Laurence Tardieu : Comme un père
Les jours dimpuissance ressemblent à des jours de deuil . La création, lamour, même destinée : des hôtes de passage. Au bout, la solitude. Le rien.
Un soir, jai voulu expliquer ça à Ana. Elle ma écoutée, elle a hoché la tête. A lexpression voilée de son regard, jai su quelle navait pas compris. Cette solitude, même avec les plus proches.
Marc meurt un matin de mai. Un homme immense devenu aussi léger que du papier couché dans un lit blanc. Cétait il y a trois ans. Voilà la vie : on est heureux. On en est parfois conscient. Soudain tout bascule. On se retrouve plongé dans un autre temps, un autre espace. Lexistence se referme. On est pris à son piège. On senfonce dans la solitude. Impossible de saisir la main de quiconque. Lépoque heureuse apparaît comme une bulle, flottant, légère et inatteignable, au-dessus de nous. Ana parle rarement de cette période. Parfois, dans un soudain débordement, certaines images ressurgissent. Seulement les bons moments. La maladie, la souffrance, la mort, jamais elle ne les évoque.
- Tu sais, la mort de Marc a failli me couler Il ya eu des moments si difficiles, des moments Tiens, tu vois, je me suis longtemps demandé si lenfer, ça existait ou bien si cétait une sorte de légende bonne à nourrir notre petite culpabilité judéo-chrétienne. Eh bien Louise, ces moments-là, je crois que cétait lenfer vraiment cette déchéance alors depuis, comment te dire, des tas de choses me paraissent si claires, si douces. Jai envie daller vers elles et de les vivre à fond, tu vois, parce quaprès je sais quelles disparaissent et quelles ne reviennent plus ; alors, si on est passé à côté, quel gâchis !
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Jacques Tournier : A l'intérieur du chien ( Ed. Grasset - 2002 ) - Roman
J'en suis à six mois d'une paix fragile. Six mois, c'est très court pour apprivoiser une absence. Les seules images que je supporte sont celles que je retrouve certains matins dans les plis de mes draps.
Comment pouvez-vous croire qu'une mort se raconte ? Elle se vit, jour par jour, pendant des semaines, [...]
C'est votre douleur qui vous trompe. J'emploie les mots comme ils me viennent. Derrière ce que vous m'écrivez, derrière votre ironie, votre mépris, votre insolence, je sais qu'il y a la douleur. Vous parlez de votre maison comme d'une maison double. J'y vois plutôt un labyrinthe où vous tournez en rond à la recherche d'une issue que votre douleur, - j'y reviens - vous empêche d'apercevoir.
Contrairement à ce qu'il redoutait, cette musique ne réveille rien du passé. C'est un son pur , sans attache, qui déroule son propre chant hors du temps et de la mémoire, et l'émotion qu'il fait naître ressemble si fort au plaisir que Jean s'effraie de l'avouer. Il augmente le son. La chambre devient lumineuse. Il s'oblige à fermer les yeux pour que cette lumière ne soit qu'intérieure, liée à sa seule écoute, la première frontière entrouverte. Les trois mouvements de la sonate dissipent les dernières ténèbres et s'achèvent sur trois accords. Il les laisse sonner longtemps avant d'éteindre l'appareil. [...] Sur la dernière note, il sait qu'il ya quelqu'un dans la chambre. Il écarte les mains vers ce qui pourrait être une présence. Il s'entend dire : "- Toi ?"
Il parle à Julia. Il essaie, du moins. Il apprend. - Parler seul, c'est facile. Quand tu ne vois personne et que l'envie te prend, autant te parler à toi-même, d'un fou à un autre, et alors ? Ricane qui voudra. Mais te parler à toi, après un tel silence... Il hésite. - Nous avons parlé du silence à New-York, après l'enterrement de Serge. Tu t'en souviens ? Tu m'as dit que c'était simple de se taire lorsqu'on était deux. Un voyage qu'on faisait ensemble, à partir d'un bruit, d'une odeur, en se regardant simplement pour être sûrs de faire le même.
J'ai cherché où pourrait se glisser le poison, la parcelle qui alalit céder la première, mais j'avais beau fouiller, toucher ton absence du doigt, me dire qu'il fallait te rejoindre, que je n'aurais plus la force de vivre, ce n'était qu'une idée, Julia, une idée dans ma tête. Tout mon corps refusait. Mon corps ou ma carne, appelle-le comme tu voudras. C'est lui qui décide. Intouchable. Il n'a même pas à se défendre. Il n'éprouve aucune tentation. Et je suis encore là, stupéfait de ma lâcheté, mais vivant.
L'amnésie dont vous me parliez dans votre première lettre est une maladie d'autant plus dangereuse qu'elle est illusoire. On n'oublie rien, jamais. On s'en flatte. Mais la mémoire reste tapie dans l'ombre et surgit sans qu'on s'y attende.
Je suis quelqu'un d'autre, Agnès. Je l'ai découvert, sans en être sûr, lorsque je vous ai raconté les derniers instants de Julia. C'était douloureux, mais apaisant en même temps. Je me suis obligé jusqu'ici à vivre sans elle. Aujourd'hui, j'apprends à vivre avec elle. Et avec moi.
Il n'ose pas lui révéler ce qu'il a fini par apprendre, qu'il n'y a jamais d'Eurydice, que c'est un leurre, un masque absurde, qu'aucun cadavre ne revient et qu'il faut le réinventer.
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Nadine Trintignant : Combien d'enfants ( Ed. Stock - 2001 ) - Roman -
L'itinéraire de deux jeunes femmes séparées de leurs enfants pendant la seconde guerre mondiale
Son
sourire... Dès leur première rencontre, elle avait su que
désormais sa vie avait changé. Elle avait un but : rendre cet
homme heureux. Ils étaient jeunes, avaient vécu proches comme
les rameaux d'un même arbre. Durant l'été, le soir les
retrouvait assis sur les billots de bois. Ils chantaient
ensemble.
Depuis qu'il était parti, elle avait perdu le goût.
Peut-être quelque part une vieille comme elle réchauffe son
mari en chantant... Peut-être. Comment savoir ?
[...] Est-il encore possible que son mari revienne ? Un matin
dans le soleil aveuglant, elle verra sa haute silhouette franchir
la barrière. Il la serrera dans ses bras. La vie reprendra son
cours. Ils verront les saisons changer et en auront du bonheur.
Comme avant. Ils se savaient heureux ensemble sans jamais se le
dire. Ni l'un ni l'autre ne connaissaient les mots. Ils se
regardaient et riaient ensemble. Ils chantaient aussi.
Maman,
c'est toi dans le cercueil.
Les hommes le descendent, accroché aux cordes. Avec un bruit
sourd, il heurte le fond de la fosse. Je ne peux supporter ce
bruit. Je vais à l'ombre de l'arbre d'où je te voyais, le
dimanche, déposer des fleurs pour tes parents. [...] Sans toi,
je suis seul. [..] Dans le parc, j'ai couru loin pour ne plus les
entendre. J'ai enfoncé mon visage dans l'herbe, dans la terre.
Le plus profond possible. Il avait plu et l'odeur de la terre m'a
un peu apaisé. Dans la maison, c'est celle des médicaments qui
domine. Pauvre petite maman si délicate, si légère, et qui
sentais la citronelle. Je t'aime tout le temps maintenant.
Je me suis assis devant ta coiffeuse. Tu y restais longtemps. Erika te brossait les cheveux. Vous bavardiez. J'aimais m'asseoir dans un coin, par terre. Je rêvassais en entendant vos rires. Comme tout est vide désormais, et muet sans toi. Ton absence me domine. Dans la pénombre, un rayon de lune donne une brillance à ta brosse et à ton peigne d'écaille. Le dessus de lit de cashmere est trop bien tiré. Trop plat. On devine que le lit n'est pas fait. Dans ta penderie, j'ai ouvert toutes les portes en même temps. J'étais entouré de toi. De tes vêtements chatoyants, de tes fourrures, de tes escarpins si fins, si petits. J'ai respiré tes robes. Tu étais encore un petit peu là. Par terre, il y avait la montre gousset de papa qu'il cherche partout depuis quelques jours. Je l'ai prise.
Dans
le jardin, il a cueilli des roses pourpres. Elle aimait les roses
pourpres.
Il est allé dans tous les endroits favoris de sa mère, et dans
chacun d'eux, il a déposé une rose. Pour elle.
Il est allé sur le pont qui enjambe la rivière. Il est resté
là un long moment. Il avait envie de se tuer pour punir son
père. Il imaginait son chagrin. Le voyait en larmes, serrant
dans ses bras le corps inerte de son fils chéri. Il lui
demandait pardon et chassait Lena.
Oskar ne s'est pas jeté du pont.
Un peu avant onze heures, il a grimpé sur le toit de la maison
du tailleur qui fait face à la mairie. Il s'est mis à plat
ventre pour ne pas être vu, et a pensé que ce serait drôle de
glisser sans l'avoir voulu, de tomber du toit, et de rendre là
son dernier soupir. Oskar adore l'idée de la mort. Il a quinze
ans. Il a lu Goethe, Kleist et Nietzsche avec passion. A quinze
ans, on est si peu menacé par elle, que la mort...
Il se dit que non, personne jamais n'est vraiment à personne, et on meurt de ne pas l'admettre. Ou peut-être l'enfant dans le ventre de sa mère. Peut-être. Rien n'est sûr.
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Maj 08/11/2003