Pierre Guinot-Delery : le crépuscule d'un ange ( Ed. Le reflet -2001 )

Plus rien n'est désormais possible devant ton regard enfui et tes lèvres muettes.

Le père, alors, se redresse lentement comme pour ne pas la réveiller. Précaution absurde, lui qui voudrait tant la voir émerger de cet ailleurs monstrueux. D'un geste très doux, il soulève à peine une paupière, le temps d'apercevoir l'iris clair et immobile. Cette fixité, ce n'est pas elle, mais l'azur ainsi offert, même éteint, rappelle une seconde la vie d'avant, l'échange rapide des sensations qui s'y bousculaient.

Delphine, naguère si exigeante et plutôt douée pour l'échange à fleurets mouchetés, avait, semble-t-il, choisi l'option "je garde la tête froide, le regard fixe, et j'attends que cela se passe". Cette conversion échappait, sur l'instant, à ses parents de pus en plus furieux de voir poindre la fin de la journée et la perspective d'une nouvelle capitulation en rase campagne. C'est à dire d'un retour à la maison sans Delphine, bien sûr, mais surtout sans repères clairs pour les jours à venir. Et de sentir naître une fois encore cette vague d'impuissance, ce renoncement obligé à toute une manière "d'être parents" à laquelle ils pensaient avoir été fidèles ces dix dernières années et dont ils se trouvaient de nouveau dépossédés.

J'irai au bout de mes rêves, tout au bout de mes rêves, où la raison s'achève, tout au bout de mes rêves... A quoi rêvais-tu donc en oscillant lentement, accoudée à cette balustrade, tellement semblable à ceux qui t'entouraient et, pour le père t'observant à la dérobée, si différente déjà ? L'horizon de tes rêves risquait de ne pas t'emmener bien loin. Ou trop loin, tout dépend de l'idée que l'on pouvait se faire des choses...

La silhouettede Delphine dse déplaçant lentement d'un groupe à l'autre avec des précautions qui n'étaient pas de son âge, se détachait trop nettement de cette agitation quelque peu artificielle entretenue par les rires, la chaleur, le vin rouge généreusement versé dans les gobelets en carton multicolores. Ou bien, peut-être, était-ce lui, le père, qui ne voyait qu'elle, son enfant chancelante au milieu de cette famille, l'entourant sans la protéger, lui parlant sans oser l'écouter vraiment ? Rêvait-il ces regards gênés, ces phrases murmurées à l'écart dont elle ne pouvait ignorer l'écho, même assourdi ? Qu'imaginaient-ils donc tous, et pourquoi leurs silences semblaient-ils entretenir tant de reproches contenus ? Devenait-il fou de supposer comme de muettes revanches à cette insolente fraîcheur dont elle avait fait preuve dès les premières années ? Cette journée ne marquait pas seulement l'entrée dans une nouvelle phase de la maladie, elle devait fixer aussi un mode de relation aux autres, et surtout aux plus intimes, totalement différent. Bien entendu, ces deux étapes n'en formaient qu'une seule, même si leur unité n'apparut que plus tard. Ce qui se dessinait sous le soleil de la fin mai n'était rien d'autre que l'apprentissage d'une forme particulière de la solitude.

Sans doute la maladie transforme-t-elle les liens du malade avec ce qui lui est proche. Des circonstances bien plus bénignes permettaient de vérifier l'apparition de cet écran d'opacité variable entre celui qui souffre et les autres. Ici, pourtant, la cassure semblait-elle décuplée et concerner aussi les parents. Sans pouvoir la contrôler, sans en mesurer immédiatement tous les ravages, le père et la mère sentaient poindre et se répandre en eux une sorte de culpabilité insidieuse, brouillant toute capacité à recevoir avec sérénité les réactions de l'entourage. Alors tout se mélangeait en une inextricable et douloureuse confusion : le sentiment que certaines compassions s'accompagnaient du désir secret de régler de vieux comptes, par exemple autour de principes éducatifs avec lesquels, n'est-ce pas, on a toujours marqué son désaccord, et qui ne pouvaient donner rien de bon ; la sensation de saisir au vol, au milieu de propos débordant de tant d'affliction partagée, des mots ambigus, des expressions chargées d'arrière-pensées... Mais aussi le doute, le terrible doute, de n'avoir pas fait ce qu'il fallait, d'avoir laissé passer sans réagir les signes avant-coureurs du mal, d'en avoir trop demandé ou pas assez... et d'en percevoir en permanence le reproche diffus.

Ce besoin de questionner, de commenter, manifesté par l'entourage, accroît encore ce poids déjà si lourd à porter.

Allez, et si l'on décidait de croire aux bons sentiments, à la simple maladresse de ceux qui veulent simplement trop bien faire. Mais alors pourquoi cette absence de spontanéité, ces attitudes étranges de spectateurs semblant redouter plus que tout de souffrir en découvrant la souffrance du voisin...

Et puis, pour quelques minutes, le silence s'était installé. Alors, tu as pris ma main, et, d'une voix calme, tu as dit simplement : "Courage, papa". Sur l'instant, je n'ai pas réagi. Ces deux mots ne furent suivis d'aucune explication et ne correspondaient à rien de précis. J'ai du avoir l'air surpris mais je n'ai pas osé t'interroger sur le sens de cet encouragement en apparence intempestif. Même si une lassitude inhabituelle transparaissait dans ton attitude, même si de légers troubles du geste et du langage avaient refait leur apparition, nous n'avions pas renoncé à cet optimisme modéré qui s'était installé depuis quelque temps. [...] En y songeant maintenant, je suis persuadé du sens réel de tes paroles à la fois brèves et sybillines. Et je m'en veux. je m'en voudrai toujours de ne pas t'avoir serrée aussitôt contre moi, très fort, en te disant ce que, peut-être, tu attendais. Est-il possible de t'avoir laissée ainsi seule face à cette ilmplacable réalité ? Tout le monde admirait la simplicité et la sérénité avec lesquelles tu traversais ces épreuves. Mais ta force ne nous offrait-elle pas surtout la liberté de nous arranger avec nos propres faiblesses ? Et d'ailleurs aurais-je trouvé les mots à la hauteur de ce qui se passait et de ce que tu semblais pressentir comme étant encore à venir ? Rien n'est moins sûr. En choisissant de me montrer avec tant de sobriété, avec une telle économie d'effets, que tu n'étais pas dupe, tu te plaçais hors de portée de nos médiocres tentatives pout t'accompagner, pour te protéger. Je demeure à jamais prisonnier de ce sentiment d'avoir été inutile et de t'avoir conduite à inverser les rôles en prenant l'initiative de puiser en toi les ressources pour me rassurer à un moment où, de surcroît, je me laissais presque endormir par une quiétude factice.

A la fin, quand tu en seras réduite à te laisser laver, habiller, nourrir, sans plus pouvoir esquisser un geste, surnagera seulement cet infime sourire, faible lueur d'une douceur résignée.

La maladie a donné à votre dialogue une autre dimension. sans doute aussi une vertu apaisante. Elle l'a peut-être rendu plus nécessaire, plus fébrile, plus urgent, fragile passerelle prête à se rompre et grâce à laquelle il restait encore posible de faire circuler un peu de vie, de gagner du temps.. Et pourquoi ce chuchotement devrait-il s'éteindre tant qu'il te reste un souffle pour y répondre d'un regard comme au début..? Je vois ta mère , caressant doucement ta main, effleurant tes doigts de bas en haut en un geste sans cesse répété, souvenir lointain des rites accompagnant tes plongées dans le sommeil au creux de ton berceau d'osier. Cérémonie remise à l'ordre du jour à chaque fois qu'il fallait apaiser les tourments d'une mauvaise fièvre, remède dont l'efficacité ne s'est jamais démentie. Qu'y a-t-il d'autre à en attendre désormais que le plaisir, si mince, de faire revivre un peu de ces instants magiques ? D'oublier notre douleur en nous réfugiant dans des gestes anodins, vestiges de ces instants d'où toute inquiétude réelle était bannie ? Vous êtes si proches l'une de l'autre, réunies par un lien à peine perceptible et pourtant si fort que rien ne semble pouvoir le déchirer. Comme un aperçu de l'éternité. Pas celle prêchée dans les églises et qui me fait si peur : l'éternité sans toi. Non. Ce que je veux, c'est l'éternité avec toi, près de toi, chaude, palpitante. Même si, je le sens bien, tu t'éloignes à chaque seconde qui passe, pourquoi ne pas rêver, de sursis minuscules en trêves infimes, à un étirement sans fin du temps.

Les enfants se tenaient serrés près du cercueil ouvert. A l'avant, ceux de l'école primaire entouraient le frère et la soeur. Ceux du collège restaient juste derrière. Quelques larmes coulaient en silence. Ils étaient graves. Peut-être mesuraient-ils, plus encore que les adultes, ce que cet instant avait d'injuste, d'incompréhensible, d'inacceptable. Parce qu'elle était des leurs. Sans doute ne pouvaient-ils aussi s'empêcher de se sentir menacés en découvrant que , même à leur âge, l'incroyable pouvait se produire. Il y a toujours un peu d'égoïsme dans les sanglots versés devant un mort. Pourtant ils étaient venus, ils l'avaient voulu, être présents une dernière fois comme ils l'avaient été durant des mois. Ils avaient placé à côté de Delphine des dessins, des peluches, des jouets. A leur insu, ils retrouvaient de très anciens artifices inventés par les hommes pour apprivoiser la douleur de se défaire d'un être aimé. Pour l'accompagner encore. Les objets qu'on allait ensevelir avec elle l'enfermaient dans cette enfance qu'elle aurait tant voulu quitter. Mais ce n'était pas un malentendu. C'est leur vérité, donc la sienne, qui prenait ainsi le dessus. Elle aurait goûté ces gestes simples, cette manière de dire au revoir plutôt qu'adieu.

Peut-être on se retrouvera, peut-être que, peut-être pas, mais sache qu'ici-bas, je suis là. Ca restera comme une lumière, qui m'tiendra chaud dans mes hivers, un petit feu de toi qui s'éteint pas. C'était cela sa chanson. Ce fut sur ses mots qu'ils se séparèrent. Beaucoup ne se revirent jamais.

Et maintenant ? Des images éparses surnagent, des vibrations légères. Ses yeux bleus, grands ouverts sur le monde. Son foulard rose. Sa silhouette d'avant, l'obsédante monotonie des jours et des nuits d'attente. Des questions sans réponses. La peur de mal faire, de ne pas comprendre ou de trop bien comprendre. Des murs blancs. L'odeurâcre des couloirs d'hôpitaux. Des visages gris, épuisés. Des matins de bouche amère. Les secondes de certitude et les heures d'angoisse. le désir vain de refaire le chemin à l'envers. Et puis une tombe de marbre blanc, tache claire au milieu de ce petit cimetière d'où l'on peut, par temps dégagé et en se hissant sur la pointe des pieds, apercevoir la mer.

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Maj 29/10/2003