Weihui : Shanghai baby ( Ed. Philippe Picquier)
Encore
aujourd'hui, je me refuse à mettre sur le même plan la mort de
Tiantian et celle des deux scientifiques français. Mais je suis
certaine d'une chose : c'est une force comparable à une
éruption volcanique, irrésistible et indéfinissable, qui a
emporté Tiantian. Si la terre, dans ses moments de colère que
l'humanité ne peut contrôler, déverse son sang fatal, alors
pourquoi l'humanité ne se blesserait-elle pas, pourquoi ne se
détruirait-elle pas face à tant d'âmes déchues, face à ce
matérialisme explosif ?
On ne peut pas l'éviter et on ne peut pas l'expliquer. Quand un
être aimé vous quitte, vous pouvez verser toutes les larmes de
votre corps, il ne reviendra pas. Il s'en va pour toujours,
emportant avec lui des souvenirs réduits à l'état de
poussière et laissant derrière lui une âme filandreuse.
Cela fait
cent huit jours que Tiantian est mort. Cent huit jours pendant
lesquels j'ai entretenu une mystérieuse liaison avec l'au-delà.
En faisant le café dans la cuisine, j'entendais des bruits d'eau
venant de la salle de bain. Pensant que Tiantian était en train
de prendre son bain, je me précipitais pour voir mais la salle
de bain était désespérement vide.
Quand je relisais mon manuscrit assise à mon bureau, j'avais
l'impression de s entir une présence sur le canapé derrière
moi. Comme si Tiantian me regardait tendrement en silence. Je
n'osais pas me retourner de peur de le faire fuir. Je sais que
Tiantian continue de me tenir compagnie dans cet appartement. Il
s'entêtera et restera là à attendre jusqu'à ce que ce roman
qui a su l'enthousiasmer soit terminé.
Le plus pénible est le milieu de la nuit, lorsque personne n'est
là pour me chuchoter à l'oreille, que je me tourne et me
retourne dans mon lit, serre fort son oreiller contre moi et
implore les dieux de convoquer Tiantian dans mes rêves
interminables : un brouillard gris pénètre par la fenêtre et
pèse alors à la fois délicatement et lourdement sur mon
crâne. J'entends une voix lointaine prononcer mon nom. Il est
vêtu de blanc et s'avance vers moi avec une grâce et un amour
inaltérables. Nous nous envolons grâce à des ailes en fibres
de verre transparentes. Les pelouses, les maisons et les rues
défilent sous nos corps. La lumière fait quelques accrocs dans
le ciel de jais.
Les premières lueurs matinales agissent comme une sonnerie
m'annonçant la disparition de cet instant de magie. La nuit est
chassée de l'écorce terrestre. Je sors de mon rêve. Mon aimé
a disparu, me laissant un peu de douceur sur la poitrine et
d'humiditéau bord des yeux.
Depuis que Tiantian est mort un matin près de moi, tous les
matins me font l'effet d'une impitoyable et gloutonne avalanche.
Comment savoir ce que l'effroyable nous réserve encore ? Comment ses chairs vont-elles être réduites à l'état de cendres insensibles ? Comment son âme innocente va-t-elle se dégager de sous la terre, s'extirper de ces restes macabres et prendre le large pour filer vers le firmament et viser directement l'empyrée ? Il doit bien y avoir là-haut un territoire où Dieu a fait la lumière, un monde à part fait de sentiments différents !
Je lis le
poème que j'ai écrit pour Tiatian à toute allure : ...
dans un dernier flash je vois ton visage, sur le noir, sur la
douleur, sur la buée que tu as formée sur la vitre, en plein
milieu de la nuit... Dans la tristesse des rêves qui se
succèdent, mais je n'ai déjà plus de voix, plus de voix pour
te dire au revoir.
Puis, je vais me réfugier derrrière l'assemblée. Que faire ?
Tout ce monde, tout ce monde présent avec qui je n'ai rien de
commun. Ce n'est pas jour de fête aujourd'hui. Ce n'est qu'un
cauchemar, le cauchemar d'un trou béant dans mon coeur.
Je n'ai plus qu'une idée en tête : me cacher. Mais Tiantian
n'est plus là et les quatre murs de l'appartement n'ont plus de
raison d'être.
La chemise porte encore son odeur. Je me cache le visage dans le tissu et cette émanation si familière me rappelle ce qu'est un bonheur perdu.
Retour textes
Retour Memoire
Retour Sommaire
Maj 11/02/2004