Brigitte Giraud :

A présent ( Ed. Stock - 2001 ) Quand la mort frappe brutalement, les premiers moments du deuil...
Marée noire ( Ed. Stock - 2004 ) La difficulté de reconstruire un foyer après la mort d'un conjoint, une séparation...

Brigitte Giraud : A présent ( Ed. Stock - 2001 )

Quand la mort frappe brutalement, les premiers moments du deuil...

Ce soir, Claude est mort. Je l'aimais. Ma vie s'arrête et commence en même temps. Pour éviter de nommer l'évènement, je dis avant et à présent... Avant, comme s'il s'agissait d'un pays, vaste territoire luxuriant, mon continent. Avant, bien sûr, c'était blanc, lumineux, léger, évident. Avant, c'était lisse, excitant parfois, nous étions immortels et cyniques. Nous étions vivants. La mort des autres ne nous bouleversait pas, nous employons des verbes comme clamser, nous étions des héros. Nous étions spirituels et énervés. Nous avions le sens du détail, nous étions souvent insastifaits, impatients. Nous exigions de la vie qu'elle soit parfaite. Nous avions nos critères, en toute innocence. Nous mettions en scène notre arrogance ordinaire. Nous organisions nos drames quotidiens, nous faisions des reproches à l'autre quand il n'avait pas pris le pain. C'était avant, c'était ailleurs. C'était nous.

Ce soir, Claude est mort et moi je suis vivante.

Puis le moment arrive où je sais. Peu avant minuit. "On a rien pu faire." : la phrase qui marque la frontière entre l'avant et l'à présent... "On a rien pu faire." On est déjà dans le rien. C'est la fin de l'histoire. C'est aussi simple que cela. On est vivant, après on est mort. La peau est chaude, puis elle est froide. On a plein de choses à dire, mais on se taira. Les yeux sont ouverts, les yeux sont fermés. Je n'ai pas revu ses yeux d'un velours sombre. "On a rien pu faire." Je suis muette. Je suis calme, étrangement. Qu'est-ce qui sépare la vie de la mort ? On est tout, puis on est rien. Rien. On n'a plus de voix, on n'aime plus, on ne sait plus. Qu'on a une femme, un fils. Que c'est l'été et qu'on doit emménager dans une nouvelle maison. Qu'il y en a pour des mois de travaux. Qu'on avait choisi de ne pas prendre de vacances pour poncer, décaper, peindre. On est dans la vie, c'est normal, après on est mort et personne n'est habitué. Alors vous improvisez. Vous faites du rien avec du rien. Vous devez rester vivante, parce que vous avez un enfant, cela vous le comprenez tout de suite. Celui que vous aimez devient un corps. Vous entendez dire "le corps". Il n'a plus de nom, plus de consistance, plus de désir. Plus rien ne passera par lui, il ne réclamera pas, ne donnera pas son avis, ne dira jamais sa douleur. Il est une masse inerte. Tout lui est égal. Qu'est-ce qu'on peut faire avec un corps sans vie ? Rien, on ne peut rien en faire. On n'a plus qu'à le mettre dans un coin, le soustraire à sa vue. On doit vivre cette réalité-là.

Ca ne sert à rien de l'écrire parce que personne ne le croira jamais. Vous êtes debout dans une pièce avec du carrelage sur les murs. Il y a un lit-chariot au milieu. Vous avez une grande housse de plastique blanc avec une fermeture Eclair. Dedans, c'est l'homme que vous avez quitté la veille pour aller à Paris. Il n'y a que la tête qui dépasse. Le visage est légèrement blessé sur la pommette gauche. Vous êtes attendrie par le tout petit pansement. Mais surtout le visage est déformé du même côté. Une tête au carré comme dans les dessins de Pierre La Police qui le faisaient rire chaque semaine dans Les Inrockuptibles. Vous êtes debout et vous regardez. Vous ne pouvez pas lui dire que vous êtes là. Il n'en a rien su que vous seriez là, vivante, et lui mort. Alors vous ne savez pas combien de temps rester. Toute la nuit ou trois minutes. Pour la première fois, le sens vous échappe. Il n'y a plus de sens. Rester, partir, tout est égal. Vous êtes seule désormais à décider. Vous faites ce qu'on attend de vous.

Déjà vous êtes dans le détail. dans la logique de la mort. Seuls les détails peuvent désormais vous maintenir en vie. Vous allez vous raccrocher chaque seconde à un détail ridicule, puisque l'essentiel n'existe plus. Je tends une main vers lui, je le touche, la chaleur s'est retirée.

Claude ne m'a pas attendue. Pas d'au revoir. Il ne m'a pas attendue et je n'en reviens pas. Mort pendant mon absence, alors que j'ai le dos tourné. Je ne comprends pas.Je ne comprends pas. Pas un mot, un dernier mot pour moi, un geste, une étreinte. Je me souviens du petit baiser quand je suis partie à Paris. Un petit baiser léger devant le portail de notre nouvelle maison, trois fois rien, un frôlement. Pourquoi on ne s'embrasse pas comme si c'était la derrnière fois ? Pourquoi je ne l'ai pas serré dans mes bras ? Je vais à Paris et il meurt. Il en meurt ?

A la maison,tout le monde débarque. Mes parents, mon frère, les amis déjà avertis. Le téléphone sonne sans arrêt. Je répète des dizaines de fois la même chose. J'ai besoin de dire et de dire encore qu'il est mort, c'est moi qui demande aux amis d'appeler, je fais passer le message, appelez, n'importe quand, appelez-moi. Je mâche et remâche sa mort, comme pour m'en convaincre et plus je répète, plus je m'éloigne, je suis déjà loin, ailleurs ce n'est plus moi, c'est une autre qui prend la relève, moi j'ai disparu en même temps que lui.

Nous sommes mercredi, T. est parti pour la journée avec l'école au bord d'un lac. Je dois aller le chercher à seize heures trente. Il me reste deux heures avant de lui annoncer. Je passe à l'imroviste chez son pédiatre pour avoir son avis (comment dire à un enfant de huit ans que son père est mort ?) C'est une amie qui a pensé au pédiatre. Je n'aurais pas eu l'idée. Ce que me conseille le médecin est clair : "Dites-lui la vérité avec des mots simples." Et là le pédiatre me parle de lui pour la première fois, il me dit que son père est mort en déportation, que lui-même avait deux ans et son frère l'âge de T. Il me dit, ou c'est moi qui en déduis, qu'un enfant peut grandir malgré ça. Je me raccroche à ses paroles. Je me dis c'est possible, c'est possible de se construire malgré ça.

T. est assis sur le canapé, je suis accroupie près de lui. Je lui parle, ma phrase est courte, ma voix est douce, celle que j'emprunte souvent quand je m'adresse à lui. Il comprend tout de suite ce que je lui dis. Il accepte d'entendre. Nous sommes là, mes mains sont sur ses genoux, sur ses mollets, sur ses poignets. Mes mains sont dans ses cheveux trop longs. Je n'ai plus rien à dire, j'ai aligné les mots les plus violents qui soient, avec dans la même phrase le mot papa et le mot mort. C'est de ma bouche qu'est sortie la chose horrible. Au moment de se coucher, T. va chercher le grand foulard indien de Claude, se drape dans le coton et s'allonge. Mes parents restent dormir à la maison. Je leur donne ma chambre. J'installe un matelas pour moi dans celle de T. Je prends deux comprimés de Spasmine. Rideau.

La matinée est passée. Je m'en remets aux démarches à accomplir. Tout sauf le vide. Plutôt les pompes funèbres que rien. Je ne sais plus ce qui est normal ou non, ce qui est réel. A quel moment on bascule ? Vous trouvez ça normal vous, de discuter de distance de freinage et de puissance d'accélération avec un sous-brigadier dans un commissariat ?

C'est la première fois que j'ai une histoire aussi sensationnelle à raconter. Ca me dégoûte d'avoir un truc pareil à dire. Mon mari est mort, ça jette un froid, ça donne toutes les excuses. Les regards convergent soudain, je suis au centre d'un phénomène énorme, l'oeil du cyclone. Je ne veux pas me faire plaindre et cependant je laisse faire. J'ai horreur de la vie qui est la mienne, j'ai horreur de la ligne qui est inscrite dans ma main gauche et qui se brise en plein milieu.

La concession devient mon combat, l'unique bataille que je peux livrer. Détail, encore un. Mais là où il ne reste rien, autant imposer le dérisoire.

Ca fait trois jours que Claude est mort. La nuit est finie. Je mets le pied par terre. T. va en classe, ce soir, il y a la fête de l'école. Je veux poursuivre ce qu'on a commencé. Si on s'arrête en route, on est foutu. Continuer d'avancer, même si on ne sait plus dans quelle direction. Demeurer dans le mouvement. Ne pas s'arrêter, jamais, pour ne pas pourrir. On appelle cela l'instinct de survie. D'un coup, l'instinct de survie vous tombe dessus. Oui, c'est bien lui. Il s'occupe de vous, il vous empêche de mourir. Il agit dans l'ombre, vous ne lui avez rien demandé. C'est automatique. Et pourtant vous ne voyez pas une raison de vous lever le matin. Vous vous levez quand même, vous enchaînez les minutes, votre seule ambition est d'arriver au soir. Et le soir, d'arriver au matin. Vous n'êtes plus qu'une unité de temps, obnubilée par l'action.

Il m'arrive aussi de laisser des messages sur des répondeurs, de le faire exprès. J'appelle pendant les heures d'absence. Je me jette sans filet et m'entends prononcer des phrases biscornues. Au lieu de dire qu'il est mort, je dis "il n'a pas survécu", "il n'en a pas réchappé". Mort est un mot que je ne peux pas laisser sur un répondeur. Je m'entends dire souvent "voilà". Comme un point final, l'ultime ancrage de toute une vie. Je n'appelle aucun téléphone portable, évidemment. J'ai besoin d'un point fixe, une permanence.

Je n'aime pas le regard du prêtre, empreint d'une lumière suspecte. Je n'aime pas la façon dont il prononce le prénom de Claude. Je n'aime pas son humilité de circonstance, sa compassion changée en syllabes mouillées. Il voudrait me faire croire que Claude est là parmi nous, ses yeux sont prétendument habités par sa présence. Moi, je vois bien que Claude n'est pas là, c'est pas la peine de se fatiguer. Je ne demande pas au prêtre qu'il me raconte des histoires. Je ne lui demande rien en fait, je ne peux pas passer outre, c'est tout.

Et c'est tragique de voir que quarante ans d'existence peuvent se résumer en quelques mots, parce qu'il faut faire bref et pas compliqué.

Je dois habiller le corps, comme j'habillerais celui de mon enfant. Je dois choisir. L'habiller une première et une dernière fois. J'hésite. Je ne prends pas cela à la légère. C'est important. Je veux qu'il porte des vêtements familiers qu'il aimait et que j'aimais, des vêtements de tous les jours, ceux qu'on met pour travailler, pour aller en ville. Je veux que ces vêtements ne soient pas une barrière entre son corps et le monde des vivants. Je veux qu'ils semblent évidents, transparents.

Et les regards qui se croisent, les signes compris au quart de tour, une histoire sans paroles, l'énergie du désespoir. La maison est habitée par l'urgence de construire. Marquer sa présence face au vide de l'absence.

Je laisse dans un carton. Je dois aller vite, ne pas m'appesantir, procéder à l'instinct. Ce sont mes mains qui opèrent, ce n'est pas moi. Je sais que cette illusion de rangement est une façon provisoire d'ôter ses affaires de ma (notre) vue. Et en même temps, j'ai envie de tout exposer là, en plein milieu, parce que ça ne me plaît pas cette façon qu'on a d'effacer les traces, de tout planquer dans les placards. Ca ne se fait pas de laisser traîner, par exemple, sur un fauteuil du salon, son pantalon de cuir, ça aurait l'air obscène. Qu'st-ce qui l'est davantage ? Montrer ou cacher ?

J'ai du mal à m'arrêter, j'ai envie de donner la liste entière, continuer encore et encore à nommer, préciser, dire comme chaque musique évoque un instant précis de notre vie, les souvenirs de concerts, les fêtes, les soirées agitées, les dimanches matin plus mélodieux, les discussions gentiment ironiques quand nous n'aimions pas les mêmes musiciens (fréquemment), les imitations d'Iggy Pop dans la cuisine, les réflexions à propos de David Bowie ("le salaud, il vieillit bien"), le mouvement de ses lèvres quand il fredonne. Mais je ne fouille pas dans les cartons. Je ne peux les déplacer seule, il me faudrait de l'aide. Je n'en demande pas pour l'instant. Les disques sont là, ils sont bien là. Un an après, je n'en aurai réécouté aucun. J'entendrai une fois la voix d'Alain Bashung dans un supermarché, une autre fois Yesterday des Beatles chez le coiffeur et ça me suffira pour comprendre que je ne peux pas.

On regarde les poubelles dehors, on ne sait plus où poser les yeux, on sait qu'on vit un moment unique, indicible, intransmissible. On sait qu'on s'en souviendra toujours, qu'entre nous ce sera quelque chose de spécial, dont on ne reparlera jamais, qui nous accompagnera toute notre vie. Et pourtant, ce que nous vivons aujourd'hui est la simple banalité de la mort, cotoyée chaque jour en chaque coin de la planète. Ce que nous vivons avec ce sentiment d'impossible réalité n'est que le négatif de notre existence, la part cachée (The dark side of tjhe moon chantait Pink Floyd) aujourd'hui mise à nue. Nous pouvons désormais toucher la mort, nous pouvons vérifier comment un homme devient un corps.. Ce qui s'est passé entre les deux restera un secret.[...] C'est un visage dont je ne connais pas l'expression. Vingt ans près d'un homme et une expression que je ne reconnais pas. Ce n'est pas lui qui est près de moi, il est ailleurs, déjà parti, évanoui. Je comprends ce que veut dire "le corps".

Je pense aux obsèques. Je veux prendre la parole. je veux parler devant l'assistance. Je dois le faire, dire devant témoins ce que fut ma vie avec lui. Dire à la famille, à ses parents, à mes parents, dire devant notre fils que notre vie était heureuse. A présent que je suis la seule à le savoir, si je viens à disparaître, à perdre la tête, si je suis frappée d'amnésie, qui saura cela ? Ca semble ridicule de parler de bonheur une fois qu'il n'existe plus, d'accepter sa réalité après coup. Je découvre aujourd'hui que j'étais heureuse. Ca me donne le vertige. J'étais inquiète, angoissée, mais heureuse. Pourqiuoi on ne sait pas ces choses là ? Pourquoi on ne les mesure pas ? Parce qu'on croit que le lendemain sera mieux, forcément, on attend mieux, on demande plus, on trouve que le présent est minable, comparé à ce qui va arriver.[...] C'est ce que l'on croit. Mais en fait, tout au fond, bien enfoui au fond, on boit du petit-lait. Aujourd'hui qu'il n'y aplus rien, je peux dire comme c'était bien.

L'accident a eu lieu vers seize heures, je l'ai déjà dit, et rien, pas un indice dans le bureau des dédicaces, je buvais un café, rien, pas un papillon entré par la fenêtre, pas une pendule qui s'arrête, pas un nuage qui masque le soliel à cet instant. Tu peux crever à cinq cent kilomètres et moi je fais comme si de rien n'était, je bois mon café, je fais de l'esprit, je suis satisfaite.

J'essaie de rédiger un texte. Mais il ne s'agit pas d'écriture. J'écris deux mots, je rature. Je pars dans une mauvaise direction. Les obsèques, l'église. Prendre la parole dans ce fatras. Parler devant un micro, face à des visages connus, face à tous ceux qu'on aime. J'ai cette responsabilité. Ne pas dire quelque chose de convenu, de bancal, de déplacé. Etre à la hauteur de notre histoire d'amour, à la hauteur de la douleur,. Ne pas dire la douleur, apprendre à écrire simple, très simple surtout. Pas joli, pas voyant, écrire sans panache, sans ambition. Pas littéraire. Pas de phrase bien torchée. Trouver le ton. Pouvoir dire : oui, c'est ça, arriver à cette évidence là. C'est ça exactement. Sa vie et sa mort, c'est ça en dix lignes. Je n'y arrive pas.

Ce que je déteste, casser la croûte après les obsèques, ça m'a toujours fait froid dans le dos. Mais là, c'est différent, j'ai envie que ce moment existe, j'ai envie qu'il y ait de la vie dans la maison, dans le jardin.

La question est là. Elle arrive comme une évidence. On la pose quand il est trop tard. Qui est vraiment cet homme qui vient de me quitter ? Me suis-je donné la peine de comrendre ? Si j'avais compris, aurais-je pu éviter ? Je n'ai pas su éviter cela. Ca sert à quoi d'aimer quelqu'un pendant vingt ans si vous n'êtes pas capable d'éviter cela ? C'est bien beau l'amour, mais apparemment, ça ne protège de rien. Ca veut dire que c'st pas grand chose alors, l'amour : ça n'empêche pas de mourir. J'ai l'air de faire une découverte. mais oui, je découvre cette chose inconcevable, obscène. Qui était-il vraiment cet homme qui a accéléré trop vite au point d'y laisser sa peau ? Quelle violence l'habitait, cet homme aux yeux doux et au Perfecto. [...] Violence infusée depuis l'enfance, celui qui dit non, qui ne dit rien plutôt, mais qui vit le refus. Ne pas être comme tout le monde surtout, non pas ça. [...] Homme sans illusions, désenchanté, en deuil de ses rêves d'enfant. Admettre qu'on ne sera pas musicien, qu'on ne sait pas jouer de la guitare, qu'on a pas été "capable" d'apprendre le solfège. Admettre sans lutter vraiment. Qu'on est pas un héros. Se prendre cette évidence en pleine figure au seuil de la quarantaine. Impossible résignation.

Je peux répondre à toutes les questions (sauf une). La question qui restera à jamais sans réponse : Qu'est-ce qu'il a foutu ? Mais qu'est-ce qu'il a foutu ? Il a accéléré et après, qu'est-ce qui s'st passé entre le démarrage et le point de chute ?

Ils sont tout ce qui me reste, une tempête de mots déposés chaque jour dans la boîte aux lettres, qui me donnent de ses nouvelles, me confient ce que j'ignore parfois, les moments partagés, les sentiments demeurés enfouis, les souvenirs oubliés.

Jusqu'au jour où mon nom, tracé à l'ebcre bleue sur une enveloppe carrée est précédé du mot veuve. L'effroyable distinction, la marque indélébile, mon étoile jaune. C'est écrit sur mon front, veuve, tracé à l'encre bleue. Je suis furieuse, je traverse la chaussée la lettre à la main. Qui ose m'annoncer que je suis veuve ?

Et si je ne disais rien. Si je restais plantée derrière le micro sans rien articuler. Si on s'accordait un instant de silence. Notre silence, entendrais-tu notre silence ? Plus intense que n'importe quelle parole, le luxe du silence, nous te rejoindrions peut-être.

Je parle dans le micro au début, je lis les quelques phrases que j'ai fini par rédiger. Toute mon énergie, depuis qu'il est mort, est concentrée sur cet instant. Je m'en rends compte au moment de prendre la parole. Je suis habitée par lui, je suis debout, maintenue par sa force.

Les visages de ceux qui portent,supportent, sur qui repose le poids d'une vie amputée. Six hommes qui avancent ensemble d'un pas hésitant et volontaire. Comme pour arracher le corps à son destin, le garder encore contre soi. Porter comme on porte un enfant, concentrer ses forces alors qu'il est désormais trop tard pour dire son amour. On ne peut plus que porter son corps, l'accompagner, le protéger encore quelques instants avant la disparition inéluctable.

Je suis au-delà des larmes, sur un rivage inconnu d'où on ne revient peut-être pas. Je suis sur mon île, séparée du monde. On ne peut m'atteindre. Je vis hors dutemps, comme une météorite détachée de sa planète, lâchée dans l'espace,sans destination.

Qu'est-ce que je vais faire de tout mon amour pour lui ? J'en fais quoi ? Je le range dans une bibliothèque ?

A présent, il faut mettre le corps dans le trou, c'est tout. Ca tangue au bout de la corde, comme à chaque enterrement. Ca bute contre les parois qui s'effritent. C'est lourd, c'est réticent, c'es obligatoire. Je m'accroupis au bord du précipice, je regarde pour être sûre. Je reste longtemps accroupie avant que la terre ne recouvre le bois et j'entends la grue, de l'autre côté du cimetière, qui émet un cliquetis lancinant. Je pourrais rester là sans me relever jamais. [...] On n'est pas sûrs de ce qu'on vient de vivre. On n'y croit pas vraiment. On supporte parce qu'on est sceptique. On se répète mentalement que "c'est pas vrai". On est dans le "c'est pas vrai, c'est pas possible". Au coeur du déni. On vit l'évènement le plus tragique de notre vie, mais heureusement, c'est pas vrai. On va retomber sur nos pieds. Il va revenir, il sera là. D'ailleurs, il nous attend sûrement à la maison. C'est ce que j'imagine les premiers jours quand je rentre chez moi. Je crois qu'il sera là et qu'il aura ouvert les volets.

Nous rentrons chez moi pour demeurer ensemble. Il y a désormais un chez-lui et un chez-moi. Chacun chez soi.

Je ne trouve pas ma place. Je suis entourée de tous ceux que j'aime et je suis mal. Je sais que chacun va finir par s'en aller, même tard, même demain. T. annonce, depuis la fenêtre de la cuisine que copine C. a préparé un clafoutis. Chacun va retourner à sa vie. Chacun va faire l'amour. Chacun va poursuivre ce qu'il a commencé.

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Brigitte Giraud : Marée noire ( Ed. Stock - 2004 )

La difficulté de reconstruire un foyer après la mort d'un conjoint, une séparation...

Il avait dix ans quand sa mère est morte et je ne pouvais m'empêcher d'y penser chaque seconde. Je regardais Vincent et c'est sa mère que je voyais, avec ses yeux et ses cheveux clairs. J'étais troublée par ton fils parce que sa mère était morte et que moi j'étais vivante. Je ne savais comment être ta femme sous les yeux de Vincent. Il m'arrivait de ne pas pouvoir te toucher parce qu'il était là tout près et que j'ignorais comment il percevrait ce geste. J'avais peur de t'approcher comme elle le faisait. Je passais derrière toi et attrapais tes épaules, me hissant sur la pointe des pieds pour t'embrasser derrière l'oreille et sentais dans mon dos le regard de Vincent qui me stoppait dans mon élan. Il ne disait rien, jamais, ne se permettait aucun commentaire et c'est son silence qui me glaçait. Je percevais parfois un regard qu'il avait laissé traîner une seconde de trop et je mesurais l'immensité de sa révolte, mais peut-être que je me trompais. N'était-ce pas moi qui m'imaginais cela parce que Vincent m'apparaissait comme une énigme lancinante ? Tu ne m'aidais pas. Tu te laissais approcher sans accomplir le moindre geste. Tu me renvoyais à la responsabilité de mon étreinte sans jamais t'épancher sous les yeux de Vincent. Et nos élans manquaient de folie, nos paroles de légèreté et nos rires de franchise. Nous étions sous contrôle. Nous nous sentions coupables. Et pourtant j'aimais Vincent, même si cet enfant m'effrayait. J'aimais quand il m'appelait par mon prénom, parce qu'il ne pourrait plus jamais dire « maman ». J'y pensais chaque fois qu'il s'adressait à moi. Il disait « Linda » quand il aurait dû appeler sa mère. Et Linda, c'était moi, qui aurait aimé le prendre sur mes genoux, mais c'était trop tard, on ne prend pas un adolescent contre soi, on ne lui lit pas une histoire avant de dormir, on ne le touche pas. On ne le console pas quand il ne vous a rien demandé, on se contente de le frôler avec appréhension.

Pourquoi je perdais mon temps avec un homme qui refusait de voir autre chose que son chagrin et qui s'enliserait bientôt dans des sables mouvants dont on ne revient pas ?

Et aujourd'hui, après la traversée du désert, après les années de destruction, j'ai recollé quelques morceaux sauvés du naufrage, raccomodé quelques accrocs. J'ai retrouvé un visage que je n'ai plus honte de montrer, j'ai retrouvé un nom. Je t'avais rencontré, j'étais encore vivante et capable d'éprouver du désir pour un homme dont les yeux m'attiraient et la voix me réchauffait. J'étais capable de me mesurer à toi, de te regarder en face, de te défier parce que j'étais amoureuse de toi. J'avais cette force-là, cette image de moi réinventée, j'existais à nouveau parce que tu renvoyais l'écho de ma voix. Mais je ne savais que plus rien ne serait comme avant. C'est ce que je vérifiais depuis ces quelques jours, et j'en avais à présent la certitude. Mes enfants n'étaient que mes enfants et le partage de cet amour n'existerait plus. J'étais seule avec mes filles désormais. Nous trois d'un côté, toi et Vincent de l'autre, de part et d'autre d'un mur invisible. L'amour ne franchirait pas ce mur, le mur du passé qui se dressait comme une menace. Nous ne faisions que nous cogner contre ce mur et parfois une brèche s'ouvrait qui permettait d'oublier. Parfois nous marchions tous ensemble à la crête du mur et nous avancions vers une vie nouvelle et parfois nous retombions chacun dans son camp et nous avions mal après la chute, nous avions les os brisés. Et là dans mon lit inconfortable, j'avais mal parce que nous avions chuté. Mais je me disais que tout était encore possible, je me croyais capable de tout changer, de te changer, de dissiper ta douleur. J'étais ton héroïne, la femme qui t'arracherait à ta mélancolie. L'indispensable. Mais je devais rivaliser avec elle, ta femme disparue, et plus le temps passait plus son poids s'installait entre nous. Le poids de sa splendeur, sa perfection, sa beauté, tout ce que j'imaginais. Et je me trompais, forcément que je me trompais. Elle n'était probablement pas parfaite. Elle était seulement morte. Je ne pourrais jamais l'égaler.

Est-ce que Vincent avait dormi dans ton lit quand sa mère était morte ? Est-ce que vous pouviez encore vous toucher, vous regarder, vous tolérer ? Peut-être qu'un jour tu parlerais, quand tu aurais confiance. Tu me dirais pourquoi Vincent t'encombrait, pourquoi tu aurais voulu le voir disparaître aussi. J'aurais aimé qu'un jour tu me décrives le gouffre qui t'avait aspiré, autrement qu'en énonçant froidement des faits. Autrement qu'en te comportant comme un homme façonné par le regard des autres, c'est-à-dire supposé dur comme un roc.

Chacun de son côté, avant de nous rencontrer, avait voulu mettre au point les fondements de la survie. Tu avais vécu avec ton fils l'impossible apprentissage du deuil. Tu avais essayé de mettre en œuvre les promesses échangées dont j'ignorais tout. Tu t'étais cramponné aux mirages de la vie écoulée, te voyant petit à petit t'engager sur des pentes de plus en plus raides dont on ne revient pas. Tu avais fermé les yeux, tu avais cru en finir mais Vincent t'avait tiré de ton renoncement. Tu n'avais pu te soustraire au monde parce que tu avais un fils et que tu avais promis d'aider ton fils à devenir un homme. Tu avais promis, sans doute, c'est ce que j'imaginais, et tu t'étais retrouvé face à cette promesse impossible à assumer. Vincent perdait pied. Ne sortait plus. Ne voyait plus ses copains. Ne se rendait à l'école que par intermittence. Ne s'habillait plus seul. Ne prenait plus sa douche. Ne dormait plus dans son lit mais n'importe où, par terre, sur le canapé du salon. Vincent n'était plus Vincent. Il était devenu un étranger. Tu as eu peur de Vincent, de son regard. Tu as eu peur de le perdre quand il a perdu le langage. Tu as regardé ton fils et c'est à ce moment que tu as pu pleurer. Pour la première fois depuis des mois, tu as versé les larmes de ton chagrin. Tu regardais Vincent et ton corps tremblait. Tu voyais Vincent sortir du ventre de sa mère, tu coupais le cordon, tu séparais la mère et l'enfant comme on le demandait à la maternité. Tu regardais Vincent et te revenait la première pensée qui t'avait effleuré à sa naissance. Tu avais éprouvé, l'espace d'une seconde, la douleur immense que cet enfant subirait à la mort de ses parents. Vincent venait de naître et ta joie était au comble de sa violence quand ce sentiment t'avait assailli, aussitôt réprimé, aussitôt anéanti. Tu t'étais reproché cette ombre au tableau. Tu n'en avais fait part à personne, surtout pas à ta femme. Tu me l'avais dit à moi, j'ignore pourquoi, peut-être parce qu'on avait l'un et l'autre rien à se prouver. Plus rien à perdre. Tu regardais Vincent qui ne parlait plus, qui marchait par terre comme un animal et tu avais crié. Tu t'étais pris la tête entre les mains et tu avais permis qu'on entende ton cri. Tu avais enfin osé demander de l'aide. Tu avais accepté qu'on te regarde tel que tu étais : un homme rongé par la douleur qui ne parvenait pas à surmonter la mort de sa femme. Pendant des mois tu avais fait illusion, Vincent aussi. Tu avais continué de te rendre à ton travail, à l'autre bout de la ville. Tu avais poursuivi tes trajets en voiture. Rien n'avait changé en apparence. Toi, tu savais ce qui était différent. Tu ne mettais plus la radio par exemple, ni dans la voiture, ni à la maison. Le bruit t'incommodait, le bruit du monde et des autres, leurs voix, leurs plaisanteries, leurs colères excessives. C'était ton signe distinctif : ne plus allumer la radio, ni la télévision. Tu as cessé de t'informer de la marche de la planète. Tu as quitté la terre pendant des mois, assurant le minimum pour garder ton travail, être en état de faire les courses et les repas du soir. Des voisins s'occupaient de Vincent après l'école jusqu'à ce que tu rentres. Quand tu arrivais au bas de l'allée, il t'arrivait de faire demi-tour et de partir prendre un verre dans un café tant l'idée du face-à-face avec Vincent t'était insupportable. Tu gagnais encore quelques minutes et la soirée avec Vincent commençait, inéluctable. A peine rentré, tu t'affairais dans la cuisine. Tu mettais les deux assiettes sur la table et le temps du repas, l'un en face de l'autre, n'excédait jamais le quart d'heure. Le plus souvent, tu mangeais debout, faisant la navette entre la cuisinière et la table. Tu ne tenais pas en place. Tu ne mangeais rien. Tu avais honte de proposer à Vincent tous les soirs la même chose ou presque. Tu débarrassais en hâte et lavais la vaisselle dans l'évier. Tu avais besoin de bouger, le dos, les bras, les mains. Tu lavais les deux assiettes et c'était fait en quelques secondes, puis tu essuyais la table, tu étais épuisé. Tu demandais à Vincent s'il avait fait ses devoirs, mais c'était une question qui le mettait en colère. Il te mentait, tu acceptais de te laisser berner. Tu n'avais pas la force de lui faire réciter ses tables de multiplication et de vérifier les terminaisons de l'imparfait et du passé simple. Tu ne savais de quoi lui parler, alors Vincent disparaissait dans sa chambre pour ne pas prolonger ton malaise. Parfois, il t'arrivait de faire des tentatives. Tu décidais de lui parler, de sa mère, de la maladie, dire ce qui ne l'avait pas été. Tu préparais la phrase et, quand tu te lançais, la phrase qui sortait n'était pas celle que tu avais prévu d'articuler et Vincent devenait tout blanc en te regardant, il ne te laissait pas poursuivre, faisait volte-face et, comme pour se dégager d'un piège, fonçait vers la pièce voisine dont il claquait la porte avec violence. Tu t'effondrais alors sur place et t'accroupissais sur les talons, alors que Vincent consumait sa révolte derrière la porte, distribuant coups de pied et coups de tête. Personne n'imaginait cela. Vous deux seuls saviez le drame que vous viviez chaque jour. C'était votre vie désormais. Mais il fallait encore vous coucher, et tu n'osais ordonner à Vincent de se mettre en pyjama et de se brosser les dents, de peur de déclencher une avalanche. Tu attendais cinq minutes, puis encore cinq minutes puis, n'y tenant plus, tu te jetais dans la tourmente et l'accueil qu'il te réservait était variable. Le coucher de Vincent était le but ultime de la journée, le seul vers lequel tu tendais. Tu lui souhaitais bonne nuit en l'embrassant sans le toucher et vos deux corps devenus étrangers ne pouvaient ni s'étreindre ni même s'effleurer. Tu tentais parfois de lui ébouriffer les cheveux et le regrettais dans l'instant. Tu attendais, la peur au ventre, que Vincent s'endorme en écoutant sa respiration par sa porte entrouverte. Le sommeil était long à venir. Et quand tu étais sûr qu'il avait fini par s'endormir, ton estomac se détendait enfin. Au lieu de rejoindre ta chambre et abréger ta journée, tu t'installais au salon avec tes cigarettes et lisais et relisais le courrier arrivé les derniers jours et qui te parlait d'elle. Les heures passaient et tu ne parvenais pas à rejoindre ton lit. Tu attendais d'avoir fumé la dernière cigarette et, abruti de fatigue, finissais par gagner ta chambre. Tu avalais le médicament que ton médecin t'avait prescrit pour trouver le sommeil et tu te laissais doucement plonger dans l'inconscience, tu disparaissais sans résistance, tu coulais.

Si je ne t'arrêtais pas, jusqu'où irais-tu ? Finirais-tu par me demander de me substituer à elle ? J'avais entendu dire par ta mère que je lui resemblais. Elle m'avait aussitôt rassurée, comme si ta mère pouvait me rassurer. Elle m'avait précisé qu'il s'agissait d'une ressemblance légère. Disons que j'étais le même type de femme qu'elle. Assez grande, blonde avec quelque chose dans le bas du visage. Admettons que son sourire était le même. La voix, je ne sais pas. Seul Vincent pourrait me dire. J'ai vu des photos chez toi. Bien sûr, j'ai fait ce qu'il fallait pour trouver des photos et les soirs où je passais la nuit dans ton appartement, pendant que tu dormais, tu imagines que je faisais quoi dans le salon ? Je cherchais à savoir qui elle était et surtout si j'avais une chance d'être à la hauteur. Et ce que je trouvais me terrifiait. Je tournais les pages des albums photos trouvés dans les armoires et j'en étais malade de la voir avec Vincent dans les bras, et toi la serrant contre toi, plus jeune, plus beau, un autre homme. J'en étais malade d'être exclue d'une histoire qui ne me regardait pas. Celle d'un homme et d'une femme inconnus dont je n'avais aucune raison de croiser l'existence. Qui m'avait autorisée à regarder ces photos et à entrer dans votre vie ? J'étais l'étrangère. Celle qui arrive après. Après l'amour. Après la passion. Après la naissance de votre enfant. Après le bonheur. Celle qui arrive après la mort.

Il y avait toujours un vide après une lettre ou un coup de fil de leur père. Un espace à combler, une marche à grimper. Il fallait reprendre sa respiration et digérer lentement le petit séisme provoqué par l'irruption de celui qui voulait seulement donner des nouvelles et ne pas briser le lien. Il fallait trouver la bonne distance, inventer un paysage où pourraient vivre ensemble les présents et les absents sans que les uns évincent les autres. Il fallait apprendre à évoluer dans un champ de mines sans que le passé nous menace de ses déflagrations.

Pour construire une vie nouvelle, il faut oublier. Il faut se souvenir aussi. Il faut accepter la part d'inconnu qui s'installe comme un danger. Comme une promesse aussi.

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Maj 20/06/2004