Pascal Quignard : Tous les matins du monde ( Ed. Gallimard -1991 )

Alors les petites ressemblaient plus à Sainte Colombe qu'elles n'évoquaient les traits de leur mère ; cependant, le souvenir de cette dernière était intact en lui. Au bout de trois ans, son apparence était toujours dans ses yeux. Au bout de cinq ans, sa voix chuchotait toujours dans ses oreilles. Il était le plus souvent taciturne, n'allait ni à Paris, ni à Jouy. Deux années après la mort de Madame de Sainte Colombe, il vendit son cheval. Il ne pouvait contenir le regret de n'avoir pas été présent quand sa femme avait rendu l'âme.

Parfois, les petites demandaient, surtout Toinette : "Qui était maman ?" Alors, il se rembrunissait et on ne pouvait plus tirer de lui un mot. Un jour, il leur dit :"Il faut que vous soyez bonnes. Il faut que vous soyez travailleuses. je suis content de vous deux, surtout de Madeleine, qui est plus sage. J'ai le regret de votre mère. Chacun des souvenirs que j'ai gardés de mon épouse est un morceau de joie que je ne retrouverai jamais."

Cette visite ne fut pas la seule. Monsieur de Sainte Colombe, après avoir craint qu'il pût être fou, considéra que si c'était folie, elle lui donnait du bonheur, si c'était vérité, c'était un miracle. L'amour que lui portait sa femme était plus grand encore que le sien puisqu'elle venait jusqu'à lui et qu'il était impuissant à lui rendre la pareille.

" Pourquoi venez-vous de temps à autre ? Pourquoi ne venez-vous pas toujours ? - Je ne sais pas, dit l'ombre en rougissant. Je suis venue parce que ce que vous jouiez m'a émue. Je suis venue parce que vous avez eu la bonté de m'offrir à boire et quelques gâteaux à grignoter."

Parfois, un de ces Messieurs lui faisait envoyer un carosse pour qu'il vînt jouer pour la mort de l'un des leurs ou pour les Ténèbres. Monsieur de Sainte Colombe ne pouvait s'empêcher alors de songer à son épouse et aux circonstances qui avaient précédé sa mort. Il vivait un amour que rien ne diminuait. Il lui semblait que c'était le même amour, le même abandon, le même froid.

"Ma tristesse est indéfinissable. Vous avez raison de m'adresse ce reproche. La parole ne peut jamais dire ce dont je veux parler et je ne sais comment le dire... [..] Je ne sais comment dire, Madame. Douze ans ont passé mais les draps de notre lit ne sont pas encore froids."

" Je souffre, Madame, de ne pas vous toucher. - Il n'y a rien, Monsieur, à toucher que du vent". Elle parlait lentement comme font les morts. elle ajouta : "Croyez-vous qu'il n'y ait pas de souffrance à être du vent ? Quelquefois ce vent porte jusqu'à nous des bribes de musique. Quelquefois la lumière porte jusqu'à vos regards des morceaux de nos apparences." Elle se tut encore. Elle regardait les mains de son mari, qu'il avait posées sur le bois rouge de la viole. " Comme vous ne savez pas parler ! dit-elle. Que voulez-vous, mon ami ? Jouez. - Que regardiez- vous en vous taisant ? - Jouez donc ! Je regardais votre main vieillie sur le bois de la viole." Il s'immobilisa. Il regarda son épouse, puis, pour la première fois de sa vie, ou du moins comme s'il ne l'avait jamais vue jusque là, il regarda sa main émaciée, jaune, à la peau desséchée en effet. Il mit devant lui ses deux mains. Elles étaient tachées par la mort et il en fut heureux. Ces marques de vieillesse le rapprochaient d'elle ou de son état."

Elle soufflait come si les trois quarts du souffle dont elle disposait étaient taris. Elle marmonnait aussi: " Il ne désirait pas être cordonnier." Elle répétait cette phrase. Elle reposa ses reins contre le matelas et le bois de son lit. Elle ôta un grand lacet des oeillets du soulier jaune qu'elle reposa près de la chandelle. Minutieuseùent, elle fit un noeud qui coulissait. Elle se redressa et rapprocha le tabouret que Martin Marais avait pris et sur lequel il s'était assis. Elle le tira sous la poutre la plus proche de la fenêtre, grimpa à l'aide du rideau de son lit sur le tabouret, parvint à fixer par cinq ou six tours le lacet à une grosse pointe qui se trouvait là et introduisit sa tête dans le noeud et le serra. Elle eût du mal à faire tomber le tabouret. Elle piétina et dansa longtemps avant qu'il tombe. Quand ses pieds rencontrèrent le vide, elle poussa un cri ; une brusque secousse prit ses genoux.

Tous les matins du monde sont sans retour.

" Ah ! je ne m'adresse qu'à des ombres qui sont devenues trop âgées ! Qui ne se déplacent plus ! Ah ! si en dehors de moi il y avait au monde quelqu'un de vivant qui appréciât la musique ! Nous parlerions ! Je la lui confierais et je pourrais mourir."

"Que recherchez-vous, Monsieur, dans la musique ? - Je cherche les regrets et les pleurs."

"Je crois qu'il faut laisser un verre aux morts...[...] - Un petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés. Pour l'ombre des enfants. Pour les coups de marteau des cordonniers. Pour les états qui précèdent l'enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière."

C'est ainsi qu'ils jouèrent les Pleurs. A l'instant où le chant des deux violes monte, ils se regardèrent. iIls pleuraient. La lumière qui pénétrait dans la cabane par la lucarne qui y était percée était devenue jaune. Tandis que leurs larmes lentement coulaient sur leur nez, sur leurs joues, sur leurs lèvres, il s'adressèrent en même temps un sourire. Ce n'est qu'à l'aube que Monsieur Marais s'en retourna à Versailles.

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Maj 23/08/2003