Christian Bobin : Autoportrait au radiateur
" Je pense parfois à ma mère morte et parfois ça me fait triste, et parfois non, mais je ny pense jamais quand je joue." - Oui, petite fille, et cest peut-être là, dans le milieu de tes rires, quand la joie mange tes yeux, cest peut-être là que ta mère revient te voir, quelle remonte au jour : la joie est en nous bien plus profonde que la pensée, elle va beaucoup plus vite, beaucoup plus loin.
Hier, jai vu ta tombe, pas celle où on ta mise (je lai vue aussi) mais celle dont tu sors sans arrêt en souriant : hier tu étais momentanément installée dans un bouquet de myosotis. Un peu plus tard je tai devinée dans les fantaisies de la pluie sur lautoroute, et quand jai poussé la porte de lappartement tu étais déjà là, dans le silence dune fin de jour.
Ta mort fait comme une île noire dans un océan de lumière. Pour te rejoindre, aucune barque. Il faudrait pouvoir marcher sur la lumière. Cela doit sapprendre. Cela sapprend.
La mort, chaque fois quelle survient, détruit un livre dimages.
Tu as traversé cette vie sans que rien ni personne ne tarrête, et tu as continué sur ton élan : tu nes pas dans ta mort. Tu ny reposes pas. Tu la traverses et tu continues daller tes yeux grands ouverts dans le noir.
Je pense parfois à ce millième de seconde où tu as su que tu étais morte car je crois que lon sait ces choses-là. Cette pensée, à peine formulée, se heurte à un mur sur lequel elle rebondit, pour me revenir ainsi : " Tu as, en un millième de seconde, éprouvé une solitude si pure quelle ta donné sur la vie un savoir que les vivants nauront jamais, quils prêtent seulement aux anges."
Le souci de soi est une chose qui encombre les vivants. Peut-être est-ce le premier sac de sable que les morts jettent par-dessus leur nacelle, pour bondir au plus haut, hors de vue.
Dans ta mort, comme dans toute disparition, il y a de linconnu et du souffrant. Jour après jour, je sépare lun de lautre : ils ne se confondent pas. La souffrance secrète du noir, linconnu engendre la lumière.
Cest incroyable la puissance quune voix a sur lâme : tu es morte depuis des années et ta nonchalance revient dans le noir, la minceur de quelques mots [sur une cassette], un héritage drôle et vivant pour tes enfants, ne montez pas sur la table ils y sont tous montés, lun après lautre, et si tes mots les grondaient, ta voix, elle, les portait.
La mort tombe dans la vie comme une pierre dans un étang : dabord, éclaboussures, affolements dans les buissons, battements dailes et fuites en tous sens. Ensuite, grands cercles sur leau, de plus en plus larges. Enfin, le calme à nouveau, mais pas du tout le même silence quauparavant, un silence, comment dire : assourdissant.
Il y a, pour aller vers toi, ce chemin qui va de la maison de ta mère au cimetière. Une route qui monte, tourne et monte encore [ ] Enfin, une coure pente, et le portail blanc du cimetière. Ta tombe est sur la droite. En face, une large étendue dherbe. Après, plus rien. Le ciel, clair même par temps gris. Je nemprunte pas souvent cette route qui monte, mais le chemin sur lequel je vais chaque jour me conduit aussi sûrement à toi : goûter cette vie qui mest donnée, et quand rien ne mest donné attendre, simplement attendre comme le fait lherbe verte en face de ta tombe et comme, peut-être, tu fais aussi.
Ce qui depuis un an est à jamais perdu, cest le son de ta voix dans la maison claire du temps, la bonne nouvelle de ta voix, ta manière personnelle de respirer et de parler, la joie qui venait à tous, de tentendre avant même de te voir.
Je viens de passer huit jours dans le village où tu es enterrée. Je ne suis allé sur ta tombe quune seule fois, les mains vides. Devant le portail du cimetière, il y avait des petites fleurs jaunes. Jen ai prélevé une pour la mettre sur la pierre, à côté de ta photographie. Le vent laura très vite emmenée près de toi : ailleurs loin, très loin de la lourdeur du marbre et de la terre humide.
Les morts séloignent du rivage, nagent au-delà de tout horizon connu. Ils sont dans le grand large mais peut-être les vivants peuvent-ils avoir un avant-goût de cette plénitude-là : lamour aussi dérive loin des côtes et de tout horizon connu.
Je parle beaucoup de morts dans ces carnets, mais je nai pas le choix de mes mots et si, en me lisant, cela donne envie de goûter un bon vin, de rendre visite à quelquun que lon aime ou darriver en retard au travail, eh bien, ce livre aura trouver sa vraie gaieté.
Aujourdhui, jai cru te voir. Tu marchais sur un trottoir, devant un immeuble près du mien. Même silhouette, même franchise de lallure, même allégresse du pas. Cela a duré quelques secondes, puis ton fantôme sest évaporé, laissant la place à une jeune femme qui ne te ressemblait en rien, à part, peut-être la coupe de cheveux. Cette inconnue ne saura jamais avec quelle violence elle est passée dans mes yeux, ressuscitant une seconde lespérance de te voir, pour lanéantir à la seconde suivante. Jai pourtant regardé cette passante avec gratitude. Quand on sest croisés, je lui ai souri , la remerciant secrètement de tavoir une seconde cédé sa place de vivante. Ensuite, mon cur sest à nouveau tourné vers linvisible là où la place de chacun est entière et où il il nest plus nécessaire que quelquun sefface pour que quelquun dautre apparaisse.
Ta mort me défait avant de me recomposer autrement. Cest aussi exténuant quun amour et cen est un, mais intouchable par trop de pureté.
Ce livre est le premier que jécris sans toi. Dans la plus que vive, je continuais sur la lancée de nos promenades. Je marchais et te parlais comme si tu tétais arrêtée un instant sur la route, éblouie par une fleur dans un fossé. Depuis je me suis retourné et nai vu quune route vide, longue et vide. Quand, dans ces carnets, je madresse à toi, je ne sais plus à qui je parle, plus du tout. Je crois à la résurrection des corps et des âmes. Cette croyance est en moi comme lair dans les poumons. Contrairement à ce quon pourrait imaginer, elle naide en rien. Pas didée de retrouvailles, aucune consolation de ce genre. Ce qui est au-delà de cette vie est au-delà du langage et donc au-delà de la pensée. Je ne pense rien. Je respire, voilà tout. Lorsque je madresse à toi, je madresse à la part damour, de gaieté et dinsolence que tu portais dans le temps de ta vie, que tu ne peux plus porter et que je continue de voir partout. La messagère est partie. La lettre quelle tenait dans ses mains est tombée dans les ronces. On peut la lire encore. Lencre na pas vieilli, le papier nest pas corrompu. Le message est toujours le même.
Ta mort me donne beaucoup de travail. Ce livre en est le signe le plus apparent. Ce nest pas tant un journal quun chantier semblable à ceux que des bûcherons ouvrent dans une forêt. Coupes sombres, coupes claires, brindilles, branches et troncs partout répandus, feux allumés ici ou là -et peu à peu, lentement, le vrai nom, le nom du travail accompli : clairière.
" Reste près de moi ", dit le mauvais amour. " Va, dit le bon amour, va, va, va : cest par fidélité à la source que le ruisseau sen éloigne et passe en rivière, en fleuve, en océan, en sel, en bleu, en chant. "
Ecrire, cestà-dire aimer en retour.
Devant ta tombe surchargée de fleurs et de plaques, jai parfois pensé que ton corps sans défense méritait un vêtement plus simple : une pierre blanche et nue où la lumière viendrait griffer ses poèmes ou un drap dherbes vertes comme dans les cimetières anglais. Aujourdhui, ce désordre me plaît. Il ressemble à celui dont tu étais coutumière pour ton bureau. Jy redécouvre ta vertu première de navoir jamais songé quà lamour : pas de place dans un tel songe pour les manies de lordre et du chic.
Le plus solitaire est aussi celui qui a le plus reçu.
Quelques pas avec ta grande fille, dans le cimetière couvert de neige. Ton image sur la tombe a été prise par toi, dans un photomaton, il y a trois ou quatre ans, pour les besoins dune carte didentité. tu y apparais dans linsouciance de tes heures ordinaires. Mal coiffée, tes yeux brillent et tu te moques dà peu près tout. A chaque fois devant cette image, je réapprends ma leçon : il y aune photo sur cette pierre, donc celle qui est sur la photo est dessous la pierre. Et, très vite, ton sourire, vibrant, mène à une vérité plus haute : tu nas plus à mourir, cest fait. Mourir est derrière toi, tu vivras donc sans fin.
Les mors nont pas souci des vivants. Les morts ont quitté la terre lourde des soucis. Les morts sont dans le vif et louvert. ils ny marchent pas. Ils y volent à une vitesse bien plus grande que celle de la lumière.
Ecrire lave les vivants et désaltère les morts.
Je me cogne encore parfois au bois de ton cercueil. Cest que je nai pas tout à fait renoncé à comprendre et quil ny a sans doute rien à comprendre, quil me faut passer à une intelligence supérieure, une intelligence qui prendrait son bien dans le noir et pas seulement dans le clair, une manière de comprendre hospitalière, qui ne laisserait pas lincompréhensible à sa porte comme un mal venu, un barbare.
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Christian Bobin : La plus que vive
Je taime cette parole est la plus mystérieuse qui soit, la seule digne dêtre commentée pendant des siècles. A la prononcer elle donne toute sa douceur, à la prononcer comme il faut, en silence, au secret d eta mort d eta mort fraîche : le e du dernier mot ne sentend presque pas, il bat des ailes et senvole, je taime Ghislaine, il est hors de question de mettre cette parole à limparfait, les fleurs sur la tombe de Saint-Ondras, en Isère, ont fané une semaine après lenterrement,je taime, cette parole reste vive et le temps de la direcouvre le temps entier dune vie, pas plus, pas moins.
[...] rupture d anévrisme, cest ce que disent les médecins, cest leur nom pour dire lindicible, cette soudaine hémorragie de force dans le corps de ceux qui taiment le sang qui ne coule plus dans les veines des morts, ce sont les vivants alentour qui le perdent.
Pendant seize ans je tai accompagnée partout et là, le 12 août 1995, je nai pas pu, cétait impossible, je ne comprends pas pourquoi cest impossible, cest comme si tu étais derrière une vitre ou derrière lair, derrière quelque chose qui nest guère plus épais quun millimètre dair, de lumière et de verre, tu es juste au-delà, quand je regarde je ne vois rien, en regardant bien, longtemps, et jécris ces lignes pour bien regarder, pour longtemps regarder ce millimètre dair, de lumière et de verre, en regardant bien je me dis que je finirai par voir, par comprendre, et même si mes yeux se font au noir, même si léblouissement de mort diminue dintensité, même si un jour je vois et je comprends, je sais que ce millimètre dair, de lumière et de verre me restera infranchissable et pourtant toi tu las franchi ern une seconde, cest vrai que toi tu avais tous les dons, cest vrai que jécris aussi pour ça, pour dire : je sais ce quest un génie, jen ai rencontré un dans ma vie, tu nécrivais pas, tu ne peignais pas, tu nétais pas ce quon appelle artiste, savant ou Dieu sait quoi, tu étais le génie à létat pur, le génie est composé damour, denfance et encore damour, jaimerais que lon te voie comme ça, comme tu étais, comme tu es, une merveille denfance et damour pur, tous les dons dans un coeur rouge comme du feu.
[..], je sais très bien que je ne te reverrai plus sur cette terre, que cen est fini de ton rire sur la terre, du bruit de tes pas sur la terre, je me contente pour lheure de ce savoir, la douceur qui me venait de toi me vient encore, elle est aujourdhui portée à son extrême, elle sort de ton caveau ouvert où jai vu, longtemps vu et contemplé ton cercueil de bois clair et les deux autres cercueils pourris, comme des dents noires dans une bouche malade, juste au-dessus du tien, cette vision mest précieuse, je la garde près de moi, je cherche une lumière qui peut tenir à côté, je cherche cette lumière en técrivant, cest comme un travail que tu me laisses et ce travail est encore un don, le plus pur peut-être, je te rends grâce, Ghislaine, jai tout perdu en te perdant et je rends grâce pour cette perte, je taime comme un fou, je cherche douceur, lumière, amour dans cette folie, et quant au Christ, on verra bien.
Je réfléchis, je réfléchis énormément, je suis devant ta mort comme devant une énigme, une pensée dont je ne sais trop ce qu elle contient de tendre et de terrible, je devine que je nai pas le choix et que, pour mettre la main sur le tendre, il me faudra accueillir aussi le terrible, tu ne mas jamais rien donné que de noble et de pur, je cherche ce qui dans ta mort est caché de noble et de pur , jécris comme tu mas appris à le faire : je cherche matière de louange partout, même dans le pire.
Le téléphone encore. Ce matin quelquun mappelle, quelquun qui me parle de lectures, je ne comprends pas bien, jécoute, je laisse aller et dun seul coup, je me dis quil faut abréger cette conversation, que tu risques de mappeler comme tu le fais, nimporte quand, pour me demander nimporte quoi, je ne voudrais surtout pas que tu te heurtes au refus de la sonnerie, très vite je raccroche et il me faut encore quelques secondes pour comprendre que tu es morte et que tu ne mappeleras plus.
On dit que la voix et les yeux sont, dans la chair, ce qui est le plus proche de lâme, je ne sais pas si cest vrai et de quelle vérité, je sais que la mort est goulue et quelle va au plus vite, comme un voyou mettant la main sur un trésor, en un millième de seconde, les yeux sont vidés et la voix est éteinte, fini, fini, fini.
[...] tu avais le don de changer la parole en fête et jai cru que cette parole-là, vagabonde et riante, était sans fin, jai simplement oublié le feuillage de la mort au-dessus de nos vies et comme ce feuillage peut dun seul coup sassombrir et peser, dun seul coup plus personne à qui confier ce qui me trouble et qui menchante, plus personne pour donner aux mots de la vie courante cette douceur dun pull jeté sur les épaules, les soirs dété, quand les grands arbres ne savent plus donner que du froid et du noir.
Ce qui méchappe dans ta mort méchappait déjà de ton vivant. La mort ne change pas une vie en destin. Mourir ne referme pas le livre à sa dernière page, texte enfin déchiffrable. Même aujourdhui je ne peux timaginer autrement que réfractaire, échappée, ton coeur fuyant dans la lumière.
Cest imprévisible et cela vient de nimporte quel horizon : la nouvelle de ta mort mest délivrée par petites touches, par à-coups, je crois à chaque fois lavoir entendue, apprise, comprise, et puis non, cest comme si tu étais partie à létranger, sans laisser ton adresse mais en écrivant, et comme " là-bas " il ny a ni encre ni papier, tu te sers de nimporte quoi pour tes lettres, une odeur de seringa ou de violette, tes fleurs préférées, un mouvement des lumières ou comme aujourdhui limage dune allée darbres à la télévision, je ne sais pas pourquoi une si faible image me remet devant ta mort, ce nétait même pas un arbre réel, juste des points de couleur sur lécran et voilà, jai à nouveau appris que nous ne nous promènerions plus ensemble, que le bruit du vent dans les feuilles dacacia avait divorcé davec la rumeur de ton rire, japprends chaque jour ainsi, il faut croire que joublie au fur et à mesure, nous, les vivants, sommes devant la mort de bien mauvais élèves, les jours, les semaines et les mois passent, et cest toujours la même leçon au tableau noir.
Il y a mille façons de parler aux morts. Il fallait la folie dune petite de quatre ans et demi pour comprendre que nous avions peut-être moins à leur parler quà les entendre, et quils navaient quune seule chose à nous dire : vivez encore, toujours, vivez de plus en plus, surtout ne vous faites pas de mal et ne perdez pas le rire.
Tu as toujours tout mélangé, lamour découvre son bien partout, dans le rayon chaussures dun magasin comme devant une pomme peinte par Cézanne. Tu mas mené, non, il faut que jécrive au présent pur, au présent seul, il faut que jécrive au plus-que-parfait du présent-seul, tu me mènes très loin dans ta vie quotidienne , jusquà ce point où la vie quotidienne et lamour éternel ouvrent le bal, dans les bras lun de lautre.
Tu as pleuré en voyant ce film. Je ten ai trouvé la cassette plus tard. Elle est là-bas, chez toi. Je voudrais tellement la regarder encore, je ne supporterai plus jamais de la regarder, je voudrais regarder en face ce que je ne supporte pas, jattends ton retour, cest plus fort que moi, jattends linattendu, quoi dautre attendre, jespère linespéré, quoi dautre espérer, la vie, la vie, la vie.
Je regarde les tiens, Clémence, Hélène, Gaël. Ils sont, quelques mois après, dans lapprentissage de ton absence. Cest fou ce quune mort met de temps à nous atteindre. Cest fou comme nos crânes sont durs et ce quil faut de temps au réel pour les percer. Tes enfants sont dans des âges et des lieux différents. Je les regarde inventer, chacun à sa manière, un chemin là où lon aurait pu croire quil ny en avait plus.
Jécoute le Requiem de Fauré, enfin je lécoute dans ma tête, je nai plus le disque, je ne le retrouve plus, jai beaucoup trop de disques ici, beaucoup trop de livres, beaucoup trop de tout, jécoute sans rien cette musique douce comme de leau, un requiem et pourtant la mort ny parle que de la vie, à croire quil ny a pas de mort, quil ny a que la vie dans ses ondulations et ses robes changeantes, je naime pas les autres requiem, les machineries de Mozart ou Verdi célèbrent la mort à crâne de pierre, elles font entrer la nuit en froid cortège, je naime que cette musique que je nai plus besoin dentendre, une main de lumière sur ton visage éteint, une douceur longtemps poursuivie, depuis dix ans tu faisiais partie dune chorale et cette année tu devais chanter le Requiem de Fauré, voilà, tu ne le chanteras pas, je nai plus besoin de ce disque et il ne manque pas, je me demande ce matin de quoi jai besoin, du silence peut-être, de ce silence comme du sable où viennent battre toutes paroles, toutes musiques, jécris pour gagner ce silence, au lendemain de ta mort jai pensé que je nécrirais plus, la mort nous rend souvent ainsi, la mort nous mène à des enfantillages, il y a quelque chose de puéril dans la mélancolie, on veut punir la vie parce quon estime quelle nous a punis, on est comme ces enfants qui boudent et bientôt ne savent plus sortir de leur bouderie, et puis très vite, jai su quil me restait au moins un livre, au moins celui-là, cétait tout de suite ou dans dix ans, maintenant jy vois clair, cest tout de suite et ce sera aussi dans dix ans, sur le disque de Fauré, il y avait le requiem, et juste après le Cantique de Racine, jai longtemps confondu les deux oeuvres en une seule, le cantique est doux comme neige, dans dix ans je ferai venir la neige dans un autre livre sur toi, dans dix ans où seras-tu, toujours dans ce silence, toujours dans cette douceur qui imprègne les heures de chaque jour sans passer avec elles, sans passer avec elles, sans passer avec elles.
Le coeur de ceux que nous aimons est notre vraie demeure.
La première neige a plané, frivole, au-dessus de la terre froide, elle est venue en avant-garde, nest pas restée, est repartie légère, trois petits tours, deux petits airs de danse, la neige est une enfant, la mort est une enfant, lamour est une enfant, lamour comme la mort nous donnent même stupeur blanche, lamour comme la neige, la mort comme lamour, réveillent en nous les fièvres de lenfance, la mort saisit des nouveaux-nés, des vieillards ou des fées de quarante-quatre ans, quarante-quatre ans et demi, juste avant de les prendre elle leur enlève leur âge, la mort, lamour et la neige nous ravissent hors du temps, devant la neige nous sommes tous des enfants, devant lamour nous sommes tous des enfants, devant la mort nous sommes tous des enfants, la neige est une enfant en robe blanche, une petite fille qui fait ses premiers pas sur terre, une petite fille dun an, un an et demi, elle apparaît, elle disparaît, elle réapparaît lannée suivante et elle a toujours le même âge, elle ne vieillit pas, tu lui ressembles désormais, tu as jusquà la fin des temps quarante-quatre ans, quarante-quatre ans et demi, tu avais peur de vieillir, tu ne vieilliras plus et ton nom, jusquà la fin des temps, à le prononcer, fera venir sur le bout de ma langue cette fraîcheur des premiers flocons de neige, trois petits tours, deux airs de danse, jétais content de voir cette première neige, jétais heureux et malheureux , je commençais la litanie des ne plus jamais, tu ne verras plus jamais de neige, tu ne verras plus jamais de lilas, tu ner verras plus jamais de soleil, tu es devenue neige, lilas, soleil, jétais triste et heureux de te retrouver là, dansante comme toujours entre ciel et terre, éparpillée en lumière blanche, si fraîche, si jeune, trois petits tours, quarante-quatre ans, deux airs de danse, neige, lilas, soleil et encre, je te retrouve partout toi qui nes plus nulle part, je te retrouve même dans les livres, après ta mort, jai eu du mal avec la lecture, ça va un peu mieux maintenant, un titre suffit, le regard sur un titre de livre, je tourne la tête vers la bibliothèque, les deux livres que javais mis debout sont toujours là, tu avais vu leurs titres, maintenant tu es passée en eux, dans la douceur quils donnent, dans la neige qui brillent sous ces titres, Le miroir des âmes simples et anéanties, Ma vie sans moi, jai ajouté un troisième titre que tu ne connais pas , jai mis debout un troisième livre [...], après ta mort, je nai pu toucher que des livres de philosophie, je ne leur demandais ni sens ni réponse, je sais bien quils ne peuvent pas les donner, non, ce qui me touchait, cétait leur voix, leur style, leur ton, il y a quelque chose de calmant dans la philosophie, une manière de parler du vivant comme si on était déjà mort, cette période-là na pas duré, ce qui dure, cest le courrier, les lettres que je reçois " comme écrivain ", les demandes quon me fait, je ny réponds plus depuis le 12 août 1995, je ny répondrai plus, ta mort poursuit en moi le travail de ta vie, elle me délivre, elle me détache, elle donne à ma vie lapesanteur de ces titres, Ma vie sans moi , Le miroir des âmes simples et anéanties, La présence totale, je regarde souvent ces livres puis je reviens à la fenêtre, si éclairants soient les grands textes, ils donnent moins de lumière que les premiers flocons de neige.
Il y a un temps pour parler et un temps pour se taire. Je vais traverser cet hiver en silence, on ne peut sapprocher dune rose rouge quen silence. Jai au coeur un tourment de bois noir, je vais laisser tout ça virer au rouge et au clair. Je nai aucun doute sur le lieu où tu es réellement : tu es cachée dans le coeur des roses rouges. Lorsque je vais au cimetière, je regarde ta tombe, elle est couverte de noms, je ne pense rien alors, je ne pense que des choses triviales, je me dis que tu es là à deux mètres sous mes pieds, deux mètres ou trois, je ne sais plus, et je ne crois pas ce que je pense, et ça vient dun seul coup, ça vient lorsque je me retourne, cest là que je te vois,dans lamplitude et louvert du paysage, dans la beauté sans partage de la terre et du grand ciel, toi partout à lhorizon, cest en tournant le dos à ta tombe que je te vois.
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Christian Bobin : La présence pure
De la mort qui est ici chez elle, personne ne leur parle. ils sont les seuls à en dire quelque chose, toujours à l'improviste et à voix basse, comme s'il s'agissait d'une chose honteuse.
Ces gens dont l'âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n'auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe.
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Christian Bobin : L'éloignement du monde
J'ai trouvé mon amour, le nom le plus secret et le plus clair pour dire ce qu'est ta vie dedans ma vie : l'air. Tu es l'air qui ne me fait jamais défaut, cet air si nécessaireà la pensée et au rire, cet air qui rafraîchit mon coeur et fait de ma solitude une place battue par tous les vents.
Une lettre longtemps retenue: "j'ai lu avec le calme et le silence qu'elles demandaient ces pages écrites après la mort de votre fils de onze ans. Que vous dire sinon que je ne peux rien vous dire - seulement entendre.Toute parole empruntée à ce monde, fût-ce pour vous consoler, et cette parole-là plus encore que les autres, ne ferait qu'ajouter une injure à cette douleur qui vous occupe chaque matin à votre éveil, pour la journée entière"....
" Votre voix est si calme qu'on dirait qu'elle s'élance vers les yeux de l'enfant pour les fermer doucement, chaque jour depuis quatre ans comme, je suppose, vous deviez l'amener à baisser ses paupières sur la rumeur de son sang lorqu'il était de ce monde, petit enfant dans le refus de dormir, semblable à tous, unique. Vous faites votre travail de mère comme si ce travail n'avait jamais de fin et devait être poursuivi bien après la montée des ombres et la crue de la mort."
"Vous êtes dans cette lumière qui est le fond de la vie-même : elle n'est pas l'oubli de nos morts. Elle est leur présence pure, mêlée à la douceur de l'air - blessure et force."
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Christian Bobin : Une petite robe de fête
Un matin, elle se lève, sort de la forêt, entre dans sa cuisine, ferme la fenêtre, ouvre le gaz. Une jeune femme qui tombe sur le carrelage et son âme qui tombe à ses côtés, son âme lourde, plus lourde quun oiseau mort, la blanche colombe gazée, étouffée sous le poids de son propre sang. La jeune femme se réveille à lhôpital. Elle sappuie sur ses oreillers, regarde autour delle, regarde en elle : plus dâme. Le corps est bien là, en état de marche. Les mains peuvent prendre, les lèvres peuvent dire, les yeux peuvent pleurer. Tout est là, sauf lâme. Son ami a dû lemporter dans ses bagages, sans y prendre garde. Comment peut-on être si distrait. Elle quitte lhôpital, revient à la vie courante. Et toujours pas dâme. Cela ne se voit pas, cela ne sentend pas, cela nempêche rien. On peut fort bien vivre sans âme, il ny a pas de quoi en faire une histoire, cela arrive très souvent. Le seul problème, cest que les choses ne viennent plus vers vous, quand vous les appelez par leur nom. Vous pouvez être absente de votre vie et tromper tout le monde sur cette absence tout le monde, sauf les bêtes, sauf les arbres, sauf les choses. Tout le monde sauf la blonde lumière dautomne, cette lumière qui pèse de toute sa douceur sur lécorce des bouleaux et la chair des rosiers.
Je lis pour faire sa palce à la douleur. Je lis pour voir, pour bien voir, - mieux que dans la vie - létincelante douleur de vivre. Je ne lis pas pour être consolée, puisque je suis inconsolable. Je ne lis pas pour comprendre, puisquil ny a rien à comprendre. Je lis pour voir la vie en souffrance dans ma vie simplement voir
Et puis vus êtes partie. Ce nétait pas trahir. Cétait suivre le même chemin en vous, simple dans ses détours. Vous emportiez avec vous la petite robe de neige. Elle ne dansait plus dans ma vie. Elle ne tournait plus dans mes rêves. Elle flottait sous mes paupières lorsque je les fermais pour mendormir, juste là : entre lil et le monde. Le vent des heures lagitait fiévreusement. Lorage des chagrins la rabattait sur le cur, comme un volet sur une vitre fêlée.
Qui na pas connu labsence ne sait rien de lamour. Qui a connu labsence a pris connaissance de son néant de cette connaissance de son néant de cette connaissance lointaine qui fait trembler les bêtes à lapproche de leur mort.
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Maj 16/07/2003