Gudule : Mordre le ciel ( Ed. Flammarion - 2003 )

Avoir un père handicapé à cinq heures de route de chez soi ne vous simplifie pas la vie. Depuis des années, Maud lui consacre deux jours par mois, ainsi qu'à sa mère, que le rôle de garde-malade a vieillie prématurément. Huit cents kilomètres aller-retour pour un dimanche provincial, dans la maison de son enfance, à les écouter s'épancher devant une théière fumante et une tarte aux mirabelles. Et à voir, visite après visite, leur univers se rétrécir, se réduire à quelques gestes quotidiens, quelques habitudes, quelques souvenirs, de moins en moins...

- Je m'inquiète pour Marie. Je n'arrête pas de penser à elle. Elle a dû subir un tel choc. Veillez sur elle, je vous en prie...
Cette recommandation, ce n'est qu'un prétexte, un message codé de mère à mère. Le rappel de leur condition commune. Elles ne se connaissent pas mais appartiennent à la même caste, et ce qu'éprouve l'une trouve nécessairement des échos dans l'autre.
C'est tout cela que contient cette entrée en matière. L'affirmation d'une solidarité, d'une complicité incontournables. D'un devoir mutuel d'écoute.
La maman de Cyril n'a pas besoin qu'on lui réponde et se fiche des condoléances. Elle cherche juste une oreille pour s'y déverser, vider l'abcès qui l'oppresse jusqu'à l'asphyxie. Pas de cris, pas de larmes, mais mille fois pire : un discours posé, anomyme et totalement décousu. Des bribes de souvenirs alternant avec des questions, des relents d'autocritique aussitôt niés par des protestations d'amour et de bonne foi, des sursauts de révolte, des petits mots tendres. Et cette anecdote revenant sans cesse, comme un leitmotiv : "Vous verriez son chat ! Il tourne dans sa chambre en miaulant sans arrêt, on dirait qu'il a compris. Il est si malheureux que j'ai dû lui donner des calmants."
Deux heures à la montre. Deux heures pour déployer l'inexprimable, en un monologue anodin et brouillon. Deux heures sans une interruption, à savoir que de l'autre côté quelqu'un écoute avec ses tripes. Puis Fabienne raccroche sans un au revoir, pour pleurer sans doute. Maintenant qu'elle a tout dit, les larmes peuvent sortir.

Maud, le souffle court imagine la scène. Le garçon penché à sa fenêtre. En bas, son copain, entouré de passants effarés. Le sang a éclaboussé les façades alentour. Ce qui fût Cyril gît, pantin disloqué, la face contre terre. A quoi ressemble-t-on, lorsqu'on s'écrase sur le sol après une chute de sept étages ? A ces défenestrés de cinéma dont le corps a perdu toute logique, bras et jambes tournés dans le mauvais sens ? A un tas de chiffons emplis de bouillie ?
Mathieu a vu
ça ? A regardé ça ?
Un gémissement involontaire échappe à Maud. Cette divagation malsaine - et inutile ! - lui a donné la chair de poule. Une nausée la soulève. Elle se morigène, tente de faire le vide dans son esprit, se sert un verre d'eau qu'elle avale d'un trait. La nausée persiste, ainsi qu'un goût amer imprégnant ses papilles. Un spectacle pareil à quinze ans, s'en remet-on ? Ou vous gangrène-t-il définitivement la mémoire ?
Quelles sortes de cauchemars hanteront désormais les nuits de Mathieu ?

Ce qu'elle aperçoit soudain lui coupe le souffle.
A côté de la fenêtre se trouve un renfoncement, plongé dans la pénombre. Par terre, une vingtaine de mégots. Sur le mur, deux vers écrits au feutre bleu, d'une jolie écriture soignée, et signés Jimmy-le-hippie :
Open your eyes and look within'
Are you satisfied with the life you livin' ?

Maud se mord le poing pour ne pas crier : c'est la voix de Cyril qu'elle vient subitement d'entendre.
Durant un long moment, elle reste paralysée, à lire et à relire la tragique petite phrase.
Es-tu satisfait de la vie que tu mènes ? Faut-il aller chercher plus loin ? Dans ces quelques mots, tout est dit.
"Es-tu satisfait de la vie que tu mènes ?" "Partir en voyage, m'envoler." La genèse d'un suicide.

Qui aurait pu prévoir ?
Le visage de Maud se durcit :
- Nous, sans doute,... Toi, moi, les parents de Cyril, son entourage... Il a dû donner des signes, je suppose, faire des appels de phare. Il mûrissait sa décision depuis longtemps peut-être... On n'est jamais assez vigilant !

- Tu t'étais disputée avec Cyril ?
Marie se contracte comme si sa mère l'avait giflée. Ses larmes jaillissent d'un seul coup, inondant ses joues marbrées de rouge. Elle les laisse ruisseler un long moment puis répond dans un souffle :
- On a rompu.
La foudre s'abattant aux pieds de Maud ne lui ferait pas davantage d'effet. Son sang se retire d'elle. Elle réalise que, depuis le début, elle le savait. Elle pressentait cet aveu, le redoutait. Et aurait vendu son âme pour ne pas l'entendre.
Cet aveu et tout ce qu'il implique...
- Rompu... articule-t-elle avec difficulté. (Puis, très bas :) Alors tu crois que c'est un ... ?
Elle n'a pas osé prononcer le mot
suicide, il lui aurait brûlé la langue. A quoi bon, d'ailleurs ? Il est présent, il flotte entre elles, presque tangible. Dans le cerveau enfiévré de Marie, il doit cogner depuis des heures, comme un battant de cloche.
[...] Marie respire très fort. Elle a encore quelque chose à dire, mais ça ne veut pas sortir. Dans ses prunelles largement ouvertes tournoie une vraie peur. Elle fixe Maud avec intensité.
- Tu ne le diras pas à sa mère, hein, maman ? Tu ne lui diras rien ? supplie-t-elle enfin.
Sa gorge contractée ne laisse plus passer qu'un mince filet de voix. La demande n'en est que plus bouleversante.
- Je te le jure, ma chérie, souffle Maud. Ca restera entre toi et moi.
Elle serre Marie contre elle, éperdument. Elle voudrait l'absorber par les pores de sa peau, l'enfouir à nouveau dans son ventre, ce bunker de chair, l'abri souverain des enfants-grenouilles... C'est le vieux rêve d'osmose des mères qui craignent pour leur petit. Les poisons guppys, lorsqu'un danger les menace, avalent leur progéniture. Les hamsters aussi. Maud, elle, serre sa fille à l'étouffer. Marie se laisse faire. Cette étreinte est la seule terre ferme dans le marécage où elle barbote.
- Je suis sûre que tu te trompes, affirme Maud. Personne ne se suicide pour une rupture, ni à quinze ans ni jamais. Ce serait trop stupide... Il doit y avoir une autre raison que tu ne connais pas. Quelque chose de bien plus important.

Oui, c'est exactement comme ça que les choses auraient dû se passer. Si Maud avait été là. Si Maud n'avait pas laissé Marie et Cyril livrés à eux-mêmes, en minimisant les risques de leur relation. Si Maud n'avait pas manqué de lucidité, d'attention, de rigueur, faisant montre d'une confiance singulièrement proche du désintérêt. Si elle avait rempli son rôle de mère jusqu'au bout...
Si... Si...

Une chape de glace sur les épaules, Maud le regarde s'approcher de sa galerie de portraits. Douze ans... Douze ans à vivre dans un musée avec pour seule compagnie des souvenirs immobiles. Des moments dérobés au passé et fixés à jamais sur un bout de carton...

Sur l'écran intime de Maud, des visages se succèdent. Une ronde de gros plans criants de vérité, dont chaque expression la bouleverse. Marie, les yeux noyés : "On a rompu, maman" ; un aveu honteux, déchirant. Sandra, terrassée par les accusations de Fabienne Lemoine : "Elle m'a traitée de criminelle !" Le principal du collège, hâve, exalté : "C'est moi qui l'ai tué !" Mathieu et sa bouche tragique, pourpre, sensuelle dans son masque blafard : "Je l'ai vu par la fenêtre, écrasé sur le trottoir." Mlle Strauss : "Il se passait des choses pas nettes, dans ce petit groupe." Charles Lemoine : "Tu finiras clodo, mon fils !"
Charles Lemoine ; arrêt sur image. "Un malade mental, a dit Fabienne. Je l'ai quitté parce que j'avais peur pour mes enfants." Peur de QUOI ? De ses coups ? De son influence ? Ou... de ses gênes ?
Ce choc qu'a ressenti Maud à la vue du petit homme, jamais elle ne l'oubliera. Cyril tout craché ! Une telle ressemblance physique implique -t-elle forcément une ressemblance morale ? La jeune femme frissonne. Cyril, année après année, traquait-il en lui-même, avec épouvante, les prémices d'un déséquilibre héréditaire ?
"Qu'ai-je pensé, déjà, quand Charles Lemoine m'a ouvert sa porte ? Ah oui : Voilà ce que Cyril n'a pas voulu devenir... " La clairvoyance de cette intuition lui donne la chair de poule.

"Si j'avais été là.." se répète-t-elle en arpentant à grandes enjambées les allées du Père-Lachaise.
Si elle avait été là, sûr, le gamin ne serait pas sorti de chez elle. Il n'aurait pas rôdé dans la nuit sans port d'attache, frappé à des portes qui ne s'ouvraient pas, échoué dans ce grenier où l'attendait la mort.
[..] Jamais Maud ne s'est sentie aussi coupable. Coupable d'absence. De non-assistance à personne en grand danger. Coupable de s'être trouvée ailleurs que là où il fallait. Coupable d'avoir failli à sa mission de mère.

Une famille : père, mère, deux enfants.
Un jour cette famille s'éparpille.
Pourquoi ? Mésentente conjugale ? Incompatibilité de caractère ? Equilibre chancelant du père, l'amenant à s'énerver trop vite sur ses enfants ? Un peu de tout cela, sans doute.
Mais, aux yeux du petit Cyril, il n'y en a qu'une, de cause, une seule : la raclée. Or les parents ne frappent jamais sans raison.
Et qu'avait-il fait pour la mériter, cette raclée ?
Une chose abominable, sûrement ! Si abominable que personne n'a osé la lui révéler. SI ABOMINABLE QU'ELLE A SEPARE SES PRENTS POUR TOUJOURS.

Durant douze ans, Cyril a porté cette certitude en lui. L'embryon de sa mort. Et, à la veille de l'âge adulte, il a craqué. Il a mordu le ciel puis s'est écrasé, emportant son secret avec lui.
Si quelqu'un avait pu lui dire : "Ce jour-là, tu avais cassé un verre" ou "Tu avais déchiré un livre" ou "Tu faisais trop de bruit et ton père avait mal à la tête", Cyril serait-il toujours de ce monde ?

Maud a tout déballé : l'émulation du groupe, le romantisme obscur des seventies, les vapeurs euphorisantes du cannabis, le spiritisme, la rupture, les craintes de l'avenir, le duel familial, le rejet du père, et enfin ce terrible point d'orgue : l'obsédante culpabilité cachée derrière le mur. Une longue liste de mauvaises raisons dont chacune, à des degrés divers, avait poussé Cyril dans le vide.
-Tu as ta responsabilité, dans cette affaire, a conclu Maud. Tout comme j'ai la mienne, et Sandra, et Mathieu, et les Lemoine, et d'autres encore, collectivement. Nous sommes nombreux à pouvoir nous dire : "J'y suis pour quelque chose." Mais le mobile de Cyril réside justement dans cette accumulation.
- Qu'est-ce qu'on aurait pu faire ? soupire Marie, dont les cils battent à toute vitesse.
Maud écarte les bras en signe d'ignorance. Alors Marie se tourne vers le poster de Jim Morrison - dont le torse grêle et les côtes saillantes évoquent tant Cyril - et récite lentement : "La mort a fait de lui un ange..." Puis après un court silence, elle ajoute : "Et nous a tous déchirés avec ses griffes de corbeau !"

L'histoire que vous venez de lire n'est pas un roman, c'est un témoignage. La chronique au jour le jour d'un évènement véridique - le plus douloureux, le plus inacceptable qui soit - [...] La traque de la vérité à travers les derniers instants d'un jeune suicidé. Une enquête motivée, non par une curiosité morbide, mais par la nécessité absolue, vitale, de savoir. De comprendre. Ou, du moins, d'essayer.[..] Je ne propose aucune solution, aucune explication rationnelle, aucune réponse aux terribles questions que pose le suicide. C'est un simple constat d'impuissance. Un cri de douleur.
En mémoire de Cyril.
En mémoire de tous ceux qui, comme lui, ont brisé la vie de leur entourage en croyant ne briser que la leur.
En mémoire de cette"morsure" dont nous garderons tous, à jamais, la cicatrice.

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Maj 01/03/2004