Jacques CHESSEX : L'économie du ciel ( Editions Grasset 2003 )

Qui donne son secret le perd, je m'en persuadais en imaginant l'appauvrissement que serait le mien si d'aventure j'étais tenté de le partager avec quelqu'un d'autre en avouant celui que je portais maintenant tout seul. Et la série de catastrophes beaucoup plus graves pour la mémoire de mon père, que provoquerait sa divulgation dans Dieu sait quel milieu trop content de nuire encore à sa paix.
La paix des morts, cher monsieur. Vous avez entendu parler de la paix des morts ? C'est une loi qui ne vous dit rien ?

C'est en redescendant vers la plaine que nous aperçûmes l'oiseau. Il paraissait danser, les ailes vibrantes, son étroit corps immobile et phosphorescent au-dessus d'une crevasse dont ne distinguions pas la profondeur. Puis plus rien. Comme s'il n'avait été qu'un avertissement, blanc devant l'hiver blanc, léger, tendu, présage à retenir et à fuir comme on fuit quelque terrible nouvelle dont on ne sait encore rien, on sait seulement qu'elle nous frappera de plein fouet. Ou comme la seule menace qui compte, celle de la mort, toutes les autres font rire.

- Je dois vous dire quelque chose, commença-t-elle à voix basse. Voilà. J'ai osé vous écrire, revenir vous voir, passer ces heures avec vous...
- Oui, dis-je sottement, vous avez bien fait.
- Comprenez-moi. Les circonstances ne sont pas ... normales. Il se peut même qu'elles ne soient plus rien du tout.
Et comme elle saisissait mon inquiétude dans mon regard :
- Rassurez-vous. Je ne suis pas folle. Je suis malade.
Elle me fixait au fond des yeux, le visage tendu, les lunettes brillantes sous la frange des cheveux argent.
- Très malade. Leucémie. Je dois me préparer à ma mort.
Et dans le silence où craquaient les dernières braises :
- J'essaie de prendre les choses avec légèreté. Deux semaines. Trois semaines au plus. Voulez-vous m'aider à mourir ?

Certains aveux sont trop sévères pour entrer en nous de plain-pied. Celui de Claire Auréline était tel que je fis mine de l'oublier aussitôt, la joie revint dans notre conversation avec le plaisir des mots et déjà le défi des corps à satisfaire tout à l'heure. Mais t'aider, t'aider à mourir ? Oui je veux t'aider fille facile à imaginer dans ta vie et dans ta mort. Je t'aiderai à mourir comme tu veilles sur le secret de ton image ailée, l'oiseau dont tes cheveux imitent la pureté qui n'est pas de ce monde. Aux premières neiges tu seras morte, ou tu mourras avec leur blancheur dans les yeux, et dans le cœur l'appel chuchoté, chanté, modulé sur la flûte de l'ombre comme autrefois les morts parlaient aux vivants entre les tombes. « Je te fais peur ?», demandait Claire Auréline, c'était une façon de conjurer le mal. Nous en riions. « Et si on passait aux actes ?», demandais-je à mon tour en jouant. « Tu pourrais m'étouffer dans l'oreiller comme on voit faire dans les films.»

Retour textes            Retour Memoire            Retour Sommaire

 

Jacques CHESSEX : Monsieur (ed. Grasset - 2001) Autobiographie

Je suis persuadé aujourd'hui qu'un mort s'adresse à moi quand un oiseau me rend visite, se pose derrière la vitre de la terrasse, me regarde, s'en va quelques mètres, revient, me parle. [...] Mon voyage presque immobile s'est poursuivi par cercles concentriques, comme les chants d'oiseaux gagnent le soir et le coeur, jusqu'à ce point toujours le même, neige et lumière sans heurt ni éclat, où la plénitude de l'être regarde tel mort, la mort, et l'aime, et lui parle, et saisit la réponse qu'elle ne cesse de donner dans l'air et le songe par l'apparition, ce matin d'hiver, d'un rouge-gorge dans le blanc du temps.

Je n'ai pas su lui dire que je l'aimais. Que je l'admirais. Presque un demi-siècle qu'il me manque. Presque un demi-siècle que je regrette de ne pas lui avoir dit que je l'avais très tôt reconnu. J'ai du apprendre à vivre avec un mort parfois plus vivant que moi. Avec un mort puissant dans sa vie, et se tuant comme on tue le coupable qui doit payer. De ce payement je ne suis pas encore revenu. Je n'ai pas fait le travail de deuil des mauvaises raisons de cette mort. Je mourrai, je crois, avec la mémoire de cette injustice. Aujourd'hui je ne souffre plus de ces choses. Elles n'atteigne plus l'égalité d'humeur que je me souhaite. Je me suis allégé aussi de l'inutile peine. Mais je sais mieux qui je suis quand j'y pense. Et même quand je n'y pense pas, il y a un memento mori, une vanité au crâne visible, un petit veilleur aux aguets dans les profondeurs de mon être agissant ou dormant quelques heures, qui me raconte certaine histoire qui aurait pu être la mienne et m'avertit en toute circonstance. Les cendres de mon père sont enfouies au cimetière du Bois-de-Vaux à Lausanne, un beau jardin plein d'oiseaux et de fleurs. Le corps de mon père est en moi, diffus, solide, parfois je peux le toucher, je peux entendre la voix de sa bouche qui parle en moi et qui me dit : "Rien n'est perdu, le temps ne passe pas, je t'aime"

Quand mon père est mort j'ai gardé de lui plusieurs choses, des livres, des meubles, une veste de velours que j'aimais le voir porter. Les meubles et beaucoup de biens ont été disséminés lors de plusieurs déménagements, la veste seule est restée, à mon tour, je l'ai portée près de vingt ans en revoyant toujours l'image de mon père avec ce velours d'un vert d'eau avec lequel il se confondait. J'aimais cette veste. Elle était belle, elle vieillissait avec moi, sur moi, le calme émanait de sa matière et de sa solidité. Lorsqu'elle a été trop usée, usée jusqu'au trou, qu'elle a eu l'air de la guenille du vagabond ou de l'errant que mon père était certainement tout au fond de lui, je l'ai aimée mieux encore et je l'ai conservée plusieurs années dans un placard où j'allais souvent la regarder et la toucher. Puis, au bout de quarante ans, sans nécessité et sans hâte, avec une sorte de résignation qui m'a coûté autant que de me séparer d'un être vivant, je l'ai glissée dans un sac en plastique et je l'ai abandonnée à la voirie. Cette anecdote est futile, et je vois bien que tous ceux qui ont perdu un proche pourraient en dire aussi peu. Mais dans ce peu, il y avait mon père, et plus que ses cendres dans leur boîte en fer au fond de leur jardin paisible, et que je ne visite pas souvent, il demeurait dans ce très peu, un vêtement usuel, presque un vêtement de travail sans ornement particulier ni effet de mode, le charme entêtant de la vie et le sanglot du never more. Jamais plus. Car c'est dans ces deux mots austères et musiciens que l'élégie trouve son pouvoir, et le prolonge, et le ramifie dans mon coeur et dans tout mon corps en échos et en appels capables d'agrandir l'Instant. J'ai cherché, aimé les traces. Comme si les traces ressemblaient à mon écriture du présent. Traces de l'été jamais assez aimé dans la brume et les premiers gels de l'automne... Aimer les traces, c'est aussi réfléchir sur le précaire, sur le prix des choses qui deviennent mortelles en naissant au monde : dans cette part périssable, elles nous apparaissent plus proches de s'abandonner à leur destin de vieillissement et de perte. Ce qui demeure alors est beaucoup plus qu'une trace inscrite dans la terre meuble ou la neige. C'est le chant de l'être devant la mort, sans tristese, sans résignation, il s'élève des incessantes ruines et se nourrit de la beauté qui fut aimée d'un coeur ardent.

Toute musique m'approche de la mort.

Retrouver des morts ou s'atteindre soi ? Le diras-tu, emplumée ? La chouette est un oiseau sans mystère et pourtant sa réputation lui confère un pouvoir secret sans pareil [...] Lui prêter un rôle d'intermédiaire entre la nuit et le jour est alors une de nos réactions les plus communes. Ou lui donner quelques instants le rôle intéressant de messager des morts cachés dans les tombes plates qui se taisent (ou ne se taisent pas) derrière le mur de pierres sèches où l'oiseau s'arrête.

Jusqu'à l'horreur à la radio, ce mauvais matin de printemps, il y a cinq ans : Roland Amstutz s'est jeté sous un train, hier à l'aube, dans une gare allemande. Fin de partie. Ou poursuite de l'écart, si le suicide est aussi cette mort qui met à part sa victime en l'isolant, âme en peine, dans la nuée de l'indistinct. Ne pas songer à Hamlet ? Encore au crâne de Yorick, strange fellow, qui nous donna tant de visages ? Mais celui-ci, l'acteur Amstutz, est-ce parce qu'il était sans âge qu'il s'est tué, ou pour enfin en avoir un ?

La mort, c'est une autre histoire. [...] A tout instant elle est en moi et dans le rêve que je fais de moi. Mais peur ? Ou angoisse, anxiété, long regret ? [...] Et ce spectacle, saisi aux derniers instants, de l'homme qui suffoque, qui va passer, qui trépasse... Longtemps, je me suis dit : impossible. Inutile et impossible, cette mascarade de la vie qui lutte pour rester en vie, cet agrippement, l'agonie. [...] Alors, ce spectacle : soutenable ? Il est laid, il est pesant, mais je n'ai pas peur de la mort. Me souvenir de la falaise me le fait dire en pleine paix.

Mon père que vous n'aurez pas connu avec ses beaux yeux clairs, son sourire légèrement de travers, sa force, son intransigeance, sa mobilité. Et moi, pensant à vous : comment faire, moi, encore une fois, devant vous, pour remédier à cette absence ?

Avez-vous, mes fils, connu cette angoisse d'un secret qu'on ne vous révèle pas et qui ronge votre enfance d'un besoin furieux ? C'était plus qu'une curiosité. C'était le malheur d'être immobilisé très près et très loin du centre vibrant, lumineux, où je savais que je devais regarder, et me fondre, pour habiter ma vraie figure. Mais j'y pense. Et la mort ? Et l'amour ? Et le sexe ? Et l'angoisse, le plaisir, la surprise d'être au monde entre rien et rien ? Autant de questions que je ne vous poserai pas et que vous savez que je me pose en songeant à vous, par vous.

Puis-je encore vous avouer qu'aujourd'hui ma seule crainte, à votre endroit, est de vous peser, vieux, vieillard, dans l'avenir ? Peut-être alors m'entendrez-vous dire les mots que je n'ai pas su entendre de ma mère : " ne me laissez pas seul dans tout ce vide... ", et je vous serai insupportable d'être faible et dépendant de vous. Mon voeu : aidez-moi à mourir avant. Aidez-moi à ne pas devenir le fantôme du fantôme que je ne suis déjà que trop. [...] Je n'éprouve aucune tristesse ni angoisse à imaginer ma mort. J'aimerais que vous soyez l'un et l'autre contents de moi au moment où elle arrivera. Que vous ne pensiez pas à notre rencontre sur cette terre comme à un évènement inutile. Que j'aie au moins servi, oui, moi sauvage, pareseux, à vous rendre moins démunis devant votre propre vie, votre propre mort.

Retour textes            Retour Memoire            Retour Sommaire

Maj 31/10/2004