Christiane Singer : Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? ( Ed. Albin Michel - 2001 )
Pendant
toutes les semaines qui précédèrent la mort de mon père, je
n'avais au coeur qu'une prière : celle de le voir relâcher sa
tenue qui m'apparaissait une tension, sa discipline de chaque
instant, s'abandonner devant l'approche de la mort, oui : lâcher
prise !
Avoir songé à suggérer à ce père bien-aimé comment il avait
à mourir me paraît aujourd'hui d'une incroyable arrogance. A un
homme qui traversa ce siècle de fer et d'enfer de part en part,
et qui venait d'une époque où on mourrait encore de sa propre
mort, on ne suggère pas comment il sied de mourir ! Aussi à
l'instant de rendre son dernier souffle, il tenta de se redresser
et de se mettre debout. J'ai découvert plus tard à la lecture
de Friedrich Weinreb, que certains zadiks demandaient à
l'instant de mourir d'être mis debout, et j'en reçois après
coup le message. "Tu ne sais pas à quel point tu ne sais
pas que tu ne sais pas"(Rabbi Nahman). L'humour de mon père
était délicieux. La pensée que de l'autre versant du monde il
puisse sourire de cette dernière leçon à sa fille éclaire
quelque peu ma consternation.
La vie n'a pas de sens, ni sens interdit, ni sens obligatoire.
Une
question harcelante, impossible à éluder : Faut-il vraiment la
mort pour que le prix de la vie apparaisse ? Faut-il que je te
perde pour que je sache combien je t'aimais ? N'est-il pas temps
d'introduire dans nos quotiidens une autre conscience, une autre
manière d'être, une discipline tendre ? Rendre hommage à la
vie. Chaque jour de neuf, et jusqu'à la fin de nos jours ! Pour
éviter le sort de ce héros antique dont le nom ma fait la
nique. A l'instant où la jeune paysanne qui lui a offert une
nuit de délices s'éloigne sur le chemin, il la reconnaît ! A
son dos ! A sa démarche ! C'est la déesse Aphrodite elle-même
! Trop tard hélas, puisque, avant qu'il n'ait pu de quelques
bonds la rejoindre, elle s'est dissoute dans la brume matinale !
Main dans la main.
Les deux soeurs.
Une fois accepté le fait que la mort ne s'excise pas comme une
tumeur de tissu vivant de notre vie mais qu'elle lui est
consubstantielle, le pas principal est franchi. Les énergies
grossières de la peur, du rejet, de l'indignation devant le sort
sont alors libérées et désormais au service de la formidable
alchimie de transformation. Il est évident que ce retournement
ne s'opère pas dans le mental et qu'il est le fruit de la chair
et d'une longue patience.
Aussi longtemps que je veux défendre coûte que coûte mon
acquis : mon identité, les miens, ma jeunesse, mes succès...,
la mort reste toute puissante et redoutable. Car sa mission alors
n'est autre que de m'arracher ce que je crois posséder. C'est sa
première raison d'être, elle est l'arracheuse, la
"scandaleuse", celle qui fait trébucher sur le
"scandalon", l'obstacle, celle qui fait tomber. [...]
Dès que je livre passage à ce qui est, que je m'ouvre au flux
du réel dans une porosité tout amoureuse, la mort perd son
aiguillon.
A la première "naissance d'en bas" - à la première
surgie hors du ventre des femmes - succèdera un jour - en fin de
pélerinage, en fin de quête, et dans la même logique que
l'Eros divin, la "naissance d'en haut". "J'ai mis
devant toi la vie et la mort. Choisis la vie et tu vivras !
" L'invitation de Dieu à Moïse ! Tautologie sublime qui
savonne pour finir les marches de l'escalier et nous délivre de
la malédiction de la dualité !
"Choisis la vie et tu vivras".
Que tu vives ou que tu meures, choisis la vie !
La mort a un autre pouvoir encore : elle déchire les entraves qui nous empêchent d'aller vers autrui. Car les morts ont ceci que n'ont pas les vivants : ils sont abordables, ils sont d'accès facile. Il n'est même pas nécessaire de leur avoir été présenté de leur vivant. Je peux à l'annonce d'une mort qui m'ouvre le coeur entrer aussitôt en relation avec l"évadé". Son ego n'existant plus, le mien fond aussitôt à son contact. Les âmes se touchent, se frôlent, baignent ensemble.
Me voilà
face à une femme en larmes. "Je viens prendre mon manteau,
me dit-elle. J'ai perdu
ma fille, je viens d'aprrendre qu'elle est morte à l'hôpital.
Et moi qui suis là à un congrès sur l'accompagnement des
mourants... Pendant que ma fille ..." Me voilà dans ses
bras ou elle dans les miens. Les sanglots qui la secouent roulent
les éboulis de pierre de sa poitrine à la mienne, de son ventre
au mien. Une accalmie, des saccades plus fortes encore, nous
pleurons ensemble. Un instant plus tôt nous ne nous connaissions
pas et voilà que nous partageons l'intimité la plus haute qui,
l'éros mis à part, soit possible sur terre : le deuil, la mort
portée ensemble. Ses larmes mouillent mes joues, mes cheveux.
Nous sommes ensemble - une. Voilà que la mort me donne une fille
que je n'avais pas avant.
Quelque chose d'étrange et de déchirant a lieu : la mort me
donne la fille que la vie ne m'a pas donnée : Sandra. Elle
s'appelle Sandra. Elle est ma fille et je la pleure de
l'intérieur de sa mère. Elle nous a soudées. Je ne sais
combien notre embrassement a duré, mais je sais que ma famille
s'est agrandie, enrichie d'une toute jeune morte, et que sa
rencontre a eu lieu pour moi au centre même du brasier de la
vie. Aussi fait-elle partie désormais de ma vie. Comme les
autres vivants que j'aime.
Le sens
du désespoir , s'il en est un, n'est-il pas de dégager cette
énergie "scandaleuse" qui est seule en mesure de
fracasser les murailles de nos coeurs ?
"La mort est grande par la vie qu'elle fait surgir",
disait Dürckheim.
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Maj 01/11/2003