Anne Bragance : Casus belli ( Ed. actes Sud - 2002 )

Et, il y a plus difficile encore à communiquer, ce sont les sensations, les émotions charnelles. Aussi fort qu'il l'aime, Charles Douhet ne peut partager cela avec sa femme. Il déplore cette incapacité, cette opacité qu'il est impuissant à réduire, il se la reproche, la ressent comme une indignité qui entache la transparence de son amour, il l'endure comme une infirmité et à la fin se dénonce comme coupable. Ce non-partage est une évidence timide, rétive, qui longtemps s'est tenue cachée dans une anfractuosité de sa pensée. Avec patience, parce que l'hônneteté de sa conscience lui intimait de se livrer à cette traque, il a dû la forcer comme un crabe, une patelle fuyant sous son rocher et, une fois identifiée, il a dû se forcer à l'admettre. Il forme depuis des années avec Clairette le couple le plus uni, le plus harmonieux qui soit et cependant le partage des sensations demeure une illusion, un rêve inaccessible. Qu'a-t-il su des joies de la chair de Claire, de ses douleurs dans ces moments où elle mettait Virginie au monde, puis Christophe ? A peu près rien, doit-il reconnaître, bien que Claire se soit efforcée de lui décrire heure après heure, minute après minute, ce qui irradiait, magnifiait, torturait alors son corps de parturiente.
Que sait-on de l'autre après que l'on a macéré avec lui dans l'intimité conjugale des années durant ? Le discours syncopé des muscles, ce phrasé du sang qui parfois s'alanguit et ces pulsations véhémentes soudain, ce poids du monde qui s'ajoute au poids de ton corps et ce même corps que le bonheur peut rendre si léger, aérien, et tu as alors l'impression d'être en lévitation, tout cela comment, avec qui le partager ? Charles Douhet se désole d'avoir trouvé l'évidence négative, la vérité première et universelle mais non la solution salvatrice, le sésame qui conduirait vers le mariage absolu, la fusion, cet échange idéal et de tous les instants. [...] Cette part secrète, irréductible , est le lot de chacun, c'est un secret de Polichinelle, mais Charles Douhet croit en être le seul détenteur et il en souffre, il désespère.
[...] Car la complicité et le partage absolu ont toujours été et resteront à jamais des voeux pieux.

Bien qu'ils ne se soient pas concertés, la même idée leur trotte dans la tête : se comprendre à demi-mot, deviner les intentions de l'autre, devancer ou partager ses désirs sont choses courantes et miraculeuses dans la vie d'un vieux couple, n'est-ce pas ?

Est-il possible d'espérer traverser les âges sans se blesser, sans se meurtrir, sans s'écorcher le coeur aux aspérités de l'existence ? Est-il sage de vouloir donner la vie si vivre implique d'inéluctables blessures, meurtrissures et souffrances ?

Charles Douhet vient de pénétrer dans la chambre occupée autrefois par sa fille. L'oiseau est là, écartelé sur le mur qui fait face au lit. Virginie n'a pas dormi dans cette chambre, dans ce lit, depuis ce jour où elle a quitté la maison, il y a plus de vingt ans. Il s'assoit au bord de la couche, timidement, sans trop peser, et il recommence à creuser. Archéologue de ses fouilles intimes, il excave, il exhume de précieux instants de vie, les époussette, les examine. C'est une tâche qui peut durer car les strates de la mémoire sont profondes, ce travail déclenche parfois des éboulis et alors, devant les tessons d'une réalité fossilisée qu'il vient de ramener au jour, son esprit d'homme vieillissant vacille. Il n'est plus sûr de l'authenticité de ses images, il n'est plus sûr de son souvenir, il aimerait le confronter à celui de Clairette mais Clairette vogue en gondole sur les canaux vénitiens. A certains moments, tout s'effrite, se délite : il croyait saisir de la vie et il ne remue que de la poussière. Pourtant, assis là sur le lit de son enfant perdue, le dos voûté, les yeux fixés sur ses mains qui reposent, inertes, sur ses genoux, il s'efforce encore, il creuse toujours plus profond, il s'adonne tout entier à cette tâche qui peut désespérer et qui le désespère.

Je me sens vieux, Louis, et inutile, oui. De plus en plus souvent je me tourne vers le passé et alors mon esprit est pareil à une rue de Kyoto au moment du séisme : quand les souvenirs affluent , il subit des ébranlements, il se fissure, c'est le chaos, je ne sais plus. Si je m'interroge sur le sens de ma vie, de toute vie, tout chavire, je ne suis plus sûr de rien. Autrefois, je trouvais déraisonnable, voire un peu inquiétant, que tu refuses de fonder une famille et la seule idée que tu vivais en solitaire m'affligeait. Aujourd'hui, je me demande lequel de nous deux a fait le bon choix : toi qui as opté pour le célibat ou moi qui ai voulu m'unir à une femme et lui faire des enfants. Tu me diras que les jeux sont faits et qu'il est vain de se poser aujourd'hui une pareille question. Mais tu es mon aîné de trois ans et tu as acquis, me semble-t-il, cette sérénité à laquelle j'aspire mais que je suis incapable d'atteindre. En somme, j'ai le sentiment d'être passé à côté de tout et de n'être arrivé à rien.

L'inventaire de Charles Douhet :
Quatre boîtes scellées.
Ou quatre paquets bien ficelés, bien étanches.
Ou quatre coffres-forts verrouillés avec chacun sa combinaison secrète, à jamais inconnaissable. Quatre colis qui ont voyagé un long temps dans le même espace clos, qui portaient une étiquette où était inscrit le nom commun, le nom de famille : Douhet.
Ils sont allés durant des années dans la promiscuité des jours et des nuits. Parfois, un cahot, une secousse les projetaient l'un contre l'autre et de ce bref contact naissaient alors, pour un instant, l'émotion, l'illusion de l'intimité. En vérité, si proche, si familier, si aimé que fût l'autre, ils ne connaissaient dans ces rapprochements que son enveloppe extérieure, sa carapace : chacun restait bardé de ses défenses, enfermé dans sa solitude. En vérité, aucun d'entre eux n'a jamais su vraiment ce que contenaient les trois autres boîtes, les trois autres colis, les trois autres coffres-forts.

Là-bas, au fond du coin salon, Charles Douhet est assis devant la télévision mais il ne regarde pas la télévision : ses yeux sont fermés, l'écran est noir. La fille sent la présence du frère dans son dos, elle porte la main à sa gorge en un geste qui voudrait arracher le carcan d'horreur qui l'étouffe, empêche son cri de jaillir. Cependant, elle avance, ils avancent le frère et la soeur vers l'homme qui gît là et qui fût leur père. Le corps est dans une posture improbable qui n'est pas celle du repos naturel; le torse est un peu dejeté sur l'accoudoir gauche du fauteuil, les bras, inertes, pendent de part et d'autre.
Christophe murmure :
- Il a gardé le costume qu'il avait hier soir, au restaurant.
- C'est le costume qu'il portait pour mon premier mariage, dit-elle dans un petit hoquet, et elle se laisse glisser sur le tapis, pose sa tête sur les genoux du père. Dans ce mouvement, elle remarque qu'il a ôté ses chaussures mais non ses chaussettes, des chaussettes bleues, assorties à sa chemise. Noter ces détails lui paraît inique : est-ce ainsi qu'une fille, une fille normale, réagirait devant la dépouille de son père ?
Debout derrière sa soeur, Christophe dit encore :
- Regarde !
Elle se redresse, saisit le papier qu'il lui tend : une notice de celles qu'on trouve dans les boîtes de médicaments. En travers des caractères imprimés qui décrivent la posologie et les indications, un mot est écrit en capitales, au crayon noir : PARDON.
- Il s'est servi du crayon que maman utilise pour dresser la liste des courses, souffle Christophe.
Lui aussi, il s'attache aux détails dérisoires, pense-t-elle. Parce que ces détails aident peut-être à nier la réalité de la mort, parce qu'ils empêchent, pour quelques minutes encore, l'afflux du chagrin.
Elle relève la tête, suit des yeux le doigt du frère qui le montre, ce petit crayon ordinaire, maintes fois taillé, sur le guéridon, à droite du fauteuil ; près du crayon, il y a deux flacons vides. Elle porte contre sa bouche le papier où Charles Douhet a laissé son dernier message, pour le baiser, ou peut-être pour arrêter le jaillissement du cri affreux qui monte en elle, le saura-t-on jamais ?
Christophe, comme un pantin dont on aurait brusquement sectionné les fils, vient de s'effondrer à côté de sa soeur. Ils sont là, maintenant, deux enfants pelotonnés l'un contre l'autre, aux pieds de leur père en allé.
Ils restent un long temps ainsi, immobiles, chacun à réciter pour soi la litanie de ses fautes et de ses manquements. Cela pourrait durer encore, mais Christophe se reprend le premier : dictés par une nécessité implacable, une urgence, les mots sortent de lui, brisés, à peine audibles :
- C'est moi qui l'ai assassiné... Hier soir, au restaurant, je lui ai raconté... pour la poubelle. Alors, j'ai vu son visage changer, se défaire, je ne le reconnaissais plus. C'est à ce moment-là qu'il nous a quittés, c'est à cause de moi.
Elle s'écarte juste assez pour lever un bras, donner l'amplitude suffisante à son geste et entoure les épaules du frère, l'amène à elle, le berce contre elle.
- Non, Christophe. C'est maman et moi qui l'avons tué. Tu n'y es pour rien.
- Maman... gémit-il, il faut la prévenir...
- On va l'appeler, je m'en charge. Mais on ne lui dira rien. Tu ne diras rien, Christophe, tu tiendras ta langue.
- Mais elle va croire qu'il s'est tué parce qu'elle est partie sans lui...
- Elle croira ce qu'elle voudra. Viens, aide-moi, nous allons le porter sur son lit.

- Maman est veuve. Elle doit faire son deuil. Laissons-lui le temps.
- Tu es dure, Virginie, maman est incapable de vivre seule, elle ne résistera pas.
- Chacun de nous est seul, Christophe, il faut accepter cela, apprendre.

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Anne Bragance : Le lit ( Ed. Actes Sud - 2002 )

Dans la baignoire, on noie plus facilement les larmes. C'est un pli qu'elle a pris depuis longtemps, de pleurer dans sa baignoire. Dès que les larmes menaçaient - quand elle se fracassait contre cette indifférence lisse qui la niait, quand elle voyait sa chair de femme dédaignée, oubliée - elle s'enfermait dans sa salle de bains, se faisait couler un bain, puis elle se laissait glisser dans l'eau et là, elle pleurait tout son saôul. Les baignoires sont très utiles, très amicales et savent "tenir" le secret. Elles acceptent les larmes, elles les recueillent avec discrétion, avec bienveillance, et lorsque la bonde est lâchée, lorsque l'eau s'évacue dans le siphon, elle emporte avec elle le trop-plein d'angoisse et de désespoir. Alors, on peut quitter la salle de bains soulagée, presque rassérénée.

Ce qui demeure de cette première expérience, si décisive est l'effroi qu'elle a ressenti alors devant la placidité de ces choses qui l'entouraient, leur totale impassibilité. Comme un enfant qui se sait coupable, elle aurait voulu leur révolte, leur indignation, elle aurait voulu qu'elles lui infligent quelque châtiment proportionnel à la faute, c'est-à-dire terrible. Mais il ne s'est rien produit de tel. Au contraire de ce que supposait le Poète, les objets inanimés manquent d'âme, ils opposent à notre douleur une indifférence absolue.

Parfois, on rencontre dans un livre une phrase qui trouve une résonance en nous parce que l'auteur y exprime avec justesse un sentiment, une émotion que l'on croyait être seul à ressentir. Ce genre de constat crée une connivence avec l'autre, le coeur se met à battre plus vite, c'est une révélation, un soulagement, et même si nous perdons l'illusion du caractère exceptionnel de notre expérience, nous nous sentons soudain lié à la grande famille humaine, englobé dans son sein. Alors on relève la tête du livre et on se sent un peu consolé, un peu moins seul.

Il songe à ces coffres, ces malles où s'entassent au fil du temps les débris, les scories de nos existences et que nous remisons dans les greniers de la mémoire. Chacun de nous a possédé un jour la boîte où les perles étaient rangées par ordre de taille dans des alvéoles, le Méccano complet, le circuit automobile flambant neuf, l'animal en peluche plus vrai, plus doux que nature, la poupée parfaite capable d'ouvrir et de fermer les yeux. Mais on peut donner d'autres noms à ces amas de vieilleries, qui, jadis, au temps de leur splendeur, suscitaient notre dévotion, éblouissaient nos regards candides et enchantaient l'être lumineux que nous étions. C'était l'époque où l'on jouait avec des rêves audacieux que l'on croyait réalisables, très réalisables, où l'on dressait des catalogues entiers de pensées généreuses, de projets formidables, où l'on construisait des édifices avec les matériaux inaltérables de la foi et des idéaux. Et cependant, tout s'est écroulé. Toutes les facultés et les certitudes autrefois intactes, toutes nos forces vives nous ont désertés. Maintenant, si l'on se risque à faire l'inventaire du coffre ou de la malle oubliés dans nos tréfonds obscurs, on y trouve plus que des babioles déglinguées et sans valeur : les déconvenues se sont substituées aux enthousiasmes de la jeunesse, le miroitement des désirs a fait place à une morne résignation.

Mais il n'en dit rien, il n'est pas prêt. Lui font défaut cette facilité, l'aisance qui est la sienne pour ramener de son passé les curiosités plus ou moins anciennes qu'elle dispose devant lui et l'invite à découvrir. Il la voit comme une brocanteuse de la mémoire qui sait mettre en valeur les pièces de sa collection et en connaît le prix. Lui n'a pas ce talent : son histoire n'est jamais qu'un bric-à-brac, un entassement informe, et si peu qu'on le bouscule, si ingénument que l'on prononce tel ou tel mot, tout s'effondre, il se retrouve englouti sous des décombres.

Le souvenir de ce moment allume dans son regard un éclat fugitif, un scintillement d'étoile. C'est cela, songe-t-il, tout à fait une étoile que l'on peut voir briller au firmament alors qu'elle est morte depuis des millions d'années : il vient de surprendre dans ses yeux l'écho lumineux d'une joie défunte.

- Parce que tant que quelqu'un peut encore imaginer que nous vivons ensemble, ce Nous continue d'exister. Le jour où tous sauront la rupture, la séparation, notre Nous n'existera plus, il sera aboli pour de bon.
C'est comme vieillir, dit-elle. Ceux dont la vie vous a éloignés, ceux que l'on a perdus de vue depuis des années sont incapables de se représenter votre visage, votre corps tels qu'ils sont aujourd'hui. Ils peuvent toujours s'y évertuer, l'exercice est trop difficile, trop abstrait pour qu'ils y parviennent. L'image qui s'impose à eux, si d'aventure ils se souviennent de vous est celle de la dernière rencontre, une image inchangée, figée, intacte : on ne vieillit pas dans le souvenir des gens dont la vie vous a séparé.
C'est comme mourir. Vous pouvez être mort, depuis longtemps descendu dans la tombe et rendu à la poussière, s'il reste un seul être - une ancienne relation, un ami d'enfance, un voisin - à l'ignorer, d'une certaine façon, vous êtes toujours vivant.
C'est ainsi, ajoute-t-elle, que l'ignorance de quelques-uns préserve encore, pour peu de temps encore, le Nous qui les abritait, les soudait l'un à l'autre.
[...] Elle avoue que, souvent encore, elle se surprend à l'employer. Elle entame une phrase que conduit ce nous familier, ce nous radieux mais, vite, elle doit rectifier, faire machine arrière, lui substituer le je dérisoire, obscène, têtu, le je étique et monstrueux qui a survécu au Nous.
[...] Cette volonté délibérée d'imposer, de perpétuer un Nous qui n'existait plus l'a longtemps intriguée sans qu'elle ose interroger la veuve. Aujourd'hui, la question est devenue inutile, elle comprend : il n'est pas facile de renoncer au nous, il n'est pas facile d'accepter l'abolition de cette entité. Elle comprend : elle-même vient d'être expulsée d'un nous, répudiée, réduite à la seule expression du Je.
[...] Il lui faut donc désapprendre à utiliser ces pronoms, ce pluriel qui les a si longtemps désignés, ensemble, unis.
Cela ressemble à une devinette inventée à l'usage des enfants : un Nous explose, se désagrège, que reste-t-il ? Le Je haïssable et désespéré qui doit affronter l'épreuve de l'apprentissage du vide et de la solitude. Le Je qui a perdu son alter ego et sonne creux.
[...] La haute solitude n'est pas un exploit mais bien plutôt une fatalité à endurer jour après jour, heure après heure, minute après minute. Il n'est pas nécessaire de culminer pour la connaître. Elle est là qui la guette, ici même, dans chaque pièce de la maison, il lui suffit de pousser une porte et elle la trouve tapie derrière, elle se cogne à un ordre que personne ne viendra plus déranger, elle bute contre le silence omniprésent, un silence de crypte, un silence en constante inflation qui se gave de lui-même, qui engraisse, se dilate, occupe tout l'espace, qui est en passe de devenir le maître des lieux.

- L'absence est une valse noire, et personne avec qui danser.

Comment étouffer ces langues de feu, comment s'échapper de ce brasier ? La solution serait peut-être de s'interdire tout geste, toute parole, toute action. De n'avoir pour seuls objectifs et ambitions que de rester vivante. De requérir toutes ses forces en vue d'accomplir cette tâche unique.
Mais supprimés le geste, la parole, l'action la plus infime, cette tâche excède justement ses forces. Rester vivante, continuer serait une épreuve pour laquelle elle ne se sent pas de force.

Elle s'est retrouvée emprisonnée dans ce bastion imprenable, la solitude, avec la pensée pour geôlier cruel. La solitude : être en exil des autres, assiégée en soi-même, mise aux fers par le décret du malheur et traîner des images avec, au bout, le boulet du désespoir. La solitude : être enfermée ente les os de son crâne, assourdie par les piétinements de la pensée qui fait les cent pas, infatigable. Cent douleurs aux aguets, cent bonheurs à regretter, cent souvenirs d'une netteté suppliciante qui reviennent dans un enchaînement implacable. La pensée, ce "mal irrémédiable", elle a lu cela quelque part.
C'est un mal sans remède, un haut mal contre lequel nul n'a encore trouvé de parade. sauf à mourir, il n'y a pas de guérison possible.
[...] Mais quels meubles pousser, pour s'en faire rempart, contre les assauts continus de la pensée ennemie, la pensée démoniaque, ogresse terrifiante, insatiable, qui se nourrit de tout ce qu'il y a d'obtus, d'hostile dans les objets qui accompagnent la vie, tous ces témoins du passé. Les briser, ceux-là ? Les faire disparaître ? S'en débarrasser ? Elle jure qu'elle a essayé, il en reste toujours. Et quand bien même on réussirait à les éliminer, il y aura encore un air de musique, un parfum, ce bout de route à platanes, ce geste qu'il avait pour incliner la lampe, diriger le faisceau de lumière sur le livre qu'elle lisait, cet autre pour assurer l'écharpe de laine autour de son cou lorsque l'air fraîchissait. Douceurs, attentions, sollicitudes exquises que la pensée fouisseuse va chercher dans l'humus des jours enfuis, qu'elle fait éclater comme des cosses et alors elle malaxe le fruit doux-amer du souvenir, elle le moud en une farine noire dont elle va pimenter sa sauce à la torture.

Un seul trousseau de clés existe pour ouvrir sa maison. le poids de ces clés au fond de sa poche est celui, précis, de son secret, de sa solitude à lui. Il n'en a rien dit à celle qui ne supporte pas de le voir pleurer.
Lui dira-t-il que sa femme est partie il y a des années, comme est parti le bien-aimé ? Il hésite encore.
[...] Lui dira-t-il qu'il appartient à une lignée d'hommes quittés et esseulés, d'hommes qui ne sonnent jamais à la porte de leur foyer pour la raison que personne ne viendra les accueillir ?

Quand elle s'est réveillée ce matin de juin, elle a compris que sa vie n'était qu'une structure de carton et ne contenait que du vide, du rien.
Des boîtes, tout le monde en possède, même lui, le septième. Ne vient-il pas de faire coulisser, à peine, à peine, le couvercle de celle où gît son enfance, où il garde, enfermées, ses volages-envolées.
Bien sûr, on ne les montre à personne, on évite même de les entrouvrir, de crainte que les vieux démons ne s'en échappent en grimaçant et ne viennent vous arracher le coeur. On préfère le remiser au fond des caves les plus sombres de la mémoire, on choisit de les abandonner à l'écart de la conscience, on les condamne à une forme d'oubli.
Les évènements les plus anodins de l'existence se fossilisent au plus profond de nous, concrétions de moments heureux ou malheureux, objets sans valeur, sinon affective, que l'on conservent pieusement, parfois à son corps défendant, qui forment strates, et dont procède une géologie intime. En somme, un entassement de boîtes virtuelles ou réelles qui nous définit et nous dénonce, un lourd bagage que l'on traînera jusqu'à la fin.

Le téléphone est lui aussi une boîte à voix. Il est le réceptacle le plus précieux et le plus cher au solitaire. Tantôt vide, tantôt plein. Tantôt silencieux, tantôt tonitruant, exigeant une disponibilité immédiate : dès lors qu'il se signale, on se jette vers lui, on se précipite sur cette merveille, cette friandise, enfin une voix, la promesse d'une présence, d'un bref contact, d'un échange humain.


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Maj 17/04/2004