Christian Bobin : Autoportrait au radiateur

" Je pense parfois à ma mère morte et parfois ça me fait triste, et parfois non, mais je n’y pense jamais quand je joue." - Oui, petite fille, et c’est peut-être là, dans le milieu de tes rires, quand la joie mange tes yeux, c’est peut-être là que ta mère revient te voir, qu’elle remonte au jour : la joie est en nous bien plus profonde que la pensée, elle va beaucoup plus vite, beaucoup plus loin.

Hier, j’ai vu ta tombe, pas celle où on t’a mise (je l’ai vue aussi) mais celle dont tu sors sans arrêt en souriant : hier tu étais momentanément installée dans un bouquet de myosotis. Un peu plus tard je t’ai devinée dans les fantaisies de la pluie sur l’autoroute, et quand j’ai poussé la porte de l’appartement tu étais déjà là, dans le silence d’une fin de jour.

Ta mort fait comme une île noire dans un océan de lumière. Pour te rejoindre, aucune barque. Il faudrait pouvoir marcher sur la lumière. Cela doit s’apprendre. Cela s’apprend.

La mort, chaque fois qu’elle survient, détruit un livre d’images.

Tu as traversé cette vie sans que rien ni personne ne t’arrête, et tu as continué sur ton élan : tu n’es pas dans ta mort. Tu n’y reposes pas. Tu la traverses et tu continues d’aller tes yeux grands ouverts dans le noir.

Je pense parfois à ce millième de seconde où tu as su que tu étais morte – car je crois que l’on sait ces choses-là. Cette pensée, à peine formulée, se heurte à un mur sur lequel elle rebondit, pour me revenir ainsi : " Tu as, en un millième de seconde, éprouvé une solitude si pure qu’elle t’a donné sur la vie un savoir que les vivants n’auront jamais, qu’ils prêtent seulement aux anges."

Le souci de soi est une chose qui encombre les vivants. Peut-être est-ce le premier sac de sable que les morts jettent par-dessus leur nacelle, pour bondir au plus haut, hors de vue.

Dans ta mort, comme dans toute disparition, il y a de l’inconnu et du souffrant. Jour après jour, je sépare l’un de l’autre : ils ne se confondent pas. La souffrance secrète du noir, l’inconnu engendre la lumière.

C’est incroyable la puissance qu’une voix a sur l’âme : tu es morte depuis des années et ta nonchalance revient dans le noir, la minceur de quelques mots [sur une cassette], un héritage drôle et vivant pour tes enfants, ne montez pas sur la table – ils y sont tous montés, l’un après l’autre, et si tes mots les grondaient, ta voix, elle, les portait.

La mort tombe dans la vie comme une pierre dans un étang : d’abord, éclaboussures, affolements dans les buissons, battements d’ailes et fuites en tous sens. Ensuite, grands cercles sur l’eau, de plus en plus larges. Enfin, le calme à nouveau, mais pas du tout le même silence qu’auparavant, un silence, comment dire : assourdissant.

Il y a, pour aller vers toi, ce chemin qui va de la maison de ta mère au cimetière. Une route qui monte, tourne et monte encore […] Enfin, une coure pente, et le portail blanc du cimetière. Ta tombe est sur la droite. En face, une large étendue d’herbe. Après, plus rien. Le ciel, clair même par temps gris. Je n’emprunte pas souvent cette route qui monte, mais le chemin sur lequel je vais chaque jour me conduit aussi sûrement à toi : goûter cette vie qui m’est donnée, et quand rien ne m’est donné – attendre, simplement attendre comme le fait l’herbe verte en face de ta tombe et comme, peut-être, tu fais aussi.

Ce qui depuis un an est à jamais perdu, c’est le son de ta voix dans la maison claire du temps, la bonne nouvelle de ta voix, ta manière personnelle de respirer et de parler, la joie qui venait à tous, de t’entendre avant même de te voir.

Je viens de passer huit jours dans le village où tu es enterrée. Je ne suis allé sur ta tombe qu’une seule fois, les mains vides. Devant le portail du cimetière, il y avait des petites fleurs jaunes. J’en ai prélevé une pour la mettre sur la pierre, à côté de ta photographie. Le vent l’aura très vite emmenée près de toi : ailleurs – loin, très loin de la lourdeur du marbre et de la terre humide.

Les morts s’éloignent du rivage, nagent au-delà de tout horizon connu. Ils sont dans le grand large mais peut-être les vivants peuvent-ils avoir un avant-goût de cette plénitude-là : l’amour aussi dérive loin des côtes et de tout horizon connu.

Je parle beaucoup de morts dans ces carnets, mais je n’ai pas le choix de mes mots et si, en me lisant, cela donne envie de goûter un bon vin, de rendre visite à quelqu’un que l’on aime ou d’arriver en retard au travail, eh bien, ce livre aura trouver sa vraie gaieté.

Aujourd’hui, j’ai cru te voir. Tu marchais sur un trottoir, devant un immeuble près du mien. Même silhouette, même franchise de l’allure, même allégresse du pas. Cela a duré quelques secondes, puis ton fantôme s’est évaporé, laissant la place à une jeune femme qui ne te ressemblait en rien, à part, peut-être la coupe de cheveux. Cette inconnue ne saura jamais avec quelle violence elle est passée dans mes yeux, ressuscitant une seconde l’espérance de te voir, pour l’anéantir à la seconde suivante. J’ai pourtant regardé cette passante avec gratitude. Quand on s’est croisés, je lui ai souri , la remerciant secrètement de t’avoir une seconde cédé sa place de vivante. Ensuite, mon cœur s’est à nouveau tourné vers l’invisible – là où la place de chacun est entière et où il il n’est plus nécessaire que quelqu’un s’efface pour que quelqu’un d’autre apparaisse.

Ta mort me défait avant de me recomposer autrement. C’est aussi exténuant qu’un amour et c’en est un, mais intouchable par trop de pureté.

Ce livre est le premier que j’écris sans toi. Dans la plus que vive, je continuais sur la lancée de nos promenades. Je marchais et te parlais comme si tu t’étais arrêtée un instant sur la route, éblouie par une fleur dans un fossé. Depuis je me suis retourné et n’ai vu qu’une route vide, longue et vide. Quand, dans ces carnets, je m’adresse à toi, je ne sais plus à qui je parle, plus du tout. Je crois à la résurrection des corps et des âmes. Cette croyance est en moi comme l’air dans les poumons. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, elle n’aide en rien. Pas d’idée de retrouvailles, aucune consolation de ce genre. Ce qui est au-delà de cette vie est au-delà du langage et donc au-delà de la pensée. Je ne pense rien. Je respire, voilà tout. Lorsque je m’adresse à toi, je m’adresse à la part d’amour, de gaieté et d’insolence que tu portais dans le temps de ta vie, que tu ne peux plus porter et que je continue de voir partout. La messagère est partie. La lettre qu’elle tenait dans ses mains est tombée dans les ronces. On peut la lire encore. L’encre n’a pas vieilli, le papier n’est pas corrompu. Le message est toujours le même.

Ta mort me donne beaucoup de travail. Ce livre en est le signe le plus apparent. Ce n’est pas tant un journal qu’un chantier semblable à ceux que des bûcherons ouvrent dans une forêt. Coupes sombres, coupes claires, brindilles, branches et troncs partout répandus, feux allumés ici ou là -et peu à peu, lentement, le vrai nom, le nom du travail accompli : clairière.

" Reste près de moi ", dit le mauvais amour. " Va, dit le bon amour, va, va, va : c’est par fidélité à la source que le ruisseau s’en éloigne et passe en rivière, en fleuve, en océan, en sel, en bleu, en chant. "

Ecrire, c’est–à-dire aimer en retour.

Devant ta tombe surchargée de fleurs et de plaques, j’ai parfois pensé que ton corps sans défense méritait un vêtement plus simple : une pierre blanche et nue où la lumière viendrait griffer ses poèmes – ou un drap d’herbes vertes comme dans les cimetières anglais. Aujourd’hui, ce désordre me plaît. Il ressemble à celui dont tu étais coutumière pour ton bureau. J’y redécouvre ta vertu première de n’avoir jamais songé qu’à l’amour : pas de place dans un tel songe pour les manies de l’ordre et du chic.

Le plus solitaire est aussi celui qui a le plus reçu.

Quelques pas avec ta grande fille, dans le cimetière couvert de neige. Ton image sur la tombe a été prise par toi, dans un photomaton, il y a trois ou quatre ans, pour les besoins d’une carte d’identité. tu y apparais dans l’insouciance de tes heures ordinaires. Mal coiffée, tes yeux brillent et tu te moques d’à peu près tout. A chaque fois devant cette image, je réapprends ma leçon : il y aune photo sur cette pierre, donc celle qui est sur la photo est dessous la pierre. Et, très vite, ton sourire, vibrant, mène à une vérité plus haute : tu n’as plus à mourir, c’est fait. Mourir est derrière toi, tu vivras donc sans fin.

Les mors n’ont pas souci des vivants. Les morts ont quitté la terre lourde des soucis. Les morts sont dans le vif et l’ouvert. ils n’y marchent pas. Ils y volent à une vitesse bien plus grande que celle de la lumière.

Ecrire lave les vivants et désaltère les morts.

Je me cogne encore parfois au bois de ton cercueil. C’est que je n’ai pas tout à fait renoncé à comprendre et qu’il n’y a sans doute rien à comprendre, qu’il me faut passer à une intelligence supérieure, une intelligence qui prendrait son bien dans le noir et pas seulement dans le clair, une manière de comprendre hospitalière, qui ne laisserait pas l’incompréhensible à sa porte comme un mal venu, un barbare.

 

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Christian Bobin : La plus que vive

Je t’aime – cette parole est la plus mystérieuse qui soit, la seule digne d’être commentée pendant des siècles. A la prononcer elle donne toute sa douceur, à la prononcer comme il faut, en silence, au secret d eta mort d eta mort fraîche : le e du dernier mot ne s’entend presque pas, il bat des ailes et s’envole, je t’aime Ghislaine, il est hors de question de mettre cette parole à l’imparfait, les fleurs sur la tombe de Saint-Ondras, en Isère, ont fané une semaine après l’enterrement,je t’aime, cette parole reste vive et le temps de la direcouvre le temps entier d’une vie, pas plus, pas moins.

[...] rupture d ‘anévrisme, c’est ce que disent les médecins, c’est leur nom pour dire l’indicible, cette soudaine hémorragie de force dans le corps de ceux qui t’aiment – le sang qui ne coule plus dans les veines des morts, ce sont les vivants alentour qui le perdent.

 

Pendant seize ans je t’ai accompagnée partout et là, le 12 août 1995, je n’ai pas pu, c’était impossible, je ne comprends pas pourquoi c’est impossible, c’est comme si tu étais derrière une vitre ou derrière l’air, derrière quelque chose qui n’est guère plus épais qu’un millimètre d’air, de lumière et de verre, tu es juste au-delà, quand je regarde je ne vois rien, en regardant bien, longtemps, et j’écris ces lignes pour bien regarder, pour longtemps regarder ce millimètre d’air, de lumière et de verre, en regardant bien je me dis que je finirai par voir, par comprendre, et même si mes yeux se font au noir, même si l’éblouissement de mort diminue d’intensité, même si un jour je vois et je comprends, je sais que ce millimètre d’air, de lumière et de verre me restera infranchissable – et pourtant toi tu l’as franchi ern une seconde, c’est vrai que toi tu avais tous les dons, c’est vrai que j’écris aussi pour ça, pour dire : je sais ce qu’est un génie, j’en ai rencontré un dans ma vie, tu n’écrivais pas, tu ne peignais pas, tu n’étais pas ce qu’on appelle artiste, savant ou Dieu sait quoi, tu étais le génie à l’état pur, le génie est composé d’amour, d’enfance et encore d’amour, j’aimerais que l’on te voie comme ça, comme tu étais, comme tu es, une merveille d’enfance et d’amour pur, tous les dons dans un coeur rouge comme du feu.

[..], je sais très bien que je ne te reverrai plus sur cette terre, que c’en est fini de ton rire sur la terre, du bruit de tes pas sur la terre, je me contente pour l’heure de ce savoir, la douceur qui me venait de toi me vient encore, elle est aujourd’hui portée à son extrême, elle sort de ton caveau ouvert où j’ai vu, longtemps vu et contemplé ton cercueil de bois clair et les deux autres cercueils pourris, comme des dents noires dans une bouche malade, juste au-dessus du tien, cette vision m’est précieuse, je la garde près de moi, je cherche une lumière qui peut tenir à côté, je cherche cette lumière en t’écrivant, c’est comme un travail que tu me laisses et ce travail est encore un don, le plus pur peut-être, je te rends grâce, Ghislaine, j’ai tout perdu en te perdant et je rends grâce pour cette perte, je t’aime comme un fou, je cherche douceur, lumière, amour dans cette folie, et quant au Christ, on verra bien.

 

Je réfléchis, je réfléchis énormément, je suis devant ta mort comme devant une énigme, une pensée dont je ne sais trop ce qu ‘elle contient de tendre et de terrible, je devine que je n’ai pas le choix et que, pour mettre la main sur le tendre, il me faudra accueillir aussi le terrible, tu ne m’as jamais rien donné que de noble et de pur, je cherche ce qui dans ta mort est caché de noble et de pur , j’écris comme tu m’as appris à le faire : je cherche matière de louange partout, même dans le pire.

 

Le téléphone encore. Ce matin quelqu’un m’appelle, quelqu’un qui me parle de lectures, je ne comprends pas bien, j’écoute, je laisse aller et d’un seul coup, je me dis qu’il faut abréger cette conversation, que tu risques de m’appeler comme tu le fais, n’importe quand, pour me demander n’importe quoi, je ne voudrais surtout pas que tu te heurtes au refus de la sonnerie, très vite je raccroche et il me faut encore quelques secondes pour comprendre que tu es morte et que tu ne m’appeleras plus.

On dit que la voix et les yeux sont, dans la chair, ce qui est le plus proche de l’âme, je ne sais pas si c’est vrai et de quelle vérité, je sais que la mort est goulue et qu’elle va au plus vite, comme un voyou mettant la main sur un trésor, en un millième de seconde, les yeux sont vidés et la voix est éteinte, fini, fini, fini.

[...] tu avais le don de changer la parole en fête et j’ai cru que cette parole-là, vagabonde et riante, était sans fin, j’ai simplement oublié le feuillage de la mort au-dessus de nos vies et comme ce feuillage peut d’un seul coup s’assombrir et peser, d’un seul coup plus personne à qui confier ce qui me trouble et qui m’enchante, plus personne pour donner aux mots de la vie courante cette douceur d’un pull jeté sur les épaules, les soirs d’été, quand les grands arbres ne savent plus donner que du froid et du noir.

 

Ce qui m’échappe dans ta mort m’échappait déjà de ton vivant. La mort ne change pas une vie en destin. Mourir ne referme pas le livre à sa dernière page, texte enfin déchiffrable. Même aujourd’hui je ne peux t’imaginer autrement que réfractaire, échappée, ton coeur fuyant dans la lumière.

 

C’est imprévisible et cela vient de n’importe quel horizon : la nouvelle de ta mort m’est délivrée par petites touches, par à-coups, je crois à chaque fois l’avoir entendue, apprise, comprise, et puis non, c’est comme si tu étais partie à l’étranger, sans laisser ton adresse mais en écrivant, et comme " là-bas " il n’y a ni encre ni papier, tu te sers de n’importe quoi pour tes lettres, une odeur de seringa ou de violette, tes fleurs préférées, un mouvement des lumières ou comme aujourd’hui l’image d’une allée d’arbres à la télévision, je ne sais pas pourquoi une si faible image me remet devant ta mort, ce n’était même pas un arbre réel, juste des points de couleur sur l’écran et voilà, j’ai à nouveau appris que nous ne nous promènerions plus ensemble, que le bruit du vent dans les feuilles d’acacia avait divorcé d’avec la rumeur de ton rire, j’apprends chaque jour ainsi, il faut croire que j’oublie au fur et à mesure, nous, les vivants, sommes devant la mort de bien mauvais élèves, les jours, les semaines et les mois passent, et c’est toujours la même leçon au tableau noir.

 

Il y a mille façons de parler aux morts. Il fallait la folie d’une petite de quatre ans et demi pour comprendre que nous avions peut-être moins à leur parler qu’à les entendre, et qu’ils n’avaient qu’une seule chose à nous dire : vivez encore, toujours, vivez de plus en plus, surtout ne vous faites pas de mal et ne perdez pas le rire.

 

Tu as toujours tout mélangé, l’amour découvre son bien partout, dans le rayon chaussures d’un magasin comme devant une pomme peinte par Cézanne. Tu m’as mené, non, il faut que j’écrive au présent pur, au présent seul, il faut que j’écrive au plus-que-parfait du présent-seul, tu me mènes très loin dans ta vie quotidienne , jusqu’à ce point où la vie quotidienne et l’amour éternel ouvrent le bal, dans les bras l’un de l’autre.

 

Tu as pleuré en voyant ce film. Je t’en ai trouvé la cassette plus tard. Elle est là-bas, chez toi. Je voudrais tellement la regarder encore, je ne supporterai plus jamais de la regarder, je voudrais regarder en face ce que je ne supporte pas, j’attends ton retour, c’est plus fort que moi, j’attends l’inattendu, quoi d’autre attendre, j’espère l’inespéré, quoi d’autre espérer, la vie, la vie, la vie.

 

Je regarde les tiens, Clémence, Hélène, Gaël. Ils sont, quelques mois après, dans l’apprentissage de ton absence. C’est fou ce qu’une mort met de temps à nous atteindre. C’est fou comme nos crânes sont durs et ce qu’il faut de temps au réel pour les percer. Tes enfants sont dans des âges et des lieux différents. Je les regarde inventer, chacun à sa manière, un chemin là où l’on aurait pu croire qu’il n’y en avait plus.

 

J’écoute le Requiem de Fauré, enfin je l’écoute dans ma tête, je n’ai plus le disque, je ne le retrouve plus, j’ai beaucoup trop de disques ici, beaucoup trop de livres, beaucoup trop de tout, j’écoute sans rien cette musique douce comme de l’eau, un requiem et pourtant la mort n’y parle que de la vie, à croire qu’il n’y a pas de mort, qu’il n’y a que la vie dans ses ondulations et ses robes changeantes, je n’aime pas les autres requiem, les machineries de Mozart ou Verdi célèbrent la mort à crâne de pierre, elles font entrer la nuit en froid cortège, je n’aime que cette musique que je n’ai plus besoin d’entendre, une main de lumière sur ton visage éteint, une douceur longtemps poursuivie, depuis dix ans tu faisiais partie d’une chorale et cette année tu devais chanter le Requiem de Fauré, voilà, tu ne le chanteras pas, je n’ai plus besoin de ce disque et il ne manque pas, je me demande ce matin de quoi j’ai besoin, du silence peut-être, de ce silence comme du sable où viennent battre toutes paroles, toutes musiques, j’écris pour gagner ce silence, au lendemain de ta mort j’ai pensé que je n’écrirais plus, la mort nous rend souvent ainsi, la mort nous mène à des enfantillages, il y a quelque chose de puéril dans la mélancolie, on veut punir la vie parce qu’on estime qu’elle nous a punis, on est comme ces enfants qui boudent et bientôt ne savent plus sortir de leur bouderie, et puis très vite, j’ai su qu’il me restait au moins un livre, au moins celui-là, c’était tout de suite ou dans dix ans, maintenant j’y vois clair, c’est tout de suite et ce sera aussi dans dix ans, sur le disque de Fauré, il y avait le requiem, et juste après le Cantique de Racine, j’ai longtemps confondu les deux oeuvres en une seule, le cantique est doux comme neige, dans dix ans je ferai venir la neige dans un autre livre sur toi, dans dix ans où seras-tu, toujours dans ce silence, toujours dans cette douceur qui imprègne les heures de chaque jour sans passer avec elles, sans passer avec elles, sans passer avec elles.

 

Le coeur de ceux que nous aimons est notre vraie demeure.

 

La première neige a plané, frivole, au-dessus de la terre froide, elle est venue en avant-garde, n’est pas restée, est repartie légère, trois petits tours, deux petits airs de danse, la neige est une enfant, la mort est une enfant, l’amour est une enfant, l’amour comme la mort nous donnent même stupeur blanche, l’amour comme la neige, la mort comme l’amour, réveillent en nous les fièvres de l’enfance, la mort saisit des nouveaux-nés, des vieillards ou des fées de quarante-quatre ans, quarante-quatre ans et demi, juste avant de les prendre elle leur enlève leur âge, la mort, l’amour et la neige nous ravissent hors du temps, devant la neige nous sommes tous des enfants, devant l’amour nous sommes tous des enfants, devant la mort nous sommes tous des enfants, la neige est une enfant en robe blanche, une petite fille qui fait ses premiers pas sur terre, une petite fille d’un an, un an et demi, elle apparaît, elle disparaît, elle réapparaît l’année suivante et elle a toujours le même âge, elle ne vieillit pas, tu lui ressembles désormais, tu as jusqu’à la fin des temps quarante-quatre ans, quarante-quatre ans et demi, tu avais peur de vieillir, tu ne vieilliras plus et ton nom, jusqu’à la fin des temps, à le prononcer, fera venir sur le bout de ma langue cette fraîcheur des premiers flocons de neige, trois petits tours, deux airs de danse, j’étais content de voir cette première neige, j’étais heureux et malheureux , je commençais la litanie des ne plus jamais, tu ne verras plus jamais de neige, tu ne verras plus jamais de lilas, tu ner verras plus jamais de soleil, tu es devenue neige, lilas, soleil, j’étais triste et heureux de te retrouver là, dansante comme toujours entre ciel et terre, éparpillée en lumière blanche, si fraîche, si jeune, trois petits tours, quarante-quatre ans, deux airs de danse, neige, lilas, soleil et encre, je te retrouve partout toi qui n’es plus nulle part, je te retrouve même dans les livres, après ta mort, j’ai eu du mal avec la lecture, ça va un peu mieux maintenant, un titre suffit, le regard sur un titre de livre, je tourne la tête vers la bibliothèque, les deux livres que j’avais mis debout sont toujours là, tu avais vu leurs titres, maintenant tu es passée en eux, dans la douceur qu’ils donnent, dans la neige qui brillent sous ces titres, Le miroir des âmes simples et anéanties, Ma vie sans moi, j’ai ajouté un troisième titre que tu ne connais pas , j’ai mis debout un troisième livre [...], après ta mort, je n’ai pu toucher que des livres de philosophie, je ne leur demandais ni sens ni réponse, je sais bien qu’ils ne peuvent pas les donner, non, ce qui me touchait, c’était leur voix, leur style, leur ton, il y a quelque chose de calmant dans la philosophie, une manière de parler du vivant comme si on était déjà mort, cette période-là n’a pas duré, ce qui dure, c’est le courrier, les lettres que je reçois " comme écrivain ", les demandes qu’on me fait, je n’y réponds plus depuis le 12 août 1995, je n’y répondrai plus, ta mort poursuit en moi le travail de ta vie, elle me délivre, elle me détache, elle donne à ma vie l’apesanteur de ces titres, Ma vie sans moi , Le miroir des âmes simples et anéanties, La présence totale, je regarde souvent ces livres puis je reviens à la fenêtre, si éclairants soient les grands textes, ils donnent moins de lumière que les premiers flocons de neige.

 

Il y a un temps pour parler et un temps pour se taire. Je vais traverser cet hiver en silence, on ne peut s’approcher d’une rose rouge qu’en silence. J’ai au coeur un tourment de bois noir, je vais laisser tout ça virer au rouge et au clair. Je n’ai aucun doute sur le lieu où tu es réellement : tu es cachée dans le coeur des roses rouges. Lorsque je vais au cimetière, je regarde ta tombe, elle est couverte de noms, je ne pense rien alors, je ne pense que des choses triviales, je me dis que tu es là à deux mètres sous mes pieds, deux mètres ou trois, je ne sais plus, et je ne crois pas ce que je pense, et ça vient d’un seul coup, ça vient lorsque je me retourne, c’est là que je te vois,dans l’amplitude et l’ouvert du paysage, dans la beauté sans partage de la terre et du grand ciel, toi partout à l’horizon, c’est en tournant le dos à ta tombe que je te vois.

 

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Christian Bobin : La présence pure

De la mort qui est ici chez elle, personne ne leur parle. ils sont les seuls à en dire quelque chose, toujours à l'improviste et à voix basse, comme s'il s'agissait d'une chose honteuse.

Ces gens dont l'âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n'auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe.

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Christian Bobin : L'éloignement du monde

J'ai trouvé mon amour, le nom le plus secret et le plus clair pour dire ce qu'est ta vie dedans ma vie : l'air. Tu es l'air qui ne me fait jamais défaut, cet air si nécessaireà la pensée et au rire, cet air qui rafraîchit mon coeur et fait de ma solitude une place battue par tous les vents.

Une lettre longtemps retenue: "j'ai lu avec le calme et le silence qu'elles demandaient ces pages écrites après la mort de votre fils de onze ans. Que vous dire sinon que je ne peux rien vous dire - seulement entendre.Toute parole empruntée à ce monde, fût-ce pour vous consoler, et cette parole-là plus encore que les autres, ne ferait qu'ajouter une injure à cette douleur qui vous occupe chaque matin à votre éveil, pour la journée entière"....

" Votre voix est si calme qu'on dirait qu'elle s'élance vers les yeux de l'enfant pour les fermer doucement, chaque jour depuis quatre ans comme, je suppose, vous deviez l'amener à baisser ses paupières sur la rumeur de son sang lorqu'il était de ce monde, petit enfant dans le refus de dormir, semblable à tous, unique. Vous faites votre travail de mère comme si ce travail n'avait jamais de fin et devait être poursuivi bien après la montée des ombres et la crue de la mort."

"Vous êtes dans cette lumière qui est le fond de la vie-même : elle n'est pas l'oubli de nos morts. Elle est leur présence pure, mêlée à la douceur de l'air - blessure et force."

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Christian Bobin : Une petite robe de fête

Un matin, elle se lève, sort de la forêt, entre dans sa cuisine, ferme la fenêtre, ouvre le gaz. Une jeune femme qui tombe sur le carrelage et son âme qui tombe à ses côtés, son âme lourde, plus lourde qu’un oiseau mort, la blanche colombe gazée, étouffée sous le poids de son propre sang. La jeune femme se réveille à l’hôpital. Elle s’appuie sur ses oreillers, regarde autour d’elle, regarde en elle : plus d’âme. Le corps est bien là, en état de marche. Les mains peuvent prendre, les lèvres peuvent dire, les yeux peuvent pleurer. Tout est là, sauf l’âme. Son ami a dû l’emporter dans ses bagages, sans y prendre garde. Comment peut-on être si distrait. Elle quitte l’hôpital, revient à la vie courante. Et toujours pas d’âme. Cela ne se voit pas, cela ne s’entend pas, cela n’empêche rien. On peut fort bien vivre sans âme, il n’y a pas de quoi en faire une histoire, cela arrive très souvent. Le seul problème, c’est que les choses ne viennent plus vers vous, quand vous les appelez par leur nom. Vous pouvez être absente de votre vie et tromper tout le monde sur cette absence – tout le monde, sauf les bêtes, sauf les arbres, sauf les choses. Tout le monde sauf la blonde lumière d’automne, cette lumière qui pèse de toute sa douceur sur l’écorce des bouleaux et la chair des rosiers.

Je lis pour faire sa palce à la douleur. Je lis pour voir, pour bien voir, - mieux que dans la vie - l’étincelante douleur de vivre. Je ne lis pas pour être consolée, puisque je suis inconsolable. Je ne lis pas pour comprendre, puisqu’il n’y a rien à comprendre. Je lis pour voir la vie en souffrance dans ma vie – simplement voir

Et puis vus êtes partie. Ce n’était pas trahir. C’était suivre le même chemin en vous, simple dans ses détours. Vous emportiez avec vous la petite robe de neige. Elle ne dansait plus dans ma vie. Elle ne tournait plus dans mes rêves. Elle flottait sous mes paupières lorsque je les fermais pour m’endormir, juste là : entre l’œil et le monde. Le vent des heures l’agitait fiévreusement. L’orage des chagrins la rabattait sur le cœur, comme un volet sur une vitre fêlée.

Qui n’a pas connu l’absence ne sait rien de l’amour. Qui a connu l’absence a pris connaissance de son néant – de cette connaissance de son néant – de cette connaissance lointaine qui fait trembler les bêtes à l’approche de leur mort.

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Maj 16/07/2003