y a quelques heures encore, je courais après tes borborygmes. J'attendais que tinte à l'oreille l'écho de petits battements. Le crépuscule s'annonce. Je referme ma coquille. Le vide m'enceint. Ton écrin s'est dissous en lambeaux sanguinolents. Inéffable désert. Désarroi sous la mère. Les genoux repliés sous ma poitrine, j'écoute l'absence. Mes entrailles se sont tues. Elles ne battent plus. Tu es parti, je l'ai compris, je l'ai senti, je l'ai admis. Je sais que le printemps n'accueillera pas ton premier rayonnement. Tu as passé ton chemin comme je passerai mon silence. Je reviendrai dans l'instant, je reviens dans l'instant, attentive au bruit du monde qui ne cessera de renaître pour autant.

 

Michèle : Le portait volé

Ce sont seulement les photos de ma mère qui tombent dans l'oubli.
Alors je crie.
Je crie encore, très fort. Mon ours gît par terre maintenant, face au sol, et mes deux pieds sont sur le carreau blanc, blanc comme le brouillard, celui où l'on se perd à jamais, sans trace ni balise. Mon père se retourne, les yeux rougis. Il y a devant lui, sur la table, des photos où l'image de ma mère a été soigneusement découpée, ne laissant sur les clichés mutilés qu'une petite fille qui se penche vers un vide, sourit à une forme absente ou tend sa main vers celle qui, peut-être, lui ouvrait les bras...
Mon père vient de découper mon enfance. Avec ses grands ciseaux, il a tout mis à la poubelle, les sourires, les câlins et les bisous, les bougies d'anniversaire et les fêtes costumées.
A mon cri, il se retourne. Il se précipite vers moi, me prend dans ses bras, me caresse les cheveux longuement et murmure d'une voix brouillée : "Sois forte, petite !" Je sens ses larmes qui mouillent ma chemise. C'est sûr, il cache ses larmes, mon père, il cache sa peine et toutes les photos pleines de bonheur. Un homme ne doit pas pleurer. Par-dessus son épaule, je penche la tête vers les débris entassés au fond de la poubelle, puis je ferme les yeux sur le visage de ma mère et sur tout mon désespoir inutile.

La marelle est devenue mon refuge, un refuge de craie et de poussière.
Je lance mon galet et je saute. Un,deux, trois, je franchis d'un seul bond les cases, éclair rouge de cotonnade dans la lumière. Quatre, cinq, six, un pied en l'air, deux pieds sur le sol. Mes nattes se soulèvent en rythme puis s'immobilisent. Ca y est, je suis au ciel, le ciel, un mot que j'ai tellement entendu et que je déteste !
Ils disent que ma mère est au ciel... transformée en ange, peut-être ?
Ils disent n'importe quoi !
Sur le sol, mon galet glisse obstinément laissant derrière lui un long cri qui se cogne contre les murs.
A ce moment, une voix appelle, surgie de l'ombre : "Petite, petite, rentre, ne reste pas dehors, tu vas attraper mal !"
Ne pas répondre. Ne pas dire la brûlure de cette chaleur torride enivrante et éblouissante, ne pas parler de cet incessant aller et retour de la terre au ciel et du chagrin à l'oubli. Eux non plus, ils ne parlent pas, ils gardent leurs mots et leur peine, ils savent seulement cacher les larmes et les images.
Mes yeux noirs fixent le sol et le vide, cherchant dans le goudron qui fond la trace des souvenirs qui s'échappent à jamais, puis je remonte la rue, je me colle dans l'ombre du mur tiède et j'enfonce très fort le galet au fond de ma poche. J'entends le tissu se déformer lentement et les fils craquer un à un. J'aime ce bruit. Je voudrais tout déchirer, tout découper en petits morceaux, faire un grand trou dans ma poche. Et dans le ciel.
Mon père ne voulait pas souffrir, "il faut savoir serrer les dents !", disait-il . Il enferma sa douleur au plus profond de lui, verrouilla ses émotions dans un épais silence et ne parla plus jamais de ma mère. Au manque d'images, il ajouta le manque de mots et en effaçant toutes ces années il effaça toute mon enfance.
Et c'est ainsi que je suis entrée dans le monde des adultes. Sans clé. J'ai dû ensuite traverser bien des années, comme une funambule au -dessus du vide, avant de pouvoir déchiffrer les mots, les gestes et les silences qui m'empêchaient d'avancer.

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Maj 30/01/2004