Jean-Marc Louis : La nuit apprivoisée (Ed. Presses de la Renaissance - 2000 ) Récit

Il n'y avait pas d'absence. La souffrance se nourrit du vide.

Quelle force ont les faibles ? La mort de mes parents glissa de l'indifférence en moi. Facile, insignifiant. Ma soeur répondit au destin par le silence. J'eus honte. De mes certitudes, de mon image et de mes mots. Je ne pleurai pas. Facile, insignifiant. Elle pleurait sans souffrance et ses larmes séchaient dans ses rires. Son courage m'humiliait. - Elle est morte dans mes bras... Sempiternel récit. Elle le distillait à qui voulait l'entendre. La parole coulait dans le tamis analgésique du langage de ces instants enfouis au tréfonds de son être par les coups de boutoir du tragique. Dire les choses, c'est les faire siennes. Elle s'appropriait la mort. Elle la disait avec bonheur car les mots lui avaient toujours été interdits, porteurs qu'ils étaient des marques de sa différence. Au commencement était le Verbe. - Je lui tenais la main... Au seuil de la mort, le plus terrible est de dire ce que l'on n'a pu dire. Pour se persuader que rien n'aura été inutile, pour emporter une brisure d'amour. Seul viatique contre le désespoir. Mon père, lui, mourut dans le silence de son sommeil. Il ne croyait peut-être plus aux mots.

La permanence. Quel meilleur antidote à l'absence, à la perte ? - J'ai mis la table.. Rien n'avait bougé dans cette salle de séjour. Depuis mon enfance. Changer, c'était prendre un risque. Celui de mourir un peu. Et la mort faisait peur. Même si parfois on l'invoquait. Pour attirer l'attention de l'autre, lui rappeler qu'on existait. On s'en est ainsi amusé, de la mort. Elle a eu sa revanche. Coup double ! Ma soeur me regardait, les mains dans les poches d'un tablier bien trop court pour elle, les yeux enrobés de fierté. - C'est le tablier de maman.. Elle prolongeait cette vie perdue, prenait sa place pour jouer l'éternité.

Se débarrasser au plus vite des objets de nos défunts. La raison nappe cela d'hypocrisie : priorité à la vie, souvenir.. Une manière en fait de dissiper les relents de la mort. Ma soeur ne voulut rien garder de nos parents, hors des vêtements. [...] Elle ne cessa dès lors de les porter, silhouette démodée, d'un autre temps, d'une autre vie, la leur, et d'en informer tout un chacun. Elle était sa mère, elle était son père. C'était sa manière de s'approprier leur mort, de proroger leur vie, de refuser leur néant. le souvenir des morts n'est en fait que le souci d e se protéger d'eux.

Négociais-je avec elle le rebut de tel ou tel objet désuet ou hors d'usage ? je ne m'en tirais qu'en l'assurant de le reléguer au grenier. Ces choses avaient une âme pour elle. Ils portaient en eux une histoire, l'esquisse d'un visage. Ils étaient son passé et rendaient la vie aux disparus. Ils faisaient de la mort une illusion. Ils étaient collants de souvenirs et de présences . Ils défiaient le temps et l'éphémère. Elle avait besoin de repères, de certitudes avant tout pour conjurer ses peurs, pour oublier son impuissance à vivre.

Elle meublait sa solitude de ses pleurs et de ses peurs. Elle ne lisait que des livres de la bibliothèque parentale. Ceux qui lui étaient offerts, elle les rangeait sans leur accorder un regard. Elle avait besoin du passé. De sa poussière, de ses odeurs. Lire, pour elle, c'était devenir l'absent. Elle n'était plus elle-même, mais qu'importait ? L'avait-elle jamais été ? Les mots lus, incompris, étouffaient le mal en elle. Les objets ont cette étonnante vertu de rendre à l'éternité ceux qui nous lèguent le désarroi.

Les victimes souhaitent souvent se replonger dans les lieux et l'atmosphère de leur traumatisme. Pour comprendre. Ou pour revivre les instants qui l'ont précédé. Comme si rien ne s'était passé. Pour connaître la conviction que rien ne sera. Ma soeur se colletait sans cesse à la mort. Par procuration. Tour de passe-passe qui lui faisait oublier qu'à deux reprises la Camarde s'était accroché à elle. Si profondément que, peut-être, c'étaient ses propres obsèques qu'elle accompagnait ainsi chaque jour. Pour se préparer ou pour forcer le destin.

C'était mon désarroi serti de culpabilité, la frénésie de vivre pour oublier de devoir mourir et l'ignorance que le bonheur ne se fait jamais seul qui m'avaient fait projeter dans la demande des autres l'exigence du renoncement.

Elle avait condamné la pièce à la pénombre. La lueur du monde que la vie en elle appelait était encore trop forte, aveuglante de peurs. Elle avait encore besoin de la nuit. Elle ne se sentait bien que dans la profondeur des ténèbres, frontières de la mort, proximité de ses morts, dans cette pièce où la clarté n'entrait plus jamais, où le sommeil l'emportait auprès d'eux, initié par tous ces objets trempés de souvenirs qu'elle m'arrachait des mains si je m'en saisissais. Mondes de présences perdues, mais pas oubliées, lourd de sécurité et d'attachements, chapelle des illusions dont elle excluait les autres. Elle n'ouvrait plus les volets de ce qui fut les chambres de son père et de sa mère. Comme si elle voulait protéger de la lumière leur vie d'outre-tombe, leur souvenir. Protéger leur mort, qui pour elle était leur présence, par cette obscurité que glissait sur elle l'intimité de de sa chambre condamnée ou de la salle de bains désormais aussi perpétuellement dans le noir. elle refusait de se voir vivante, corps de chair et d'émotions. Elle partageait la nuit, elle partageait la mort. Elle m'ignorait, rejetait les miens. Nous n'étions plus de son monde, trop présents pour entrer dans l'univers des souvenirs. Elle avait choisi le parti des ombres.

Tout ce que j'avais vécu et que je vivrais encore avec elle s'inscrirait en moi comme une légende où je puiserais une lucidité nouvelle, une réconciliation avec moi-même. Je devais respirer aux côtés de tous ces fantômes légués par le passé qui prenaient l'énergie de revivre dans mon quotidien qu'elle occupait désormais. Mon impuissance serait mon arme. J'en tirerais l'imagination et les possibles pour survivre. Mias je savais que le bonheur des petits plaisirs n'est jamais aussi fort que lorsqu'on a raté sa vie ou qu'on a peur de la perdre.

Le plaisir que je prends à l'accompagner faire ses courses m'est nouveau. Il est ancré dans l'instant, il est en moi, hors du regard des autres. Lidée de l'aider à vivre me suffit. Ma sollicitude pour elle ne s'impose plus comme une donnée extérieure à moi, compromettante. Elle découle de ce qu'elle ne peut pas ou ne sait pas, qui révèle mes pouvoirs et mes savoirs. Dans ces instants nous faisons un, l'être, l'humain. Dans sa vérité. L'authenticité de l'homme n'est ni dans la ressemblance ni dans l'uniformité. Elle se tient ailleurs, en un lieu invisible auquel accèdent seules l'intuition et l'intelligence du coeur. Les grandes âmes se cachent ainsi parfois dans des coprs ou des cerveaux touchés de faiblesse. J'ai souffert par elle, car elle a mis le doigt sur ma vulnérabilité, mon égoïsme et mon égocentrisme, ma peur de la différence. Celle-ci n'est plus chez elle, exclusivement. Elle est aussi en moi, me révélant cette Vérité qui est toujours dans l'autrement de soi et dans l'ailleurs. Nos deux vies sont des parallèles nées d'un même point, d'une ligne ensuite au tracé confus que la mort a fait éclater. Deux chemins désormais, des points de rencontre d'où la pitié est absente, porteurs d'un amour jamais défait où l'autre advient pour lui-même. Rencontre où la parole, fût-elle de silence, est authentique parce que née de deux univers fondamentalement étrangers l'un à l'autre. Sa différence aura été son drame, elle aura été ma chance. Elle a été ma souffrance, ma détresse, elle est mon inquiétude. Elle est une part de moi que sans elle je n'aurais pas connue, ce semblable auquel je ne veux pas ressembler, miroir où se reflète une part inacceptée de moi-même. Cette différence m' aidé à inciser la conscience de ma vie, m'ouvrant ainsi les portes de l'enfance, de l'enfant qui est en moi, que je revisite et qui me permet de poser sur le monde un premier regard chaque jour. Et la simplicité hisse l'âme jusqu'à Dieu. J'allais oublier d'être par espoir de devenir sans épurer le passé de ses peurs. J'ai découvert la puissance de l'instant, la valeur de rien, le plaisir qui vaut mieux qu'une nostalgie, encore bien plus qu'un rêve ou un regret. En moi s'est inscrite l'exigence du regard, de la parole et du temps. Celui-ci cède désormais à ma volonté de vivre. A l'oubli de tout sauf de ce qui est vrai. Ma soeur est ce possible suspendu au-dessus de moi. Mais ce n'est pas une menace. J'ai dominé l'imprévu, l'impensable sera désormais toujours en moi, dans ma paix. Je n'attends plus rien de la vie. Je peux donc tout espérer d'elle. Il est inutile de lutter contre le temps comme si la mort était proche. Elle est une permanence. On peut renaître sans cesse en tapissanrt sa vie d'instants d'intensité et de vérité. Le temps devient alors l'éternité de soi. Cette lucidité me protège de la haine. Tout ce qui résiste nous élève au-dessus de nous-même. C'est dans la détresse que nous devenons ce que nous étions déjà. J'ai ainsi mesuré ma faiblesse, j'en ai fait ma force. Le hasard et le devoir seuls créent cette violence qui fait d'une existence une vie d'homme. Ma soeur a porté en moi le sentiment de l'Eternel, l'exigence du pardon et la force de l'amour. mes pas foulent désormais un autre chemin de vie où le vent qui m'accompagne souffle vers les autres la vérité de mes émotions et la puissance de l'espérance. [...] Je ne vis plus seul ou égoïstement avec les miens. Elle est là à ne rien me donner, à tout me demander. Elle ne me doit même pas le sourire qu'elle me destine. Ses rires, ses larmes, jamais éloignés, demeureront les marques de sa présence éternelle au monde. Sa souffrance n'aura jamais été qu'un amour qui l'aura dépassée, et l'enfance restera son dernier mot.

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Maj 01/11/2003