Gens Christian GrØndahl : Les bruits du coeur ( Danemark 1999 - Ed. Gallimard -2002 )

Et puis, brusquement, il n'était plus. Lorsqu'il est rentré sur le court de squash après s'être changé, rien n'aurait pu lui laisser supposer que, une demi-heure plus tard, il se retrouverait inconscient dans une ambulance et qu'il serait mort avant de parvenir à l'hôpital. Je ne peux m'empêcher de penser à lui dans le vestiaire, à l'instant où il a pénétré sur le court, aux remarques distraites lancées à son partenaire, au premier service, aux crissements des chaussures sur le plancher, au dur claquement de la balle sur le mur, à la sueur qui pointait déjà dans le dos et sur le front. Comment la mort s'est-elle annoncée ? A-t-il noté une piqûre, un tremblement inattendu ? Peut-être sa mort n'a-t-elle été qu'une coupure brutale, une coupure qui n'était pas pas suivie d'une autre scène mais par le néant, si bien que le film s'enroulait en cinglant sur la spirale serrée de la bobine qui continuait à tourner sans fin ni raison.

Pour la première fois de ma vie, j'aurais aimé croire que l'âme survivait au corps. Il était déjà loin, mon ami. J'aurais aimé croire que lui, au moins, pouvait me voir quand je ne le pouvais plus, que son âme invisible se trouvait quelque part, parmi les ombres bleuâtres du salon, et qu'il me regardait, avec mon whisky et ma cigarette, assis au piano d'Ariane, en chaussettes, comme si j'étais chez moi.
J'ai pensé à Eva, que je n'avais jamais rencontrée. Eva, cette jeune fille qui avait pleuré sous un arbre dans le New-Jersey, un bouleau aux petites feuilles tremblotantes, peut-être déjà jaunies sur les bords. Si Adrian menaçait de s'estomper, c'était avant tout parce que je me souvenais de lui à l'époque, où je me sentais tellement proche de lui, lorque nous n'étions encore que des gamins. Et si jamais il me voyait, s'il parvenait à me discerner malgré l'intervalle brumeux des ans, c'était parce que j'essayais de me remémorer celui que j'avais été.
Les rayons de soleil horizontaux se sont éteints l'un après l'autre, et les ombres des immeubles se sont fondues dans l'obscurité qui enveloppait la fosse ouverte de la gare. J'ai tenté de me concentrer sur le visage radieux d'Adrian comme s'il allait, sinon, disparaître à jamais. Tandis qu'Ariane se reposait et que l'ultime éclat du soleil se consumait sur les usines distantes, j'ai essayé de croiser le regard d'Adrian, sur l'autre rive des ans, entre notre enfance et l'instant de sa mort. Je dois me dépêcher, ai-je pensé, je dois me dépêcher avant qu'il ne me perde de vue totalement.

C'est l'ami le plus proche que j'ai jamais eu, néanmoins, nous ne nous sommes jamais faits de confidences outre mesure. Nous étions des garçons, et les garçons ne se confient pas. Ils souffrent en silence, témoins pudiques des souffrances des autres qui vont parfois jusqu'à donner une tape sur l'épaule de leur ami d'humeur chagrine, afin de l'entraîner dans de nouvelles aventures, quand tout devient trop triste.
La pudeur était la base de notre amitié et peut-être est-ce pour cela que nous étions si liés. Du reste, je ne suis pas certain que les confidences apportent grand chose, ni même que cela aide un ami si l'on écoute ses jérémiades. J'ai dans l'idée qu'il peut se développer une forme de solidarité équivoque, car, au bout du compte, on se solidarise avec la détresse ou les soucis, et non avec le pauvre bougre qui doit tenter de se remettre sur pied et de repartir.

Il existe une forme de bonheur, un bonheur quotidien souvent dénigré et réellement négligé, où tout ce que l'on est se voit traduit sans déformations en gestes simples et répétés. Et cette simplicité vaut que l'on prépare le repas ensemble, que l'on fasse l'amour ou que l'on se trouve dans la même pièce. Nous aimions les mêmes choses, nous riions des mêmes choses et nos corps s'habituaient l'un à l'autre jusqu'à ce qu'il ne soit presque plus possible se sentir nos propres caresses, comme si les mains de l'un et la peau de l'autre étaient reliées par les mêmes fibres nerveuses. Le corps paraît parfois si désemparé quand il est isolé, mais lorque deux corps se sont habitués l'un à l'autre, ils forment comme un animal cohérent et bienveillant, doté de quatre bras et quatre jambes. L'idée de la séparation est semblable à celle de l'amputation d'un membre. On appelle cela l'amour, mais les corps se moquent du terme donné à leur réunion, du moment qu'ils aient le droit d'être ensemble.

J'envie ceux qui disent ne rien regretter, comme dans la chanson d'Edith Piaf. Si l'on ne regrette rien, on est soit un saint, soit un philosophe. Ou alors on a la mémoire extrêment courte. Ce qui ne serait pas le pire, d'ailleurs. Si seulement on pouvait oublier. Les gens disent toujours qu'il ne sert à rien d'avoir des regrets, mais est-ce une raison pour faire comme si rien ne s'était passé ? Faut-il absolument que nos pensées et nos sentiments servent à quelque chose ?Je sais bien que Julie a survécu ; je sais bien que l'on survît. Elle a trouvé un mari, elle a eu un enfant, elle a fait sa vie ailleurs et j'espère qu'elle est plus heureuse avec cet homme qu'elle ne l'aurait été avec moi. Je le souhaite sincèrement. Mais je regretterai toujours le chagrin sur son visage, cette stupeur muette en découvrant qu'une personne qu'elle avait tant aimée pouvait lui faire autant de peine.

Des recherches avaient été effectuées, mais il avait disparu. Elle ne savait s'il s'agissait d'un accident ou d'un suicide. Il ne s'était pas conduit différemment ce jour-là. Il l'avait embrassée avant de se jeter dans les vagues. Durant toute la nuit et les nuits suivantes, elle était restée allongée dans le lit de l'appartement et avait reniflé la légère odeur de sueur du peignoir de Tal. Parfois, elle s'imaginait qu'il n'était pas mort. Chaque année, en février, elle était retournée sur cette plage d'Espagne. Chaque année, toujours à la même date, elle se rendait sur la plage avec son peignoir et contemplait les vagues.
Naturellement, elle avait perdu tout espoir, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Elle ne pouvait tirer un trait sur cet après-midi où elle l'avait vu pour la dernière fois. Ce n'était pas seulement une question de chagrin, a-t-elle dit froidement. Il lui était tout simplement impossible de faire cesser son amour. Il refusait de s'éteindre. Elle a marqué un silence avant de poursuivre. Son amour était semblable au pétrole qui jaillit du fond des mers, cet excédent de pétrole qui brûle au-dessus des plates-formes de forage. Une flamme qui se contente de brûler, encore et encore.

Elle ne savait pas pourquoi l'homme qu'elle aimait était mort, pourquoi il fallait qu'il disparaisse derrière une de ces vagues dont l'écume étincelante vous éblouit. Elle ne découvrira jamais s'il souhaitait vraiment mourir sans lui faire connaître ses motifs, mais elle ne pouvait dépasser ces questions sans réponse. C'était pour cela que, chaque année, elle revenait sur la même plage, là où l'Europe s'arrête et où l'Afrique ne commence pas encore. [...] Comment aurait-elle pu penser que le temps finirait un jour par lui tendre une main et la libérer de la spirale tourbillonnante du chagrin.

Elle avait perdu le contact avec ses amis d'autrefois. Elle les avait écartés lorqu'elle avait senti leur impatience à l'égard de son chagrin entier. Je ne sais pas pourquoi elle m'a raconté son histoire dès ma première visite. Peut-être raconte-t-on son histoire parce qu'on est sur le point de la laisser derrière soi. Peut-être se met-on en mouvement sans même en avoir conscience. Tandis que l'on raconte, on comprend que l'histoire appartient au passé, que l'avenir a déjà commencé et que la vie continue tandis que l'on regarde en arrière.

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Maj 17/07/2004