Syvie Germain : L'enfant méduse ( Ed. Gallimard - 1991 )

On mange sans beaucoup d'appétit chez les Limbourg, depuis que le malheur est arrivé. On ne parle presque plus, comme si chacun dans la famille avait perdu le sens des mots, surtout des simples mots de tous les jours. On se retient de pleurer, de maudire, de hurler vengeance. Mais cela ne servirait à rien, on ne connaît pas l'assassin. La fille cadette des Limbourg est morte au tout début de l'été, peu de temps avant la fin des classes. Anne-Lise avait neuf ans. On a retrouvé son corps après deux jours de recherches ; elle gisait dans un fossé. Son cou portait la marque d'une strangulation ; son corps portait la trace d'une profanation. Pauline est l'aînée, elle a onze ans. Mais à présent, elle n'est plus rien, la voilà redevenue fille unique.
Dans la famille on surnommait Anne-Lise l'Ecureuil, car elle avait tout de cet animal, - la rousseur, la grâce, la vivacité. Et elle était douée d'une formidable gourmandise. A table, le père ne sort de sa torpeur que pour siffler entre ses dents de temps à autre,
« Je le tuerai, l'ordure, je le tuerai ! ». Mais où et comment trouver l'assassin de sa fillette, il l'ignore. La mère ne dit rien ; à peine entend-elle lorsqu'on parle à ses côtés. Son attention est retenue ailleurs, son ouïe est toute tendue vers d'impossibles bruits : - le rire de son enfant, ses pas sautillants d'écureuil, sa jolie voix aigüe. Son regard est absent, et terriblement morne. Elle regarde au fond de ces brouillards qui se sont déposés autour de ses paupières. « Mange, ma chérie, il le faut... », murmure-t-elle parfois à Pauline en esquissant vers elle un geste de caresse. Mais le geste retombe, et l'invisible caresse roule hors de ses mains comme les perles d'un collier brisé. Elle sanglote vers la petite retrouvée morte dans les bruyères, vers la petite qui gît là-bas dans le caveau de la famille Limbourg.[...]
Pauline non plus n'a pas de mots pour exprimer sa douleur, pour appeller Anne-Lise. Il lui reste sa flûte. Elle n'a cessé d'en jouer tout au long de l'été. Comme le magicien qui avait ensorcelé les rats de Hammeln, pour les perdre sans retour, elle joue, elle joue sans fin. Mais elle joue à rebours du magicicien de Hammeln ; elle voudrait désensorceler sa petite sœur, rompre le charme noir de la mort,faire se lever la lourde pierre qui la retient dans le froid de la terre parmi les ancêtres de la famille. Elle ne parvient qu'à engourdir sa propre peine, son effroi. Ce sont ses larmes qu'elle envoûte. Elle transforme ses larmes en notes grêles, en mélodie tremblante. Elle joue à fleur de rêve, elle souffle à fleur de son chagrin comme on souffle sur une brûlure pour tenter de l'apaiser.

Elle a bien essayé de poser des questions à sa mère au sujet de la mort d'Anne-Lise, mais Aloïse a éludé les questions et ne lui a répondu que par des formules évasives. Alors Lucie a fini par intégrer le mystère de la mort d'Anne-Lise à son imaginaire pétri de fables et de légendes, et de récits de la vie de Jésus et des saints. Un ogre a tué Anne-Lise. Mais la petite fille n'est pas morte ; enfin, pas comme les hérissons, les chats, les musaraignes ou les oiseaux que l'on trouve parfois écrasés sur les bords des routes ou crevés dans les champs. Anne-Lise est partie « chez Dieu », elle est devenue semblable aux chérubins. Elle est à présent assise à la table du Seigneur. C'est le Père Joachim qui a dit cela ça à l'église, lors des funérailles de la fillette auxquelles tous les enfants ont assisté. Il a cité les Béatutudes.« Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ».
Depuis Lucie imagine Anne-Lise vêtue de sa blouse d'écolière en vichy vert et blanc qu'elle portait le jour du crime, asise à une table immense. Une table bien plus grande que celle des banquets de noces ou de communion solennelle. Cette table céleste est couverte d'une nappe éblouissante, tissée en rayons d'arc-en-ciel, et l'on y sert du lait d'étoiles ainsi que des gâteaux de lumière ruisselants de miel solaire. La jolie petite rousse trône là-haut entre des anges musiciens et des chérubins rieurs. Anne-Lise est devenue enfant de Dieu pour l'éternité. Elle a déjà revêtu son corps de gloire ; un corps de lumière pure, plus gracieux et léger qu'un nuage rose au lever du jour. Mais elle porte toujours sa blouse d'écolière. Impeccable, bien sûr.

Lucie en effet a identifié la statue de saint Antoine de Padoue portant l'Enfant Jésus dans ses bras à un doux Protecteur des enfants morts. elle demande au saint dans ses prières de prendre bien soin de sa camarade Anne-Lise, de lui donner des nouvelles de la terre des vivants, et à l'Enfant au globe doré elle demande qu'il joue avec la petite. Mais à quels jeux s'amusent les enfants morts ?
Malgré le beau sermon du Père Joachim qui leur avait assuré lors des funérailles que la fillette siègeait à présent à la table du Seigneur, Lucie éprouve parfois des doutes. C'est que le corps d'Anne-Lise a été inhumé au cimetière du village dans le caveau de la famille Limbourg. La petite est couchée dans le froid et la nuit de la terre, parmi ses ancêtres. Et Lucie ne peut s'empêcher de penser qu'Anne-Lise doit avoir bien froid, et peur dans cette nuit, et qu'elle doit surtout terriblement s'ennuyer parmi tous ces vieillards morts bien avant sa naissance, elle qui aimait tant s'amuser.

Elle écoute le chant rauque, syncopé, de Melchior, ce doux génie du lieu qui veille sur la nuit, sur la mémoire, sur la paix de la terre. Elle accueille le chant de Melchior dans son enfance, dans sa propre mémoire à venir. Elle recueille une voix de la terre, humble et grave, qui chante d'âge en âge et qui lie les vivants à leur terre, à leurs parents, et par-delà encore, à leurs ancêtres disparus, à leur insu. Elle ne soupçonne pas, la petite Lucie, que cette voix un jour va se taire, que viendra un hiver au terme duquel Melchior ne se réveillera pas, que viendra une nuit de printemps muette et vide. Elle ne soupçonne pas la peine qu'elle en ressentira ; une peine d'enfant, aussi furtive que profonde. Elle ne sait pas non plus que cette voix qui aura retenti si souvent dans ses soirées d'enfance résonnera plus tard, parfois, à l'improviste au fond de sa mémoire, et qu'avec le temps tous les chants de crapauds lui seront nostalgie. Elle ignore que la mémoire s'empare, pour accomplir son œuvre clandestine, de tous les matériaux qu'elle trouve sur son chemin, fussent-ils les plus modestes, et même dérisoires. Comme le coassement têtu d'un vieux crapaud.

Celle-ci n'épingle sur ses présentoirs que des papillons aux ailes ornées d'ocelles ou striées de lignes et de taches éclatantes. Les papillons aux tons unis et pâles sont bannis de son musée. Elle aime les paons-de jour, les machaons et les vulcains, pour le rouge ou le jaune intense de leurs ailes, marbré de noir, de blanc et de bleu vif, et les zygènes rutilants de verts et de bleus métalliques pailletés d'or, et les satyridés aux tons de feuilles mortes, de rouille, de terre brûlée, de sang séché,de cuivre, émaillés d'yeux fauves ou blancs. Elle aime tout autant les lourds papillons de nuit aux larges ailes veloutées, tous les shingides brun rosâtre zébrés de lignes mauves, orangées ou ivoire, et les brocatelles d'or, les aspilates pourprées, les zérènes blancs et noirs rehaussés de sillons jaunes. Sa préférence va aux shynx-tête-de-mort, parce qu'ils allient en leur corps, deux inquiétantes bizarreries : - ils exhibent sur leur thorax un dessin de crâne noir sur fond jaune, et émettent parfois des cris gémissants, des chuintements de peur. Ils sont par excellence les yeux de la nuit ; des yeux hantés de mort et qui, dans leur terreur, ne versent nulle larme, mais pleurent le bruit des larmes. Des yeux volant dans les ténèbres, solitaires et plaintifs.
Des yeux ! Voilà qui fascine tant Lucie chez les crapauds et les papillons : ces deux espèces, au terme de leurs diverses métamorphoses, se transforment en yeux. Volumineux globes d'or et d'airain flottant au ras des herbes et des eaux mortes, larges fleurs bariolées comme des kaléidoscopes virevoltant dans l'air, ou encore sombres pleurs couleur d'automne, louvoyant dans la nuit, ainsi apparaissent grenouilles et crapauds, papillons diurnes et nocturnes, à l'enfant qui elle-même n'est plus que regard. Et de même aime-t-elle les hiboux, les effraies, les chevêches, parce que leurs faces plates ne sont qu'immenses yeux aussi fixes que lumineux. Le jour ils gardent leurs paupières closes, se tiennent impassibles et rigides dans quelque discret trou de muraille ou dans l'ombre des branchages. Mais ils ne dorment pas ; ils aiguisent leur vue sous leurs paupières, ils filent leur propre lumière à l'insu de tous, en cercles de soie orangée autour de leurs prunelles noires. Et à la nuit tombée, ils rouvrent leurs yeux, alliage de lune rousse et de soleil radieux. Alors, comme soulevés par cette clarté superbe montée du fond de leur être, ils gonflent leurs plumes, ils déploient leurs ailes, et prennent en silence leur vol. Des yeux ailés, armés d'un bec et de serres acérés.
On les dit de mauvais augure, tout comme les shynx-tête-de-mort ; les uns poussent des ululements lugubres, les autres des gémissements plaintifs. Ils ne frayent qu'avec la nuit, comme les esprits sorciers et les âmes des morts mal morts. On va même jusqu'à prétendre qu'ils portent le mauvais œil, qu'ils sont les héraults du malheur, les messagers du deuil.
Mais pour Lucie ils sont de mystérieux augure , ils portent l'œil souverain, - celui qui perce les secrets, qui dénoue les attentes, qui révèle le vrai regard à porter sur le monde et les êtres. Un regard qui déchire les mensonges et ne craint plus la mort, se moque des jugements. Un regard fou par excès d'acuité, de patience obstinée.

Son regard, - elle l'a armé au feu des morts. Ses vagabondages solitaiesr ne l'entraînent pas seulement vers les marais et les sous-bois ; ils la conduisent aussi jusque dans les cimetières. Cettte idée, d'aller traîner parmi les tombes, lui est venue peu de temps après sa rupture avec Lou-Fé.

Lucie se souvient à présent de tant de détails concernant Anne-Lise. Elle a fouillé sa mémoire dans ses moindres recoins afin de retrouver le plus de souvenirs possible de la fillette. Elle revoit les frisettes cuivrées, les innombrables taches de rousseur sur la peau claire, et le vert clair des yeux rieurs. La couleur du lichen. Lucie, si brune et raide de cheveux, si mate de teint, avait souvent envié à Anne-Lise ses couleurs vives, surtout le vert tendre de ses yeux qui se moirait de tons divers au gré de la lumière. Mais le souvenir le plus fort reste celui de l'air lancinant que Pauline Limbourg a égrené sur sa flûte. Pendant des mois cette mélodie a hanté les habitants du bourg, la sœur de l'enfant morte n'en finissait pas de moduler sa peine. Puis un jour elle a posé sa flûte. Pauline avait appris à vivre avec son chagrin, elle l'avait apprivoisé. La flûte s'est tue, mais son air toujours perdure en sourdine dans la mémoire des gens. Il revient souvent dans celle de Lucie.
L'autre fillette, Irène Vassalle, est enterrée au cimetière de son village, situé à une dizaine de kilomètres du bourg. Celle-là, Lucie ne l'a jamais connue. Mais elle avait vu son portrait dans les journaux. On avait parlé de crime, bien que la fillette se fût pendue. Car d'emblée on avait découvert le mobile de ce suicide d'enfant ; le corps qui pendait à une poutre du grenier portait encore les marques de la violence qui venait de lui être infligée. Et cette violence qu'elle avait subie dans sa chair s'était enfoncée jusque dans son cœur et sa raison, cette souillure avait d'un coup embourbé en elle le goût de vivre. Sitôt rentrée à la maison, la fillette était montée au grenier d'un pas rapide. Elle avait détaché une des cordes tendues où sa mère en hiver mettait la lessive à sécher, l'avait accrochée à un gros clou planté dans une poutre, avait glisé la corde armée d'un nœud coulant autour de son cou, puis, d'un coup de pied résolu, avait renversé la chaise sur laquelle elle s'était hissée. Comme Anne-Lise, Irène était morte par strangulation. L'ogre avait le pouvoir d'étrangler même à distance, et à retardement.
Les journaux s'étaient emparés du drame, et à l'occasion de cette mort on avait brusquement arraché à l'oubli, où déjà elle commençait à s'effacer, la petite Limbourg. On soupçonnait le criminel d'être le même dans les deux cas. Mais la mort d'Irène Vasalle bouleversait encore davantage les consciences, car la détermination avec laquelle cette enfant avait accompli son geste de désespoir soulignait de façon insupportable l'obscénité de l'offense qui avait dicté son geste. Irène Vassalle avait prouvé, sans proférer un seul mot, que l'outrage porté à un corps d'enfant était d'emblée une mise à mort.

Lucie ne se lasse pas de contempler la photo d'Irène qu'elle garde précieusement cachée dans sa chambre. Elle fixe le regard doux et clair de la fillette dans l'espoir insensé que ce regard va la fixer à son tour, lui faire signe. Cette photo d'Irène est pour Lucie comme un tombeau, - mais un tombeau ouvert. Elle se penche sur les yeux d'Irène comme les saintes femmes s'étaient penchées sur le tombeau descellé, et vide, du Christ ressuscité. Elle espère voir se profiler, en transparence des yeux clairs, le visage d'un ange. D'un ange non pas gardien, mais de vengeance, de justice et d'extermination. Et à force de contempler ainsi cette photographie, de scruter ce regard jusqu'à la fascination, elle s'est identifiée à l'enfant disparue, et s'est emparée de la violence muette qui monte de sa face.
Cette image imprimée sur un papier journal est devenue pour Lucie un masque posé à fleur de mort, un masque grand ouvert sur la mort. Un masque dont elle s'arme comme d'un heaume de guerre pour fourbir en secret son regard de haine et de vengeance. Dans le portrait d'Irène, Lucie puise sa plus grande force.
Voilà, c'est ce regard-là qu'elle jette en cette aube d'été à la face de son frère gisant au pied du mur. Ce feu d'ocelle flamboyant de violence. Ce cri de défense longtemps mûri dans la souffrance, la honte. Cette arme de vengeance forgée auprès des bêtes des marais, dans l'abandon et le silence. Cet éclat de justice, de mépris et d'orgueil aiguisé auprès des morts.
C'est ce regard-là qu'elle dresse comme un sceptre, un glaive, un éclair, pour foudroyer l'ogre blond. Et lui, renversé sur la terre qui n'en finit toujours pas de tourner à contre-courant du ciel, il voit ces yeux fous. Il voit ce regard accroché entre le ciel et la terre, comme un oiseau de proie, qui s'abat droit sur lui et qui fond sur son cœur pour y planter ses crocs, ses griffes et ses dards. C'est un regard qui siffle, et grince, et saigne, et qui verse sur lui les larmes des enfants qu'il a jetées en terre. Et il sent, l'ogre déchu, il sent avec effroi qu'il n'en reviendra pas des ces énormes yeux d'enfant sorcière qui conjuguent la souffrance et la haine, la hideur et la beauté. Un regard de Méduse.

C'est sa mémoire qui la domine. Aloïse ne peut penser à Ferdinand adulte sans le confondre avec Victor. Elle revoit cet homme qui a été, et qui demeure par-delà la mort, le grand amour de sa vie. Elle le revoit par éclairs ; un pan de son visage, son sourire, un regard, un geste. Il lui semble même parfois entendre sa voix, sentir, un instant, l'odeur de sa peau. Le culte qu'elle voue à son premier époux depuis plus d'un quart de siècle descend peu à peu des hauteurs sublimes où elle l'avait situé, pour s'alourdir progressivement d'un poids de chair. L'idole reprend chair et sang, odeur, mouvement, - reprend vie, présence. Victor délaisse son masque de héros, il retourne vers Aloïse son visage d'amant. Il revient vers elle à travers les méandres des rêveries chaotiques qu'elle poursuit sans relâche ; il revient avec son corps d'amant. Le corps disparu à la guerre ressuscite. Et c'est, comme avant, un corps de désir.

Elle avait si bien épuré, statufié et doré la mémoire de Victor, avait désincarné l'amour qui les avait unis, avait sublimé le corps du disparu. Mais voilà que ce corps éthéré est descendu du socle où elle l'avait haussé, il s'engouffre dans les chemins labyrintiques du rêver-vrai auquel elle s'adonne, il revient après un quart de siècle d'exil. Et il revient tel qu'il était avant son départ pour le front, où la mort l'a si bien happé qu'elle l'a sur le coup volatilisé.
Il revient en réclamant son dû, en exigeant justice ; car Aloïse, sans le savoir, s'était faite la complice de cette mort voleuse, qui avait pulvérisé le corps de Victor. Elle avait planté son deuil comme un immense étendard au bord du trou béant ouvert par la disparition de Victor, elle avait enroulé sa douleur autour de ce vide. Et sa douleur, pour s'apaiser, pour fuir l'horreur de la boue dans laquelle Victor s'était disssous, avait dû s'arracher à la terre et s'élancer vers des hauteurs toujours plus élevées, avec l'élégance d'un volubilis à fleurs blanches. Aloïse avait pris le deuil de son sublime époux avec une extrême dignité. Elle avait même sacrifié son propre corps, elle avait banni le désir et fermé son corps au plaisir. Lorsque, après des années de veuvage, elle avait consenti à épouser Daubigné, c'était encore un sacrifice qu'elle avait accompli.

Hyacinthe était un homme droit et gentil, Aloïse en convenait ; elle reconnaissait même toutes ses qualités, - la discrétion, la douceur, la générosité, l'intelligence. Mais elle ne l'aimait pas. En un sens, même, elle lui en voulait de l'avoir épousée, d'avoir pris à ses côtés la place laissée vacante par Victor. Et de l'avoir, elle, détrônée de son rang de veuve, - rang de misère, il est vrai, mais d'une si noble douleur. La douleur demeurait, la noblesse s'estompait, le confort s'installait.

La vie n'est plus la vie, elle s'est inféodée à la mort. Toutes les couleurs se sont fondues, résorbées dans le noir du deuil ; chaque mouvement, chaque geste fait mal, et parler plus encore, et regarder est pire. Car que faire, désormais qui ne soit fadeur et vanité ? Et où aller, quand l'absence hante chaque lieu ? Et que dire qui ne soit parole creuse, très en-dessous des cris, des larmes, et surtout du silence ? Et où poser son regard quand une unique image l'obsède ? Image d'un corps, d'un visage qui ne sont plus au monde. Et même, que penser, comment penser ? La douleur ne sait pas réfléchir, elle envahit de ronces la pensée, elle pétrifie en désolante statue de sel chaque souvenir qui ose un instant refaire surface à la conscience. La douleur est idiote, de façon implacable. C'est un tyran qui bafoue la raison, qui humilie l'intelligence, aussi grande puisse-t-elle être.

Il neige sur le nom muet de Ferdinand. Les tombes au cimetière deviennent anonymes. Les dalles se transforment en faible dunes ; géographie douce et blanche. Qui osera le premier aller fouler, aller souiller la neige des allées qui serpentent autour des tombes ? Pas des vivants dans l'absence.
Il neige sur le corps disparu de Ferdinand. A-t-il froid ? Cette question se lève en Aloïse à mesure que poudroie dans la chambre la blême clarté du dehors. Et le froid redouté pour le fils abandonné, seul, si seul en terre, envahit peu à peu le cœur d'Aloïse.

Il y a une odeur des larmes. C'est une odeur terriblement douceâtre et déplaisante, comme celle qu'exhale la rouille ou le moisi. Il ya une odeur à cette sudation du cœur. Une légère odeur de peau surie. [...] Odeur du vide, odeur de la lumière glacée, odeur des eaux de la Baltique. Sueur de l'absence.

Et les choses à nouveau conspirent dans la chambre. Elle semblent devenues plus hostiles encore à présent qu'elle luisent. Elle sont comme revêtues d'une armure de lumière fine et glacée. Elles sont carapaçonnées d'un brillant métallique. Vouloir les approcher, les toucher, serait de la folie, elles brûleraient les mains, fendraient les paumes, écorcheraient les ongles. Elles ont le mordant du gel. Les choses sont en guerre, les choses sont en deuil. Tout le lieu est en deuil. Le maître s'en est allé sans dire un mot, sans un soupir même. Et le mutisme du maître qui longtemps a reposé entre ces murs est resté là, collé aux choses.

Février, février seul doit perdurer. Que la nature se plie à cette loi, que toute la terre prenne le deuil de Ferdinand ! Il le faut. Car ce serait vraiment trop de douleur que d'entendre à nouveau gazouiller d'un ton flûté les petits passereaux, que de sentir flotter dans l'air adouci le parfum des primevères et des violettes. Ce serait une intolérable douleur que de voir la terre s'ébrouer de son sommeil noir et blanc dans un gracieux frisson de feuillage vert tendre. Ce serait une telle insolence que d'assister à cet insouciant réveil de la terre, du désir, qu'il y aurait de quoi maudire la terre, les hommes, les bêtes, et Dieu. Dieu surtout.
Dieu qui a fait tout cela, qui a créé cette terre capricieuse, cette terre oublieuse. Cette terre qui ne porte et ne nourrit les hommes que pour mieux les faire chuter et puis les dévorer. Dieu qui a, dit-on, donné une âme aux hommes. Mais quel don est-ce là, que cette âme greffée sur le cœur sourd et si fragile des pauvres hommes ? Dieu ne pouvait-il laisser les hommes en paix, leur accorder la bienheureuse idiotie des bêtes qui ignorent tout des tourments de l'amour, des souffrances du deuil et des affres de la mort à venir ? Et qu'est-ce au juste que cette âme, cette chose impalpable, invisible et sans preuve dont il faut, prétend-on, prendre si grande et vigilante précaution chaque instant de sa vie pour ne pas la damner ? Quel sens a tout cela, où est le vrai dans cette fable ? Fable noire et cruelle que la fable de l'âme !

Job pouvait crier et ouvrir un procès devant Dieu parce que sa foi demeurait inébranlable en celui-là même qu'il accusait. Mais Aloïse n'a pas la force d'aller jusqu'au bout d'un tel paradoxe ; elle a bâclé Son procès sitôt ouvert, sans même faire comparaître l'accusé, et elle a condamné Dieu sans recours à la peine extrême : - celle de non-existence. Ou d'indifférence d'existence, ce qui revient au même.
Car c'est cela, il n'importe pas à Aloïse de savoir si Dieu existe ou non. La résurrection des morts à la fin des temps, elle s'en moque. C'est ici et maintenant qu'elle veut voir reparaître son fils, et Victor également. Si Dieu lui ramène son fils, alors elle croira en Lui. Sinon elle ne pensera même pas à Lui, elle s'en détournera comme d'un mauvais rêve. Déjà elle s'en détourne.

Aloïse n'est plus que cet appel muet lancé dans le silence, cet appel forcené intenté à l'absence : « Reviens, reparais, là, un instant, juste un instant. Que je te voie, une fois encore, te revoir... » Mais rien ne bouge dans la chambre, si ce n'est la lumière qui décroît et redevient crayeuse. Le lieu est sourd à son appel.

La vieille dame passe ses journées à sa fenêtre, côté jardin. Mais ce qui n'était au début que désœuvrement et chagrin est devenu contemplation. « Rendez-vous compte, a-t-elle confié un jour à Lucie, il m'a fallu attendre la soixantaine, il m'a fallu subir l'épreuve du veuvage, pour prendre enfin conscience du peu d'attention de ce que c'est que le visible, et prendre du même coup conscience du peu d'attention que j'y avais jusqu'alors porté. je m'ennuyais tant dans ma maison déserte après la mort de Pierre ! Je passais des heures assise, sans plus avoir de goût à rien. Pour qui faire à manger, pour qui mettre de l'ordre, avec qui parler ? Alors je me suis mise à regarder, à regarder par la fenêtre, tout simplement. Et j'ai vu le ciel. Oh, pas comme mon fils le regarde, bien sûr ! Lui, c'est un regard de savant qu'il porte vers le ciel. Moi, c'est... comment dirais-je ? ... c'est un regard, un regard... de veuve. Oui, c'est cela. Un regard de veuve. J'ai tant pleuré après la mort de Pierre, puis les larmes ont cessé, mais la douleur est restée la même. Je ne savais plus où poser mes yeux dans la maison, chaque meuble, le moindre objet me rappellait Pierre, et ça me faisait mal. Mais le ciel, lui, l'espace du ciel, ça ne me faisait pas souffrir. C'était nu, sans histoire, sans rapport avec mon passé. C'était immense, c'était là, toujours là, et cependant sans cesse mouvant. C'était si familier et mystérieux à la fois, si beau. J'avais moins mal en contemplant le ciel. Surtout lorsqu'il y a des nuages.
« On dit : le ciel ets bleu, le ciel est gris, il est ceci, cela. Mais on dit bien peu ainsi. Il existe des multitudes de nuances dans ces bleus et ces gris, dans ces roses et ces pourpres, dans ces jaunes et ces blancs, et dans les noirs de la nuit. Elles sont innombrables, les nuances du noir ! Je ne saurais d'ailleurs même pas trouver les mots exacts pour définir chacune de ces nuances. Je vois plus que je ne suis capable d'expliquer, de décrire. Et je n'ai même pas votre talent pour dessiner et peindre. Je me contente de regarder de toute la force de mon attention, jusqu'à faire coïncider le visible et mon regard... mes yeux avec le ciel, avec la lumière, les nuages... alors, alors je deviens presque un nuage ! Je veux dire, je me sens comme emportée dans les remous des nuages, dissoute dans la lumière, dans le brouillard, je suis la pluie, le vent... Alors je ne souffre plus ; j'oublie ma peine, ma solitude... la pensée de Pierre me devient légère... Vous comprenez ?
« Voilà à quoi je passe mon temps, et pourquoi je le passe ainsi. Voilà pourquoi je n'éprouve aucun désir de voyager, de bouger. L'immensité est là, derrière mes vitres. Il me suffit de lever un tout petit peu la tête... quel besoin aurais-je de partir ailleurs ? Moins je bouge et plus je voyage... »
Madeleine Ancelot voyage immobile derrière sa fenêtre ; elle court non pas le monde, mais le ciel. Elle s'envole à la seule force de son regard. De son regard de veuve épuisé par les larmes, épouvanté par l'absence. De son regard de pauvre. Un pan de ciel lui suffit, un simple nuage la ravit. Elle n'attend aucun miracle, n'espère nullement être éblouie un jour par quelque nuage de feu à visage d'ange étincelant, ni même par une éclipse extraordinaire. Pour elle toute nébuleuse est merveille, le plus léger vent consolation, la moindre lueur enchantement. Elle a la modestie des pauvres, la patience infinie de ceux qui n'attendent plus rien, sinon leur tour de pénétrer dans le mystère de la disparition.
Le voisinage de Madeleine Ancelot a été pour Lucie un appui dans son propre travail d'apaisement. L'humilité de cette femme dépossédée de sa joie d'épouse, l'extrême attention de son regard posé sur les mouvements et les couleurs du ciel, ont jeté un nouvel éclairage sur le passé de Lucie, sur sa mémoire.

Cela, Lucie le sait aussi à présent ; elle a appris qu'il ne faut pas réveiller brutalement les souvenirs, sorciers, en nier la force tapie au fond de lamémoire, et qu'en se retournant avec brusquerie, avec colère, contre l'ombre du passé attachée à ses pas, on ne réussit qu'à se heurter contre elle. Alors l'ombre se raidit, se durcit davantage, et se fait encore plus pesante et hostile. Elle a compris qu'il faut laisser les voix, les visages, les gestes et les pas des disparus revenir à leur heure. Elle a appris la patience.

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Maj 05/05/2004