Luanne RICE : Les brûlures de l'absence ( Editions Belfond 1996 )

" Je ne sais pas comment tu as pu tenir si longtemps", fit Gabrielle qui acheva sa phrase mentalement : dans l'appartement où Karen est morte.
" Je ne supporte pas de me trouver dans la même ville que Matt, dit Anne.
" - Je pensais surtout à..." commença Gabrielle.
Mais Anne ne voulait pas la laisser aborder de trop près la question de Karen.
" Je l'aime encore, tu sais. C'est ridicule, mais c'est comme ça.
- Celui-là, si je pouvais mettre la main sur lui ", remarqua Gabrielle.
Matt était parti immédiatement après l'enterrement. Apparemment, il avait envisagé de s'en aller de toute façon ; la mort de Karen lui avait servi d'excuse.
" Gabrielle ? dit Anne en prononçant le prénom de sa sœur avec une intonation dure et plaintive.
- Anne, explosa enfin Gabrielle. Y a-t-il une chose dont j'ai le droit de te parler ? Nous ne pouvons pas parler de Matt, tu ne me laisses pas effleurer le sujet de Karen. Je l'aimais moi aussi, tu sais.
- Tout est perdu, dit Anne d'une voix à peine audible, les yeux fixés sur l'assietet intacte de fruit et de fromage.

" Qu'est-il arrivé ? " demanda-t-il. Le bruit de ses pulsations couvraient celui du vent.
" La petite file est morte. Une chute de quatre étages. Anne était là, la pauvre. Mais la police a eu beaucoup de soupçons. A un moment, on a cru qu'ils l'inculperaient."
En quelque sorte, il le savait. Elle avait dit qu'il n'y avait pas d'enfant, mais il ne l'avait pas crue. Il pensa de nouveau à l'incendie, à la façon dont elle était retournée en courant dans la maison en flammes. Tout le monde avait été écœuré de voir cette femme risquer sa vie et celle d'autrui pour ce qui semblait être un vulgaire sac de couches.
Tout le monde, sauf Thomas Devlin. Il avait vu les vêtements et les jouets d'une petite fille, avait décelé la lueur de deuil dans les yeux de la femme. Il s'était reconnu lui-même. Anne Davis avait assisté à la mort de quelqu'un qu'elle aimait.

Anne fixa la photo un bon bout de temps sans changer d'expression. Un moment heureux fixé pour toujours sur la pellicule. C'était ainsi qu'elle le voyait. Il ne l'émouvait pas plus que ça, dans un sens ou dans l'autre.
La photographie ne montrait pas qu'Anne et Matt s'étaient amèrement disputés avant le petit déjeuner ce matin-là, ni qu'avant le coucher du soleil il aurait pris un vol pour La Guardia. Elle ne montrait pas que , dix minutes après avoir fait la prise de vue, Gabrielle servirait un pique-nique pour le déjeuner, ni que Karen et Anne allaient partager un sandwich au thon et un verre de limonade. Elle ne montrait pas que Karen et Anne attendraient la marée basse pour aller barboter dans les bassins et les trous d'eau laissés par la mer en se retirant. Elle ne montrait pas Karen en train de tomber par la fenêtre huit jours plus tard.
La photographie ne rendait pas Karen réelle ; ni plus présente ni plus éloignée d'Anne.
Pour retrouver ces sensations, Anne fouilla dans le sac de toile qu'elle avait sauvé de l'incendie.
Un dessin de Karen. Assis par terre, Anne l'étala sur ses genoux. Elle aimait le toucher. Du papier bulle de couleur jaune, au grain rugueux, la qualité préférée des jardins d'enfants, partout. Karen avait utilisé quatorze crayons de couleurs différents pour créer le dessin destiné à Anne.
Anne porta la feuille de papier à son visage. Il sentait la fumée à présent mais, si elle se concentrait, elle pourrait retrouver l'odeur de la mine des crayons. En l'effleurant du bout des doigts, elle pouvait suivre les doux traits gras laissés par les crayons de Karen. C'était si réel, quelque chose qu'elle pouvait tenir dans ses mains, un dessin que Karen aurait pu terminer à peine cinq minutes plus tôt. Ca faisait le même effet, ça sentait presque pareil, ça avait l'air semblable, car il portait en lui le moment où Karen le lui avait donné.

Il voyageait tout le temps. Cette activité épuisante à certains égards était ce qui lui permettait de tenir son chagrin en laisse. Il se faisait du souci pour Anne, constamment seule. Sans profession. Parfois, lorsqu'il pensait à Karen, son métier était la dernière chose qui l'empêchait de casser les les carreaux des fenêtres, de hurler à la lune.

Ce qu'il ressentait était du soulagement et de la terreur, parce qu'il avait rencontré quelqu'un qui lui ressemblait. Il s'était donné un foyer et des amis merveilleux sur l'île. Ceux-ci l'invitaient à leurs fêtes, à leurs mariages, au baptême de leurs enfants. Ils menaient de merveilleuses vies normales, saines, tranquilles et éloignées du mal. Mais seul Thomas Devlin savait qu'il était un imposteur parmi eux.
Il avait vu le pire, et il savait que personne ne pouvait trouver la sécurité. La vraie sécurité. On avait beau installer des systèmes d'alarme, construire des forteresses, tenir son gosse en laisse comme un toutou. On avait beau faire poser des extincteurs, mettre des barreaux aux fenêtres, recommander à ses enfants de ne jamais adresser la parole à des étrangers ; on avait beau faire de son mieux, on ne pouvait pas s'attendre que le destin récompense de tels efforts.

" Ils disent que seul le diable aurait pu sortir vivant d'un feu comme ça, ajouta-t-il.
- Comment avez-vous fait ? demanda Anne, et elle sentit que sa voix chuchotait à peine.
- Parce que j'étais avec une personne que j'aimais. Il fallait que je la sorte du feu. "
Le temps se figea. Une chanson s'élevait du juke-box, mais Anne ne l'entendait pas. Son thé posé sur la table en face d'elle se refroidissait. Anne savait que c'était la raison pour laquelle il lui avait fallu aller chez Ruby. Elle entendit sa propre voix avant de comprendre qu'elle était en train de parler.
" L'avez-vous sauvée ? "
Ses mains étaient de retour sur la table. Maintenant, il tenait les paumes en l'air, mais il les fixait avec l'intensité d'un diseur de bonne aventure.
" Non, dit-il en regardant Anne dans les yeux.
- Je suis désolée. C'était votre femme ? "
Il acquiesca de la tête.
Anne pensait à la manière dont elle avait essayé de rattraper Karen. Si futile. Une seconde plus tôt Karen était dans sa vie, et la seconde d'après elle avait disparu pour toujours. Anne évoqua le soleil qui entrait à flots par la fenêtre, découpant à contre-jour et de dos la silhouette de sa petite fille. Elle voyait le pigeon se poser. Elle avait tendu à Karen la tranche de pain. Comme si le film défilait sous ses yeux, elle voyait Karen briser le pain en morceaux. Elle voyait le pigeon prendre les miettes dans la main de Karen. Et elle voyait Karen s'envoler.
A présent, assise en face de Thomas Devlin, elle aurait voulu avoir des cicatrices qui lui rappelleraient Karen. Qui rendraient tangibles sa nostalgie, la passion qu'elle avait éprouvée pour sa fille unique. Les larmes inondaient son visage, elle tendit la main par-dessus la table pour prendre la sienne. Elle examina ses brûlures, les caressa avec ses pouces.
" Je suis désolée, répéta-t-elle.
- Je sais que vous l'êtes ", dit-il.
Elle lui jeta un regard , quelque peu perplexe.
" Karen ", dit-il.
Elle écarquilla les yeux. " Je ne peux toujours pas parler d'elle.

Depuis des mois, la vie d'Anne était informe. Sans Matt ni Karen. Elle avait vogué tout au long de ses journées comme une somnambule, qui se déplaçait dans le temps sans espoir ni but. Elle ne répondait jamais au téléphone, éludait les appels, même ceux de Matt ou de ses amis les plus proches. Personne ne pouvait comprendre ce qui lui était arrivé. On pouvait compatir avec elle, on pouvait essayer d'imaginer l'enfer qu'elle traversait, mais personne ne pouvait savoir. Son mutisme l'avait rendue suspecte aux yeux de tout le monde. Au bout d'un certain temps, son téléphone finit par ne plus sonner du tout.

" Et tout le temps cette toute petite fille en noir avec des yeux de raton laveur a fait semblant d'être une vedette de cinéma pleine de séduction, et je ne pouvais m'empêcher de penser qu'elle avait la plus grande imagination du monde.
- C'est vrai ", dit Anne, et un déclic se produisit dans sa tête. Elle l'avait senti venir et elle savait même pourquoi : elle pensait que c'était l'imagination de Karen qui l'avait tuée.
" Elle me manque ", dit Maggie.
Anne hocha la tête.
Elles restèrent assises en silence à regarder toutes les deux le dessin de Karen. Au bout de quelques minutes, Anne se tourna vers Maggie.
" Merci de m'avoir parlé d'elle, dit-elle.
- Ne me remercie pas ". Maggie plissa le front sans comprendre.
" Juste après le drame, personne ne parlait plus d'elle. Matt avait déménagé, et mes amis, même ta mère, avaient peur de me perturber s'ils la mentionnaient, ce qui aurait été le cas. C'est à peine si j'ai entendu prononcer son nom une seule fois. Je ne pouvais pas comprendre ça. Il fallait que j'aille dans sa chambre pour me convaincre qu'elle avait réellement existé.

A présent, tout en conduisant, il se sentit emporté par un accès de tristesse et de fierté délicieuses. Il aurait tellement voulou que Sarah sache qu'elle avait mis au monde un garçon comme Ned. Le miracle dans tout ça, aux yeux de Thomas, c'était que Ned soit devenu un garçon si bien, alors que Sarah était morte quand il avait six ans et qu'il avait été élevé uniquement par son père, sauf l'année qui avait suivi l'incendie.
" Est-ce que maman te manque ? demanda Ned.
- Naturellement " répondit Thomas, mais la question le prenait au dépourvu. Il y avait si longtemps qu'elle était partie. Il lui avait fallu s'efforcer de penser à elle le moins possible pour assurer sa propre survie au début. Il s'était entraîné à l'oubli.

Après avoir achevé sa commande pour le CD de Chopin, Anne entama une série de collages qu'elle voulait intituler Le Ciel. Elle cherchait à garder l'esprit libre, à ne pas se laisser obnubiler par trop de religion ou de sentimentalité. Malgré tout, sa première tentative montrait des chérubins qui évoluaient sur des coussins de nuages. L'un d'entre eux avait les mêmes traits sombres, le même regard solennel que ceux de Karen.
A force d'évoquer Karen de cette manière, "au ciel", en compagnie d'autres enfants transformés en anges, Anne fut en proie à une si profonde dépression qu'elle dut durant deux jours laisser le projet de côté. Mais à la fin du second jour, elle y ajouta une colombe grise, le pigeon que sa fille esayait d'attraper lorsqu'elle était tombée. Elle mit un sourire dans la bouche rouge foncé de Karen. Anne se sentait un peu folle, mais moins déprimée.
Le collage suivant dans la même série, représentait une sorte de tunnel dont les nuances rouges de plus en plus sombres étaient censées évoquer un cœur en train de battre ou peut-être, elle le découvrit au fur et à mesure de son élaboration, un bébé dans le ventre de sa mère. C'était le collage le plus humain et en même temps le plus abstrait qu'elle eût jamais fait. En se penchant sur son travail elle éprouvait un certain contentement. Elle se servirait de timbres dont les rouges avaient les tonalités bleutées du sang, sans aucune trace d'orange, et elle les découpait en centaines d'éclats qui avaient la taille et la forme des rognures d'ongles de bébé.
La confection de ces collages l'obligeait à réfléchir à la vie, à la mort, à Karen, et cela lui apportait la paix.
Chaque fois qu'elle s'arrêtait, pour se nourrir ou prendre l'air ou dormir, elle était impatiente de se remettre à l'ouvrage. Loin de sa table de travail, elle pensait à Thomas Devlin. Il s'était planté dans son esprit comme une écharde, un corps étranger. Cela faisait si longtemps que pour elle la famille se composait de Matt, de Karen et d'elle-même.
Ce rêve-là avait volé en éclats tout comme celui de Thomas Devlin.
Elle ne s'habituait pas à l'idée qu'un nouveau venu puisse prendre tant d'importance pour elle. N'était-ce pas déloyal ? Envers Karen ? Son mariage et son enfant n'étaient-ils pas ce qui avait le plus compté dans la vie d'Anne ? Et c'était fini. Anne n'arrivait pas à imaginer que quelque chose d'aussi magnifique puisse lui arriver de nouveau. Penser à Karen, à leur famille, était pour elle la seule façon de s'approcher au plus près du bonheur. La technique du collage le lui permettait.
Thomas Devlin avait surgi de la fumée, tel un ange gardien géant, pour lui sauver la vie, et maintenant il avait disparu.
Une page avait été tournée.

En voyant l'étoile du berger, Anne pensa à Karen. Elle aurait voulu jeter ses bras autour de l'étoile, la faire descendre sur Terre. Ce désir chargé d'électricité faisait vibrer les nerfs de son corps. Elle voulait que Karen soit là tout de suite. Enveloppée dans la chaleur du camion, elle voulait tenir sa fille sur ses genoux. Un cri primitif s'échappa de sa gorge.
Aveuglée par les larmes brûlantes, Anne vit à peine que le camion se rangeait sur le bas-côté de la route. Elle sentit Thomas se glisser près d'elle sur le siège, l'étreindre dans ses bras. Le bruit de ses propres sanglots résonnait dans ses oreilles assourdi par la laine de sa veste à lui. Elle sentit qu'il lui caresait les cheveux, la nuque. Il ne disait rien ; il la laissait seulement gémir.
La douleur de ne pas avoir Karen. De savoir que Karen n'existait pas. Il y avait un trou dans le monde, par où toute substance se perdait. Le corps de Karen dans la terre froide. Sous la neige, indiqué par la pierre qui subsisterait toujours. Des images trop horribles pour y croire traversaient l'esprit d'Anne : Karen à la fenêtre, Karen nourrissant les pigeons. Là. Disparue. Le miniscule cercueil de Karen. Les os de Karen. Son travail de collage sur
Le Ciel ne pouvait rien y changer.
" Oh, mon Dieu ", hurlait Anne. Elle suffoquait. Elle allait les mettre en pièces, ces stupides collages dont elle avait cru qu'ils pourraient "l'aider à tout surmonter". Haletante, elle sentit que Thomas Devlin se penchait au-dessus de son corps et baissait la vitre. Instantanément l'air froid envahit le camion.
" Respirez ", dit-il.
Plusieurs minutes passèrent ; elle ouvrit les yeux. Elle essuya ses larmes et regarda vers l'ouest. L'étoile du berger n'était plus là ; le ciel au-dessus de la ligne d'horizon était nu. Anne frissonna. Ses yeux lui paraissaient insupportablement lourds. A cet instant, elle se dit qu'elle pourrait s'endormir et dormir pour toujours. L'étoile s'était couchée.
[..]
- Non, je vais bien. Je, seulement... parfois je pense à elle, et c'est... c'est trop. C'est tout.
- Moi aussi, j'ai dit ça. Je voulais être seul tout le temps parce que si j'étais avec des gens, ils auraient pu vouloir parler de l'incendie, avec les meilleures intentions et tout, mais ils ne pouvaient pas savoir.

Matt continua, comme si Gabrielle n'avait rien dit. " Je me promène dans Central Park à l'heure du déjeuner et je ne peux m'empêcher de pousser jusqu'au zoo. Karen adorait le zoo. Elle adorait les ours blancs, les phoques. Je vais voir les ours blancs, et je sens sa main dans la mienne. Elle est là, elle me tient la main."

On pouvait dire, d'après les photos de Ned, à quel moment Sarah avait disparu de sa vie. Toute expression avait quitté son visage. A six ans, il était devenu une ardoise vide. Pas de sourire, pas de larmes, pas de rire non plus. Debout devant son bas de Noël suspendu au manteau de la cheminée, il fixait l'appareil sans broncher. Anne passa les doigts sur cette image. Elle la contempla un long moment, et pendant ces quelques minutes elle sentit son bonheur tout neuf céder à l'ancien chagrin familier.

" Gabrielle, j'ai perdu mon bébé ", dit Anne. Les larmes coulaient de ses yeux. " Je me fous pas mal des sentiments de Matt.
- Mais... dit Gabrielle
- Non. Et je ne veux plus en parler. " Mais elle prit une profonde inspiration et força les mots à sortir : " Matt et moi sommes séparés depuis... depuis la chute de Karen. Ca a été l'enfer pour lui, je n'en doute pas. Mais nos routes se sont séparées, et nous avons connu des enfers séparés. Il n'est pas question de revenir en arrière. Ne comprends-tu pas que ce serait impossible ? "
Maggie se pencha en avant pour serrer l'épaule d'Anne. Quand Anne attrapa la main de Maggie, elle découvrit que celle-ci était humide. Comme si Maggie avait essuyé des larmes. Maintenant elle regardait Gabrielle et voyait qu'elle pleurait.
" Je suis désolée, dit Gabrielle en reniflant. Je n'arrive pas à imaginer ce que tu as vécu.
- Ecoute, continua Anne en se calmant. Je vous aime tous. On l'a tous perdue, pas seulement moi.
- Ca c'est vrai, lâcha Gabrielle. Ce petit singe. Aussi jolie et intelligente que sa mère. Parfois, je n'arrive tout bonnement pas à y croire. Je n'arrive pas à m'entrer ça dans le crâne. On est là entre femmes pour aller faire des courses, et elle devrait être avec nous.
- Je vais lui acheter un cadeau ", murmura Maggie. Quand Anne se retourna, elle vit que Maggie fixait la nuque de sa mère, le visage couvert de larmes.

Or, il y avait une autre raison à cet achat. Maggie essayait de croire que Karen n'était pas tout à fait morte. Exactement comme Anne se sentait plus proche de sa fille en regardant le dessin de Karen. Maggie ne savait pas vraiment ce qu'elle allait faire du jouet. Le garder un certain temps. Peut-être défaire le paquet et mettre le bébé phoque sur son lit. Peut-être le déposer sur la tombe de Karen la prochaine fois qu'ils iraient s'y recueillir. Peut-être le jeter du haut du ferry.
Elle savait une chose. D'une manière ou d'une autre, elle s'arrangerait pour mettre la main sur le dessin qu'Anne appelait
Le Paradis et le ferait encadrer. Peut-être qu'elle aurait alors le courage d'expliquer à la mère de Karen ce qu'étaient les boîtes blanches.

" Je suis désolée d'avoir raconté que tu m'avais sauvée.
- C'est la vérité, dit-il en l'étreignant.
- Il pense à sa mère.
- Je sais. "
Anne sentit les bras de Thomas se dénouer autour d'elle. Il alla vers la fenêtre pour voir les feux arrière disparaître sur la route.
" Je suis désolée, dit une fois de plus Anne, qui se sentait toute vidée.
- On ne peut pas changer le passé ", dit Thomas en regardant au loin, et Anne sentit dans sa voix le même vide.

- Tout ce qui a du bon dans la vie comporte des risques.
- Ca n'en vaut pas la peine ", reprit Anne. Toujours tournée vers la fenêtre, elle sentit qu'il lui prenait les épaules par derrière.
" Au lieu d'avoir passé tout ce temps avec elle, demanda Thomas, tu préférerais ne l'avoir jamais connue ?
- Oui, murmura Anne, je préférerais.
- Anne ", dit-il en se serrant contre son corps.
Des larmes giclaient de ses yeux sur les mains de Thomas qu'il avait croisées en travers de sa poitrine.
" Je sais que ce n'est pas vrai, dit-il.
- Oui, je ne sais pas comment font les gens. Avant d'avoir un enfant; on n'a aucune idée de ce que c'est. Et puis, on l'aime tellement. On a seulement envie de le protéger, et on est prêt à mourir pour lui.
- Oui, tu l'aurais fait.
- Quand quelque chose arrive... quand il meurt... c'est comme si on t'arrachait un morceau de ton corps. Comme si on était dévoré vivant. Et ça ne cesse jamais. Ca continue, jusqu'au moment où l'on finit par mourir pour de bon.

On voudrait que le jardin soit dédié à la mémoire de Karen ", lança Maggie d'une seule traite, comme si elle craignait d'être remise à sa place.
Anne resta immobile, manifestement en état de choc. Elle avait la bouche légèrement entrouverte et son regard allait de Maggie à Gabrielle.
" On l'aimait si fort, dit Gabrielle. On voudrait l'avoir sur l'île. Avoir un endroit où aller la voir.
- Sa tombe est en Pennsylvanie ", fit Anne tout hébétée.
Aprsè le chute de Karen, le chagrin était si grand qu'elle avait autorisé Matt à faire enterrer l'enfant dans sa concession familiale. Ils n'avaient pas prévu, ni même imaginé que Karen pouvait mourir. A l'époque, la décision de Matt avait paru la meilleure. Le cimetière, situé sur la pente douce d'une colline, donnait sur des champs de pommiers et un rivière paisible. Karen était enterrée avec ses grands-parents et ses arrière-grands-parents paternels. Le cimetière était charmant, mais tellement éloigné.

Matt n'eut pas un regard pour Maggie Vincent, sa nièce, qui venait d'échapper de justesse aux attraits langoureux de la mort, à ce moment unique où s'ouvre une fenêtre sur l'au-delà, où la vie peut prendre fin d'un instant à l'autre. Ce moment auquel, quand on y échappe, on ne peut même parfois adresser le sentiment de gratitude qu'il mérite, faute de savoir apprécier la chance dont on a été comblé.
Matt n'eut pas un regard pour Maggie, sa nièce, dont la vie avait été sauvée par les mêmes forces capricieuses qui avaient laissé Karen mourir.

" J'avais acheté ce phoque pour Karen ", dit Maggie en le tendant à Anne.
Anne le prit en hochant la tête. Comme s'il n'y avait rien d'étrange au fait que Maggie ait acheté un cadeau pour Karen plusieurs mois après la mort de celle-ci. " Elle l'aurait adoré ", déclara Anne en le rendant à Maggie.

Anne cligna des yeux, émergea de la douce sensation que lui procurait l'évocation de Karen. Désormais, l'impression avait disparu, emportée par une rafale de vent, un clignement de paupière, le craquement d'un éclair.
[..] L'impression s'était peut-être évanouie, se disait-elle, mais elle n'est pas perdue. Elle aurait toujours la ressource de la revivre, parce qu'elle savait où regarder. Les collages qu'elle avait faits sur
Le Ciel l'avaient rapprochée de Karen, et elle savait que Karen comprendrait pourquoi Anne s'était finalement décidée à inclure la maison de Thomas dans la série.

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Maj 17/05/2005