Charles Ronsac : On ne se lasse pas d'aimer ( Ed. robert Laffont-1992 )

Max gallo a été le seul à exprimer cette idée que d'autres ont certainement eue en pensant à toi : « Elle sait qu'elle est une charge pour vous. » Il te connaissait depuis plusieurs années pour êtrre venu nous voir dans le Lot avec sa femme, Tina, et nous avoir rencontrés maintes fois près de Fontainebleau dans une auberge des bords de la Seine. D'après Max, c'est donc aussi par amour que tu voulais te suprimer. Mais ne pouvais-je invoquer l'amour pour t'en empêcher ?

Ce soir-là, resté seul auprès de toi, je t'ai rassurée : on ne te fera pas souffrir, on te laissera mourir en paix. Je suis sûr que si tu avais pu sourire tu l'aurais fait car c'est cette mort-là que tu souhaitais et moi seul t'ai empêchée de la recevoir plus tôt. Trop tôt à mon gré...

J'avais décidé qu'on te parlerait, aussi longtemps que possible. C'est moi qui ai commencé. Je t'ai racontée, je t'ai racontée notre vie, notre amour, notre bonheur, nos enfants, nos petits-enfants. J'ai révélé, c'était plus fort que moi, ce que nous leur avions caché et dont j'ai repris l'essentiel dans ce récit qui s'achève. J'ai parlé pendant une bonne heure, et, quand l'émotion m'obligeait à m'arrêter pour aller pleurer tranquillement dans le couloir, je demandais à nos enfants et à nos petits-enfants de me remplacer. Tel un commandant de navire en détresse, je criais : « Parlez-lui, parlez-lui ! » Tout le monde pleurait mais presque tout le monde parlait. J'entends encore Martine raconter les premières vacances de ses enfants à Toirac et comment pour leurs jeux et leurs premières lectures tu t'es retrouvée à la maternelle...
Ta main droite que je prenais parfois sous les draps était molle, moite, mais toujours vivante. Toi, les yeux grands ouverts, tu étais haletante, mais, j'en suis certain - et les enfants aussi -, tu nous écoutais et même si tu ne pouvais pas suivre absolument tout ce qu'on disait tu savais qui te parlait, et pourquoi on te parlait, au rythme de ta respiration saccadée.
De 13 h 30 à 15 h 30, nous avons vécu deux heures bouleversantes, mais, aussi, merveilleuses, pour toi comme pour nous. Je plains ceux et celles qui disparaissent dans la solitude et dans la nuit. Je plains encore plus leurs familles...
Ensuite tu es entrée dans le coma final. Je n'ai plus senti ta main qui se refroidissait. A 17 h 25, paisiblement, tu nous a fait entendre ton dernier soupir. Quand nous t'avons revue, peu après, la bouche et les yeux fermés, un bandeau entourant ton front, je n'ai pu m'empêcher, moi l'incroyant, de dire aux miens :
« Elle est belle, on dirait une sainte. »

A Paris, j'avais demandé à Annie de commander pour la placer sur ton cercueil, une gerbe dominée par soixante grosses roses rouges, rouges en souvenir de notre jeunesse ardente, rouges parce que, malgré tout ce que nous pensions des gauches officielles, nous sommes, toi et moi, restés ancrés à gauche... J'avais fait inscrire sur le ruban : « A Marthe, pour nos soixante anées de bonheur. » A Toirac, quand le cercueil fut en terre, j'ai demandé que chacun des parents et amis qui étaient venus t'accompagner jetât sur toi une de ces soixante grosses roses rouges, pour que nos soixante anées de bonheur soient enfouies dans la mémoire collective de ton village.
Pour m'épargner de trop fortes émotions, Annie n'a pas voulu que j'entre dans la maison. Mais en la regardant, j'ai décidé, le temps d'un éclair, pour que les enfants et petits-enfants restent attachés à cette demeure de leur mère et grand-mère, de la réaménager dès ce printemps, afin de la rendre plus spacieuse, plus claire, plus confortable. Ainsi, on gardera Toirac vivant, en pensant à toi.

Je t'ai pleurée pendant des jours et des nuits. Une image, un souvenir, une évocation, une lettre d'amis, tout m'arrachait des larmes. Je ne savais pas qu'on pût pleurer tant un être cher. J'avais pleuré mon frère à dix-huit ans, mais c'est aussi pour moi que je pleurais parce que je me croyais responsable de sa mort. J'avais pleuré ma mère à trente-sept ans et mon père à cinquante-quatre. Je les avais aimés autant qu'on peut aimer des parents et je les avais aidés, protégés, abrités jusqu'au terme de leur existence. Mais, à dire vrai, après soixante années de bonheur partagé, le déchirement n'est absolument pas comparable.
Je t'ai beaucoup pleurée mais je pensais et disais parfois que je devrais être heureux et fier d'avoir vécu une telle vie avec toi et grâce à toi. Combien de couples peuvent-ils s'en vanter ?
Parmi les très nombreuses lettres que j'ai reçues, ce sont évidemment celles où il était question de toi, de nous, de notre amour qui m'ont le plus ému. Curieusement, les témoignages d'affection de croyantes m'ont particulièrement touché. Pour l'une, qui découvrait sur mon bureau tes dernières photos, tu étais là, présente, en permanence. Pour une autre, c'est toi qui maintenant, à la maison, veillais sur moi.

La semaine suivante, ton neurologue, qui m'a reçu très amicalement pur me parler de toi, m'a donné de quoi dormir. Mais, à moins de m'habituer à des doses excessives, il me fallait choisir : l'insomnie ou l'écriture. Tout le monde ne peut pas aller chez un psychanalyste... ou au confessional.

On dit parfois, après certains décès :« on oubliera vite. » Je le confesse, je ne tiens pas à t'oublier. Je n'ai pas envie que tu me quittes.






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Maj 30/05/2004