Alice Ferney : l'élégance des veuves ( Ed. Actes Sud - 1995)

Le premier goût du malheur, elle l'eût trois années avant la fin de son mariage : le septième enfant ne vécut qu'une journée, le temps de sourire aux anges et de partir les rejoindre. Il porta quelques heures le prénom d'Etrenne, et Valentine le pleura jusqu'à la naissance de Pierre qui serait son dernier enfant. Elle pleura l'attente vaine, les longs mois de rêve, cette idée que l'on a de l'enfant caché. Elle pleura d'épuisement, des larmes d'eau qui noyaient son visage, des larmes de lait comme remontées de ses seins lourds et vains. Il lui semblait avoir un creux dans les bras, un poids qui manquait, un trou de chaleur absente. Chaque nuit elle s'éveillait malgré elle aux heures des tétées. Elle se sentait spoliée. Elle souffrit les regards tristes de ses enfants, les questions des amis, les naissances heureuses chez les autres. Ses yeux brouillés revenaient sur l'image du minuscule cercueil blanc porté en terre par un seul homme, d'une seule main. Elle pleura en s'endormant ou ne dormit pas, elle pleura en parlant, et aussi en se taisant, comme si à cet enfant dont elle avait à peine vu le visage (et qui, pensait-elle, n'avait pas eu le temps de distinguer celui de sa mère), elle donnait toute l'eau dont son corps était fait.

Pierre naquit et Jules mourut un an plus tard. Il n'y aurait pour Valentine plus de caresses et plus d'enfant. Elle serrait contre elle Pierre qui ne marchait pas, et elle aurait voulu tenir longtemps un enfant chaud et doux que l'on vient d'apporter au monde. Sans Jules, elle n'était plus qu'un corps tremblant, stérile, un ventre vide à l'infini. Et dans la détresse de se savoir à jamais inféconde et privée d'amour, Valentine se raidit davantage. Elle s'étourdit dans la vitesse de gestes qui faisaient d'elle une étrange marionnette noire, une sorcière menue filant sur un invisible balai. Dans la rue, elle marchait vite, comme si elle avait été trop vulnérable pour affronter le monde qui d'ailleurs, selon la coutume, lui demandait de ne plus l'affronter.

La mort de Jules transforma Valentine. En perdant l'enfant à peine donné elle avait cru connaître la souffrance. Ce n'était pas grand à côté de la peine d'être veuve. Pourtant, elle ne renonça pas. Elle était séparée de Jules qui était sa vie, elle devint la vie de Jules. Pas un jour elle ne l'oublia, les traits de son visage, la couleur de ses cheveux, la manière qu'il avait de lui sourire, tout resta gravé en elle, et parfois elle pâlissait de le voir avec tant de netteté. Elle ne perdit ni la douleur de soudain le savoir mort (et cet instant de l'apprendre, elle le vécut bien d'autres fois sa vie durant), ni le bonheur de l'aimer. Elle s'enroula de ce passé comme un lierre, elle en fit la source de sa chaleur. Et diffusa cette chaleur à ses enfants, qu'elle avait pris grand soin de ne pas endeuiller. Les petits étaient restés gais et avaient vite cessé de réclamer leur père. Dans leurs élans et leurs rires elle puisait une raison de poursuivre sans Jules ce qu'avec lui elle avait commencé. Elle n'était plus que mère.

L'armée lui avait valu un mari, elle lui coûta deux fils, les jumeaux de l'amour naissant, ses premiers-nés. Un bordereau aux couleurs nationales fit office de message, de condoléances, de mise en bière, de funérailles et de deuil. Le monde était bousculé, Valentine ne sut jamais quel était le visage de ses garçons dans la mort. C'était une juste cause, Dieu nous envoyait des épreuves, personne dans cette famille n'acceptait les complaintes, Valentine cette fois encore garda en elle tous ses mots. Elle se laissait aller la nuit, seule dans son grand lit, à la place de Jules où elle s'était mise à dormir, comme si elle avait été la défunte, comme si cette peine du veuvage lui avait été épargnée et qu'il était seul à pleurer une épouse et deux fils. Mais les larmes ravinaient ses joues, glissaient derrière l'oreille et filaient dans les boucles de ses cheveux. On eût dit alors une morte. Morte elle ne l'était pourtant pas, et il lui arrivait le soir venu de s'en étonner. Car elle l'était du moins à un e forme de joie, une tranquillité de l'esprit : chaque fois qu'elle regardait ses enfants, elle se demandait quelles souffrances étaient tapies dans l'avenir.

Elisabeth mourut à quinze ans sans une plainte. Peut-être voulait-elle atteindre la dignité de sa mère. Peut-être croyait-elle important de se montrer courageuse. Ou ignorait-elle simplement qu'elle était en train de mourir. Elle vit pourtant venir à elle un médecin qui ne faisait rien et un prêtre qui disait la prière des mourants sans la regarder. Un cliché la montre allongée dans son lit, adossée contre la taie d'oreiller si blanche que le visage paraît gris. Elle sourit. Deux jours avant sa mort. Car vraiment elle eut cette manière de mourir : ses frères, sa soeur et sa mère auprès d'elle, personne pour la sauver, et une sorte de résignation partout, même en elle. Une résignation qui bientôt chez Valentine se transformerait en révolte et (on le chuchetorait un peu plus tard) en impiété. Pour la première fois de sa vie, Valentine se laissa aller à hurler. La mort avait mis tant de temps à entrer dans sa fille que toutes les larmes étaient versées lorsque vint le dernier soupir. Il n'y en avait plus une. Il ne restait que la rage. C'était un dimanche, les domestiques étaient partis en promenade, Valentine était seule au chevet de sa fille. Elle n'avait plus d'époux à aider par son maintien, plus personne à qui cacher cette douleur. Elle cria comme une louve à la mort, à la honte de cette dépouille, contre ce Dieu qu'elle honorait. Elle réclamait de mourir aussi, de les rejoindre tous. Dans la chambre à peine éclairée elle s'était couchée par terre et frottait son front sur le parquet. Ses longues jupes noires, déployées autour d'elle, semblaient les ailes d'un papillon de nuit. mais cette beauté des choses lui était invisible. Elle questionnait le sort. Pourquoi restait-elle toujours, comme une fossoyeuse frappée de malédiction ? Ce jour et cette mort n'étaient pas acceptables : c'était elle, la vieille, la fatiguée, elle Valentine Bourgeois, née près d'un demi-siècle plus tôt, frappée par trois fois, tombée, si mal relevée qu'elle ne voulait plus avancer, qu'elle n'aspirait qu'à s'étendre dans la terre contre celui qu'elle aimait. Et cette nuit-là, alors qu'elle était seule pour veiller son enfant, Valentine eut la claire visiion de ce qui l'attendait : une vie très longue à regarder partir les autres sans pouvoir les retenir, une immense vie solitaire, à parler seule parce qu'elle voulait croire que Jules l'entendait. Des années à attendre. Qoi ? De soi-même causer le chagrin des autres, de s'allonger, de fermer les yeux. Il n'y a pas d'issue heureuse, pensa-t-elle. Et cette fois encore elle s'endormit malgré elle, pour reprendre des forces dont elle ne voulait plus mais qui étaient en elle.

Et Valentine regarda l'annulaire de la jeune fille s'enfiler dans la bague que trente années auparavant Jules lui avait offerte. Mathilde eut un sourire mais pas une larme. Valentine se souvint qu'elle-même en semblable situation avait été si émue qu'elle en pleurait. elle voulut voir là un augure favorable, puis, assaillie de souvenirs, resta muette jusqu'à la fin du repas, seule à hurler au-dedans ce qui ne pouvait être recommencé. Enfin Mathilde sans bruit de leva pour aller tout droit l'embrasser. Alors seulement Valentine se laissa aller à pleurer, car tous pouvaient croire que c'était du bonheur.

Margot quitta sa famille peu après Noël. Et de cette fête qu'elle savait la dernière où ils seraient tous réunis, Valentine fut incapable de profiter. Le matin du départ elle resta couchée. Elle avait embrassé sa fille la veille, lui murmurant à l'oreille qu'il faut toujours réfléchir. Et Margot avait eu la gentillesse de ne pas objecter sa certitude. Alors Valentine avait pris le jeune visage entre ses mains, déposant ses baisers un peu partout. Au fond d'elle-même la détresse la déchiquetait. mais elle savait que les faits qui déchirent ne sont pas changés par la douleur qu'on en a. Le lendemain sa fille avait disparu. De ce jour Valentine ne mit plus les pieds dans une église et ne commit pas davantage de prière. Elle venait de perdre un enfant. Dieu l'avait rappelé à Lui, cette formule consacrée était de mise, pensa-t-elle. Mais contrairement aux autres fois elle n'ajouta pas de memento dans son missel, personne ne venait de mourir, elle jeta le missel. Aux heures qui d'ordinaire se passaient à la messe elle jouait du piano, assez mal, mais avec une passion qui l'emportait, une désespérance que la musique peut faire oublier.

Elle avait pourtant tout juste vingt et un ans et jamais n'avait porté les yeux sur un autre qu'Henri. Mais peut-être Mathilde, ayant vu mourir son père, ayant certaines nuits entendu pleurer sa mère, épousant un homme dont la famille avait fondu comme une bougie, avait-elle à la manière de Valentine la gravité de ceux qui, survivant à d'autres, restent incapables d'être entiers, ou aveaugles, dans leur joie. Ou seulement, s'étant construite au milieu de ruines, avait-elle acquis une irréductible volonté, une force très apparente qui n'est faite ni de seule détermination, ni de seule douceur, ni d'allant, ni de discernement, ni de prévoyance, seuls, mais de tout cela ensemble, ce qui est beaucoup trop pour réussir une jeune fille blanche et lumineuse qui s'en va se marier. Elle était autre, blanche certes, et lumineuse aussi, et souriante, pas si laide malgré la robe, mais une étrange mariée, vieillie par trop de choses connues.

La famille au grand complet s'en allait donc rue de Rennes, où logeait cette grand-mère dont les plus grands avaient demandé pourquoi elle était toujours en noir. Mathilde avait parlé du deuil et de l'amour qui jamais ne meurt. Elle savait que sa belle-mère aurait donné la même réponse. Car Valentine, dans le grand appartement qu'elle habitait dorénavant seule, vivait avec Jules son époux. Elle se surprenait à parler, ou bien à penser à propos de quelque chose, il ne faudra pas que j'oublie de le dire à Jules. C'était une manière comme une autre d'être fidèle, à l'infini.

La famille préparait en secret une fête pour ses soixante ans. Les petits lui firent la confidence interdite. Elle en garda le secret avec eux, comme elletenait en elle d'autres silences, qui ceux-là ne la faisaient pas sourire. le dernier tracé de la vie n'était pas facile. Cela manquait de promesses, de serments et d'émois. Sa tâche venait à finir. Ses trois fils étaient pères de famille. Margot avait pronincé ses voeux définitifs. Il lui restait à donner quelques douceurs à ses petits-enfants, qu'ils aient le souvenir des gâteries de leur grand-mère. Puis elle s'en irait rejoindre Jules, étreindre son visage de cendres, lui dire son amour qui n'avait cessé de croître et s'étendre en elle, jusqu'au bout de ses doigts tremblants. Elle n'avait plus de hâte, et d'ailleurs l'âge avait ralenti ses gestes. Elle était indifférente à l'idée de quitter ce monde comme à celle d'y demeurer encore un moment.

Je n'ai jamais oublié ce matin où ma mère apprit que désormais elle serait sans mari pour l'accompagner dans le monde. On ne m'avait rien expliqué, disait Gabrielle, mais j'avais compris, et j'errais d'une pièce à l'autre, m'approchant puis me séparant de ma mère. Je n'avais pas encore réalisé que je ne verrais plus mon père, et c'était le chagrin de ma mère qui m'atteignait. Les enfants n'oublient rien Mathilde, il faut nous en souvenir sans cesse, tout s'enfouit mais tout est là. A cause de cela il n'est rien que je déteste davantage que la fin des choses. Son idée même ( Mathilde acquiesca avec douceur). Parfois je n'ai pas devant moi des personnes mais les défunts qu'ils feront, couchés dans leur cercueil, le visage clos, inaccessible.

Puis elle retourna dans la chambre de son fils et se coucha dans son odeur, contre lui qui ne bougeait plus. Elle l'entendait respirer, d'interminables respirations. Elle avait collé son front au dos de l'enfant. Elle resta ainsi tout le temps que prit l'aube pour devenir le plein jour, et tandis que la lumière dehors s'était épanouie, elle le sentit soudain immobile et pesant. Elle sut que bientôt on le lui prendrait, car il ne serait plus que ce qu'il faut rendre.

La vie reprend, disait Gabrielle. Mais l'altération est éternelle, dirait-elle à une jeune belle-fille. Elle dirait : voyez-vous on ne s'en remet jamais. On fait semblant de vivre, on croit même que l'on y parvient, mais quelque chose est brisé. Après la mort de mon enfant, j'ai toujours été un peu en retrait.

Elle était inquiète. Sa cousine avait l'air si las ! Je ne supporterai pas dela perdre, pensa-t-elle le soir de ce même jour, sur son lit couchée dans l'ombre, les yeux ouverts, sans parvenir à dormir. Elle savait que c'était faux, on finissait par tout supporter. Le dire semblait terrible, mais c'était la vérité. A cette idée elle songea à Charles, et pensa qu'il lui arrivait maintenant de l'oublier. Elle revoyait le profil qu'il avait sur l'oreiller et elle se mit à pleurer. La vie lui était brusquement d'un poids immense qu'elle ne parvenait plus à porter. Tout était dangereux, tout était éternel recommencement par lequel ils seraient balayés, et les joies qu'ils avaient ensemble n'étaient que les enchantements éphémères de pauvres diables qui fermaient les yeux sur l'avenir. Marie vint au monde le Vendredi saint et Mathilde mourut le même jour. Un jour de corps blessé et de sang, un jour où Dieu n'aidait personne, pas même son fils qui l'appelait. On le savait depuis longtemps que ce jour était maudit, murmura Valentine à travers ses larmes. Quelques heures après le premier cri de sa fille, Mathilde livra son dernier soupir. Elle avait couvé sa mort sans y songer, elle la traversa avec la même sérénité. Ce ne fut pas une agonie crispée et terrifiante, mais un évanouissement doux, une fuite lente, quelque chose de simple et paisible comme un mouvement de fleuve, un courant inexorable qui l'entraînait : elle fondait d'épuisement, se diluait dans son sang, ce sang sauvage qui courait, fluide insaisissable parti rejoindre l'eau et la terre et tout ce qui n'était pas Mathilde. Par moments elle fermait les yeux sur ce frémissement liquide et chaud à l'orée de son ventre. Elle était déjà renoncement et humilité : son corps lui échappait, mais elle avait toujours vu qu'il n'en faisait qu'à son idée. Et maintenant elle écoutait ses chuchotis de machine lassée, ses bruissements d'organes, son silence et ses respirations, tout cela n'était pas éternel et allait s'interrompre en ce jour, ellele savait. Elle demanda ses enfants. On les amena en leur recommandant d'être sages. Mais leurs coeurs pouvaient voir qu'elle était sur le point de mourir. Ils ne comprenaient pas ce qui se perdait maintenant, mais ils pressentaient le lourd sommeil qui s'approchait. Ils restaient silencieux, debout au bord du lit, leurs petits bras ballants, intimidés par leur mère. Louise pleurait. Mathilde la serra contre elle. Elle murmura ce qu'elle croyait : elles sauraient continuer à se parler toutes les deux, à l'intérieur. Les autres, immobiles autour du lit, faisiaient une couronne, une auréole grave et bienveillante. En retrait dans la chambre les domestiques pleuraient en se cachant et Gabrielle lorsqu'elle arriva les fit sortir aussitôt. Mathilde eut un sourire et geste pour dire que ce n'était pas grave. Elle commença d'avoir ce visage souriant qu'elle aurait pour mourir. Des visions lui venaient. Elle vit un champ à perte de vue qui s'éployait contre le ciel en un grand drap immaculé. Elle vit des oiseaux bleus, dont les pattes laissaient des traces légères de trèfles à quatre feuilles. Puis ce furent l'écume d'une mer d'un même bleu que les oiseaux, et les larmes de Gabrielle sur le corps ruisselant de Charles. Ele vit s'élever dans les airs, portés par des mains rougies, les corps violets de dix nouveaux-nés, les siens, qui étaient sang de son sang et la douceur de ses jours. Elle sentit sur elle les caresses d'Henri. Son sourire pincé et les grands fauteuils rouges étaient clairs dans sa mémoire, c'était hier, elle les revoyait, et aussi Valentine en petite poupée noire qui tentait de sourire. Henri était maintenant seul au chevet de son épouse. Il avait pris la main qui reposait sur le drap et la tenait contre sa bouche. Il ne bougeait pas. Mathilde sentait le souffle chaud et l'humidité de ce contact. Puis elle reçut la tête qui pesait sur sa poitrine : Henri s'appuyait sur elle, s'accrochait à elle. Il n'avait pas la force de parler et de dire combien il l'aimait. Il n'avait que ce chagrin immense qui le prenait, le couchait sur elle pour la respirer et ne penser à rien qu'à cette odeur. Elle lui caressa les cheveux. Mais les images devenaient floues, ses sensations s'amenuisaient. Elle sentit que son ventre n'appartenait plus au monde. Ses jambes aussi avaient disparu dans ce grand mouvement liquide quii la traversait, l'emportait dans un abîme d'absence et de bien-être. Elle était légère, flottante entre la réalité et les images qui lui venaient encore, visage d'Henri, corps de ses enfants, regard de Gabrielle... de plus en plus effacés, comme disparaissant de la brume blanche qui entrait en elle par les yeux. Elle entendit le braillement faible de sa fille nouvellement née. Mais elle n'avait pas la force de la prendre, ni même celle de le vouloir. Elle ferma les yeux, et bientôt le reste de sa vie glissa hord de son corps avec son dernier sang. Longtemps après que le corps blanc de Mathilde fut à jamais intouchable, longtemps après qu'il eut été lavé par les prières et les larmes, Henri continua de vivre ce dernier instant. Il sentait encore la main s'alourdir dans la sienne. Il se voyait pleurer sur elle, bafouiller d'incompréhensibles mots, s'effondrer. Et, pensait-il, c'était encore elle qui l'avait remis debout : elle qui n'était plus faite de sang et qui blanchoyait dans la chambre, plus claire que jamais ne l'avait été, comme une apparition. Il passait la paume de sa main sur le front, l'arête du nez, la bouche et le menton. Une force étrange l'envahissait qui semblait sourdre du corps de sa femme, et se souvenant que jamais il n'avait pleuré devant elle, il redressa la tête et se leva pour aller voir les enfants.

Les hommes dans le malheur avaient besoin d'accuser, quitte à pardonner mais parfois trop tard, pensait Henri qui ne se confiait à personne.

Pendant une année Henri ne fut qu'un grand ressassement. Songes, souvenirs, abattement, projets et résolutions le harcelaient tour à tour.

Parfois le soir, regardant les petits qui partaient se coucher seuls, pleins de vaillance, il se sentait sec comme un fouet. Alors il la revoyait balançant dans le couloir, poussant les enfants vers leurs chambres d'une manière ferme mais toujours tendre. Maintenant la famille allait à vau-l'eau et il était perdu dans ses songes blancs : le corps de Mathilde apparaissait dans sa nuit; il étreignait ce vide, cette mort pâle qui revenait, inoubliable. Mais il ne disait mot. A Valentine sa mère, à Gabrielle, à ses enfants, il donnait à voir son air raide, son sourire pincé, cette constante rigueur, qui étaient devenues à force l'exacte idée que tous se faisaient d'Henri. Mais une douleur obsédante était en lui, qui appuyait de tout son poids, l'assignant au souvenir et au désespoir. Lorsqu'il restait seul au salon, le soir après le départ de Gabrielle, il lui semblait que la pièce s'ordonnait autour du fauteuil vide de Mathilde. Mathilde ! appelait-il à voix basse. Mais rien ne se produisait. Il se contractait une fraction de seconde devant le métier à tisser, puis sa main recommençait à travailler et il se courbait sous l'effet de l'attention. Tard, le plus tard possible, c'est-à-dire lorsqu'il commençait à faire de vilains points, il éteignait les lampes et s'en allait à travers le couloir, vers un rai de lumière qui existait dans sa mémoire mais plus dans sa maison.

Vivre est devenu triste depuis le jour où Mathilde n'a plus été là... se répétait henri. Il ne cessait de penser à elle. Et maintenant encore elle était à côté de lui (parfois il sentait la présence d'un corps près du sien), c'était elle qui le poussait vers Gabrielle. Parce qu'il était impossible qu'il n'y eût pas de mère auprès des enfants qu'elle avait mis au monde. Alors il pensa qu'il fallait prévenir Gabrielle, il était obligé de lui dire cette présence perpétuelle de Mathilde. Gabrielle le voyant perdu dans ses pensées ne disait mot. Vivant la même fidélité, elle devinait ce qui l'occupait. Mais Henri ne pouvait se résoudre au silence : ce qui n'avait pas été dit lui semblait incertain. Les pensées les plus délicates ne trouvent pas facilement la configuration pour se dire avec délicatesse, pensa Henri. Mais il allait se lancer, il le savait. Je vais lui dire quoi ? se demanda-t-il horrifié. Il allait lui dire qu'ils concluaient un arrangement... C'était assez laid, pensa Henri désolé. mais il parla dans cette désolation et sans avoir trouvé la phrase rêvée. Il y aura toujours Mathilde et Charles avec nous,dit-il tout bas. (Il avait dit avec nous et non pas entre nous, néanmoins il n'était pas fier de lui.) Mais Gabrielle était merveilleuse ! jugea-t-il. Elle eut un vague sourire par lequel il sut qu'elle avait compris, même la difficulté de dire cette chose, même l'obligation de la dire. Ils sont là, répondit-elle, comme si tout était entendu. Il murmura un oui absolument brisé.

Elle n'écoutait rien de la messe mais regardait Clotilde et aussi les enfants qui, dociles, se levaient et s'asseyaient, se signaient et chantaient, et récitaient et se recueillaient, selonles gestes du célébrant. Etaient-ils encore des enfants, maintenant qu'ils avaient connu l'arrachement et la perte ?

Elle ignorait, puisque tel est le sort des hommes, qu'elle en avait fini de se lever le matin et de se coucher le soir, de s'occuper le jour et se reposer la nuit. Elle en avait fini de posséder un corps, de le soigner et de le nourrir, de percevoir le monde à travers lui, de le sentir rêver à des baisers qui manquaient depuis longtemps. Valentine, qui s'était presque lassée à la fois de la vie sans Jules et de la mort qui ne voulait pas d'elle, allait enfin devenir ce qu'elle attendait : morte et amoureuse.

Retour textes            Retour Memoire            Retour Sommaire

Maj 26/10/2003