Anny DUPEREY : Allons voir plus loin, veux-tu ? ( Ed. du Seuil- 2002)
Mais le
plus pénible, ce qui réveillait surtout Christine la nuit,
c'étaitcette vision, au loin, du tracteur arrêté à la
barrière de sa maison, de la silhouette de Paul qui était venu
la voir, en vain, puisqu'elle-même le cherchait de son côté.
Et Paul tournait le dos pour remonter dans son tracteur, qui
s'éloignait - oh ! que cette image lui faisait mal ! - et elle
qui passait en voiture devant la ferme, sans s'arrêter, pour ne
pas rater son train, parce que ce n'était pas grave, qu'ils
auraient le temps, tout leur temps plus tard pour se parler
encore...
Luc écoutait Christine patiemment, avec
attention. mais quand il la voyait se faire mal à revoir et
revoir encore ces images, il intervenait :
- Christine,tous les gens qui ont approché un suicidé avant sa
mort ont de ces pensées. Tous se disent : " Ah ! si j'avais
téléphoné... Si j'étais passé le voir... Si je n'avais pas
ajourné ce rendez-vous... Si j'avais compris quel appel de
détresse il y avait dans ses propos..." On se sent
coupable, on n'y échappe pas. Mais je t'assure que tu n'es
coupable en rien. Son désespoir était peut-être si profond que
rien n'aurait pu le retenir, pas même une belle amitié.
Christine l'écoutait, tentait de chasser les souvenirs, le
remords. mais quand elle parvenait à détourner ses pensées de
la culpabilité, le regret, un regret déchirant prenait la
relève - non seulement le regret de l'ami qu'elle n'avait pas
eu, mais un regret pour lui, Paul, pour ce qu'il avait été.
Elle souffrait de ce gâchis, de cette beauté d'âme envolée
sans avoir trouvé de quoi se nourrir sur terre, sans avoir pu
partager les émotions qui l'habitaient, sans amour, et même -
cette pensée lui vint - sans famille...
[..] - Ce qui n'est pas normal, c'est de se livrer à quelqu'un aussi complètement, de tout donner comme ça, d'un seul coup. Je pense... Oui, je pense que la mort, la tentation de la mort était déjà en lui, sans qu'il le sache, sans doute. Elle était à l'oeuvre sourdement et lui a donné l'urgence de dire ce qu'il avait au fond du coeur au moins une fois avant de mourir. Il ne pouvait pas disparaître sans que personne ne sache qui il était... Mais il fallait quelqu'un capable de l'entendre, de recevoir ce qui était en lui. Il a senti cette possibilité en toi. Tu étais là. C'était sa dernière chance... Mon amour, cet homme t'a fait dépositaire de son esprit. C'est un cadeau merveilleux, mais très lourd.
- Je
n'arrive pas à arrêter de le regretter !
- Tu peux le regretter, ça ne me gêne pas, ça ne me fâche
pas. et pleure tant que tu veux. Tu es la seule à le faire.
J'aime une femme qui pleure un homme parce que personne ne le
pleure...
Il la prit dans ses bras, la berça comme une enfant, lui parlant
tout doucement.
- Tu sais, moi aussi, je le regrette... J'aurais aimé cet
homme-là, c'est sûr. C'était un type bien. Alors, continuons
à parler de lui, gardons son esprit en mémoire. Il survivra en
nous, et, si tu veux, ce sera NOTRE mort... Il faut toujours un
mort qu'on regrette, en terre, pour s'attacher à un pays. On ira
ensemble sur sa tombe, si tu veux.
Retour textes
Retour Memoire
Retour
Sommaire
Maj 18/01/2004