Marcello FOIS : Nulla ( Editions Frassinelli 1998 - Editions Fayard 2002)
33 ans
Nous ne pouvons pas épuiser toute la douleur. Tes efforts
auraient été épargnés si tu avais pu voir combien il y en a.
Jusqu'à la colère.
Je fais quoi ? Je fais quoi ? J'écris pour une mère morte.
J'écris pour vider ce vide de la plénitude du regret.
Aujourd'hui, jour de ton enterrement, toute la douleur est désormais essayer de se souvenir de tout. Ces pulls portés sur des chemisettes blanches. Ces doigts gercés par les allergies. Cette façon de ne sourire qu'avec la bouche tandis que ton regard partait ailleurs. Et ces cheveux, trop fins, qui ne voulaient pas pousser. Cet anniversaire au jardin et la maison au bord de la mer. Ces fils frères, ces neveux fils, ces autres frères, ces fils.
Et toi,
la mère de tous, tu as brisé l'enchantement, trop doux, de
l'immortalité. Parce que nous l'avions projeté sur nos bancs
d'école et dans les couloirs. Nous l'avions goûté avec notre
corps qui explosait de jours à épuiser.
Pour cela, le dernier, je ne sais pas te pardonner.
Moi, je
dis que c'est dans ce genre de passe qu'on voit un homme. Il
suffisait de parler. Chercher de l'aide. Peut-être qu'en
s'expliquant, il n'aurait pas laissé la place aux doutes. Parce
que, rien à faire, les gens se posent certaines questions. On ne
peut pas prétendre que tout le monde comprenne.
Et puis sa famille ! Sa sur, on aurait dit que sa maison
s'était écroulée. Et ce ne sont pas les autres qui peuvent
s'occuper de ces choses-là.
Il paraît qu'il allait à l'église. Au moins, il est mort en
état de grâce, malgré tout, parce que le Seigneur comprend ces
choses, ces moments de faiblesse.
Même le père Passeri l'a dit, pendant la messe, un sermon qui
aurait fait pleurer les pierres : qu'il était rentré au
bercail, que la faiblesse l'avait vaincu juste au moment où il
touchait au but, qu'on a sûrement pas toute sa conscience quand
on fait ce genre de choses, quand on prend ce genre de décision.
Et en tout cas la famille, même pour les fleurs au cimetière,
on ne peut pas dire qu'ils en fassent trop. Mais là où il est,
je ne crois plus qu'il ait de problèmes, maintenant.
Au-delà
de quarante ans, on ne passe pas.
La mort lui faisait moins peur que la vieillesse
70 ans
Quand vous lirez cette lettre, je ne serai plus là...
C'est bien la formule, n'est-ce pas ? C'est bien ainsi que l'on
prend congé ? C'est ainsi dans la meilleure tradition, celle à
laquelle on m'a habitué.
Les principes sains, ceux qui vous accompagnent toute votre vie.
Je vais essayer de vous expliquer mon point de vue, peut-être me
comprendrez-vous.
Imaginez une grande maison, pleine d'objets, pleine du passé de
ceux qui l'habitaient, en proie à l'incendie. Imaginez
l'angoisse de ces pauvres gens, obligés de décider ce qu'ils
doivent emporter pour le sauver de la destruction. Imaginez
qu'ils pourraient ne pas arriver à se décider, errant dans les
pièces emplies de fumée, les flammes lèchant leurs visages et
que, dans ce manque de certitude, ils risquaient de périr
eux-mêmes au milieu des flammes.
C'est ainsi que je vois les choses : nous avons perdu ces
certitudes qui bannissent de nos âmes la peur de la destruction
et alors la destruction nous fait disparaître.
Il se trouve que des choses échappent à l'incendie : il s'agit
d'objets épars que, pour des raisons inconnues, le feu épargne.
Il se trouve que ce ne sont jamais les objets que nous aurions
voulu sauver mais, heureux de pouvoir étreindre au moins un
lambeau de notre Histoire, nous nous accrochons à eux en
remerciant le destin qui a sauvé quelque chose, ou en faisant
semblant d'avoir décidé de sauver justement ces choses-là.
Alors je
sors, je me déclare vaincu. Je suis fatigué. Que quelqu'un
d'autre s'en charge, quelqu'un de plus courageux que moi, de plus
jeune que moi, de moins déçu et plus désireux de se battre.
Que s'en charge le fruit de cette génération domestiquée.
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Maj 10/11/2004