Michel Bourgat : Le deuil n'est pas une fin (Réapprendre à vivre...) ( Ed. Favre - 2003 )
La reconstruction après la mort de son fils assassiné. Michel Bourgat est président de la Fédération Pour l'Aide et le Soutien aux Victimes de la Violence

La réalité du drame m'apparaissait soudainement et je devinais inconsciemment que mes déclarations violentes n'avaient d'autre signification que celle de rester, encore un peu, dans la logique de ceux à qui rien n'est arrivé : je me conduisais comme un père "normal", puisque je menaçais de mort les assassins de mon fils !

J'étais devenu l'orphelin de mon fils, et plus rien, ni personne ne pouvait me le rendre.
On ne traverse le Styx que dans un sens !
Je redescendis sur terre et en enfer, et fis un rapide bilan des évènements.

Ma première nuit, sans lui, fut éprouvante et je pris, pour la première fois de ma vie, la moitié d'un somnifère. Je n'ai jamais plus recommencé depuis : je préfère être lucide et vif face à l'adversité ! Je refuse que la chimie fausse le miracle de la pensée. Je préfère risquer quelques déraillements et faire confiance à ma nature pour les bons aiguillages.
Les médicaments psychotropes m'inquiètent. Je ne les precris pas à la légère chez mes patients. La parole, plus lente, plus précise, est à privilégier pour résoudre les conflits de l'homme, même s'il faut parfois s'aider de la "béquille" médicamenteuse, pour les plus atteints par la névrose réactionnelle d'un drame, bien compréhensible.

Pourtant, je n'appliquais que mes règles de survie : quand tout s'écroule, il faut se raccrocher à ses principes ! Ma première vraie tempête m'en donnait l'occasion.
Ces valeurs... transmises par les ancêtres, la tradition, la religion et les parents que l'on range dans l'armoire cérébrale comme on range son argenterie et sa vaisselle d'apparat pour s'en servir le moins possible.
J'ai surtout axé mes efforts sur le maintien de l'équilibre mental et matériel de ceux que j'aime. Cela me semblait essentiel. Etymologiquement essentiel.

L'analyse des faits allait révéler de nombreuses anomalies sociales et éthiques. J'en ai fait un combat. La Justice avait sa part de responsabilité, la politique aussi. J'avais, là, matière à cristalliser ma colère et mes énergies brutales. Je pouvais honorer la mémoire de Nicolas par des actions positives et correctrices. Je n'allais plus m'en priver ! "Droit devant" devise des catalans, devenait une attitude de survie évidente.
Nicolas m'a conduit très loin de ma routine de petit médecin de quartier. Son éternité stimule mes choix en me laissant le temps de les étayer.
Mon fils est partout, il m'inspire et me calme. Son image est quatre points cardinaux de ma vie et sur trois des quatre murs de mon cabinet, de mon bureau, et des endroits où je travaille, comme un fanal que je suis le seul à voir. L'image de veille de mon ordinateur, c'est Nicolas à six ans !

La mort n'est pas un métier, ni pour les médecins ni pour les croque-morts. Rien n'y prépare, mais il faut pêtre prêt. On est virtuellement immortel, dans son affect, jusqu'à l'âge de trente ou quarante ans, même si la raison dément une telle sensation. On sait que l'on doit mourir, on ne le ressent pas !
J'ai su par l'homme (un grand avocat marseillais présent par hasard) qui recueillit le dernier souffle de mon Nicolas, qu'il était parti sans peur, en demandant qu'on m'appelle, sans panique, puis il a fait face à l'inexorable en perdant contact avec nous. Lui aussi est mort en grand seigneur.
J'espère qu'il est mort "immortel" dans sa tête et seulement inquiet d'une torpeur qu'il comptait vaincre plus tard. Il ne s'est pas plaint. J'espère avoir le courage de mon père et de mon fils, mon jour venu, mais je n'en suis pas sûr !

"Votre fils est mourant, au coin de la rue des Abeilles et de la rue Consolat !"
On ne mesure pas l'importance des mots !
Mourant : c'est-à-dire, sans espoir de vie.
Pendant le trajet, j'imaginais encore la possibilité d'une hospitalisation, d'une intervention de la dernière chance. Pire, je ne doutais même pas que cela fût possible.
Mourant : c'est quand il n'y a plus rien à faire ! On attend, alors, l'absence de signe de vie pour déclarer officiellement la mort. Peut-on concevoir une telle définition quand on aime le mourant ?
Dans le caniveau, à même le sol, Nicolas venait de passer dans un autre monde, il venait de me doubler dans un domaine qui m'était logiquement réservé. J'aurais du être à sa place. Il était à la mienne.
Combien de temps faut-il à un père pour accepter un tel constat ? Un père médecin est-il plus réaliste qu'un autre ? Un père doit-il survivre à son fils ? Suis-je inconscient ? Insensible ? Ai-je vraiment compris que tout vient de basculer ? Que dois-je faire ? Laisser faire ? Hurler ? Refuser l'évidence?

Touché à mort, vexé, humilié par un coup injuste du sort, le premier réflexe que l'on a est d ecracher du venin sur tous les boucs émissaires qui viennent à l'esprit : immigration, justice, police, société, éducateurs, parents. Plus tard, c'est l'envie d'être l'ange exterminateur des dysfonctionnements qui démange les pensées. Entre ces deux pôles comportementaux, il y a la voie d ela réflexion et d el'étude, puis de l'action pridente sur le terrain.
Le danger de la "mission sacrée" est réel. Je ne voulais pas y tomber, même poussé par mes amis et tous les anonymes qui m'exhoraient à agir.

Face à l'inexorable, il n'y a que trois attitudes possibles, dont deux sont efficaces.
la résignation est la seule voie à ne pas prendre. elle conduit à la corrosion d el'esprit, à l'ulcère des pensées et même à l'ulcère gastrique. Certains médecins vont même jusqu'à lui attribuer la responsabilité de cancers fréquents, commecelui du sein chez les femmes. La résignation n'a que des inconvénients, elle ronge, parasite les énergies vitales.
Il est, malheureusement, bien difficile d'aller au-delà dans certaines circonstances et nul ne sait quelle serait sa réaction face à la catastrophe maximale. La résignation n'est jamais volontaire, elle n'est que la conséquence de l'absence d'autre issue. Le résigné souffre d'un mal supplémentaire à la situation qui l'a acculé à l'abandon. Il faut donc éviter cette impasse... quand on peut !
C'est dans le combat ou la fuite qu'est la saine réponse animale. C'est dans l'acceptation ou la volonté de changer le cours des choses que l'homme peut s'accomplir.
Il m'a fallu accepter la mort, ce qui est un comble ppour un médecin ! Celle de mon fils n'était pas la première qui me terrassait psychiquement. J'avais eu l'occasion de constater que le phénomène n'est pas uniquement physiologique. La mort est une vieille relation pour ma profession, mais il faut être personnellement "piqué" avec elle pour sentir la vraie douleur et le mystère qu'elle cache. Bergson avait raison, nous ne ressentons pas vraiment la mort, nous la connaissons intellectuellement, mais nous sommes bien rares à l'imaginer sensuellement. Les plus jeunes d'entre nous se sentent même invulnérables et prennent de risques incongrus, les mystiques l'appellent ou la craignent, selon leur niveau d'évolution. La plupart d'entre nous n'y pensons pas ou mal.
Accepter la mort d'un fils est contre nature.

L'acceptation est vraiment une absolue nécessité pour la reconstruction spirituelle d'un blessé de la vie. Etape essentielle, elle est aussi l'acte le plus difficile et le plus douloureux à obtenir. Sans elle, rien n'est possible.

On ne peut pas revenir sur la mort. On doit changer les facteurs morbides qui la provoquent avant l'heure.
L'acceptation faite, le combat contre l'hydrede l'erreur insupportable peut vraiment commencer ; sans exaltation, sans le filtre déformant de la haine et de la rancoeur.
L'acceptation autorise la lucidité, puis favorise l'analyse des causes du désastre. La logique aide, ensuite, à la correction de ces dernières quand elle est possible.

Ecrire est une thérapie, comme l'affirment tous les psychiatres et les psychologues. Je ne peux que confirmer cette assertion. Je pouvais confier à mon ordinateur tous mes délires et et le résultat de mes élucubrations.
[..] L'avantage (et le danger !) d el'écriture est de laisser des traces. On peut se relire. On peut donc mesurer, à intervalles réguliers, les différences d'appréciation que l'on a eues sur le même évènement. On peut aussi se corriger, voir le ridicule de certains emportements ou confirmer et même améliorer ses opinions.
Une saine reconstruction ne doit surtout pas se priver de l'écrit.
Ecrire, c'est archiver, classer, apprécier, détailler, peaufiner. C'est régler ses comptes, c'est se faire des confidences. C'est avouer ses faiblesses, admettre ses fautes et affirmer ses convictions, sa force. L'écriture nous met à la fois dans le cocon protecteur de la concentration spirituelle et intellectuelle et sous-tend déjà que nous attendons un lecteur extérieur : nous-mêmes, souvent, mais à un autre moment, dans une autre dimension temporelle.
Sans l'écriture, je n'aurais pas réussi à m'en sortir. J'ai écrit pour moi, pour ma femme, ma soeur, ma fille et ma mère... Et, je m'en rends compte maintenant, pour beaucoup d'autres dont je n'osais espérer l'intérêt.

La parole est, bien évidemment, le secret de la sérénité. Ceux qui n'ont pas la chance d'exprimer leurs souffrances restent amers et tombent facilement dans la rancoeur et la haine. La violence naît automatiquement d el'absence d'un dialogue et même de l'absence d'une expression sur la douleur ressentie.
[...] La souffrance devient, par contre, l'occasion et le prétexte d'une reconstruction visant à replacer son environnement dans l'harmonie désirée.
L'envie d elâcher prise, la colère et la haine m'ont souvent traversé l'esprit et le corps. Je me suis tenu à mes décisions : mon devoir d emémoire, mon désir d'harmonie pour les miens.

Lorsque le doute m'envahit, je n'ai qu'à simplement me souvenir d elui et de ce qu'il aimait chez moi. je sais, instantanément, comment continuer ma route. je le vois et je vais le chercher (dans ce coin de mon cerveau qui lui appartient désormais) chaque fois que je suis en danger. et puis, je fonce.

Nous sommes effectivement seuls devant nos choix, et chacun d'entre nous a sa vision et la connaissance exacte de ses intimes données. L'étude doit donc en être précise,minutieuse et surtout sans complaisance pour nous-mêmes.
[...] J'ai rapidement compris que les lamentations, les cris ne pouvaient que bloquer le système complexe de la remise en route psychique. Je n'avais ni le droit ni l'envie de stagner.
La survie après la perte d'un être cher doit suivre ces méandres parfois prosaïques. Il convient de renforcer sa "machine humaine" pour mieux perpétuer la mémoire de celui ou ceux qui n'ont plus la chance de posséder une enveloppe charnelle et que l'on a tant aimés. Les zombies déprimés et médicamentés ne sont ni efficaces ni rapides !
Pour cette célébration-comémoration, qui fait du bien, il faut aussi un but qui dépasse son propre horizon. Mes amis et relations qui pleurent , aussi douloureusement que moi, un mort "classique", par accident ou maladie, ne peuvent s eraccrocher à rien. La nature n'offre pas de raison sublime. L4horreur médiatique qui touchait ma famille me tendait un prétexte énorme à contestation ! je dis souvent que mes actions ,privées et publiques,sont les chrysanthèmes déposés sur la tombe de Nicolas, amis les fleurs m'ont été fournies par des circonstances exceptionnelles et un soutien humain dont je ne suis pas responsable.

La tombe reste finalement l'endroit le plus négatif et j'avoue m'y rendre par raisonnemlent plus que par besoin. la mémoire des morts doit être honorée de toutes les façons possibles et je me plie aux coutumes. Les cendres d emon père résident maintenant à côté de la dépouille de son petit-fils, et je suis finalement apaisé de savoir qu'un jour nos trois noms seront réunis sur la stèle.

Mon fils existe encore dans beaucoup de coeurs et d'endroits où je ne peux le rejoindre, mais il n'est pas oublié.

Les photos ont une grande place dans mon souvenir. L'image de mon fils est partout autour de moi. Certains parents traumatisés ont fait l'inverse et je les comprends.
L'interrogatoire d emes clients endeuillés ne m'a pas apporté de réponse sur la meilleure attitude en ce domaine. Je sais que la peur d'oublier le visage de Nicolas m'a incité à l'étaler discrètement là où mon regard se pose régulièrement. [...] J'ai besoin de ces rappels constantsà son image et mon cortex cérébral est son nouveau domicile.
J'ai compris ce que veut dire l'éternité. Mon fils aura toujours quinze ans, il aura toujours ce beau visage souriant et j'ai du mal à imaginer qu'il aurait vingt-deux ans en ce moment-même.
Il était né le 31 décembre 1980, à minuit. [...] Je ne peux plus fêter les nouvelles années : la saint-sylvestre reste l'anniversaire de Nicolas. depuis six ans, ce n'est plus la fête. Je reste chez moi. Je célèbre sa naissance en petit comité, avec un repas somptueux, arrosé de champagne : je dis "Bonne année" à tous et je pense très fort : "Bon anniversaire Nico !".

Julie devint mon unique combat paternel, et j'ai concentré mes efforts sur elle. Elle a bénéficié d'une énergie supplémentaire, celle que son frère m'aurait demandé de reporter sur elle !C'est ainsi que j'ai compris ma tâche , dès le lendemain du 9 eptembre. Il ne fallait pas diminuer les efforts, puisqu'il me manquait un fils : il fallait aider sa soeur encore plus fort,au nom de et pour Nicolas, qui l'adorait.
[...] Je pense lui avoir légué un avenir. C'est peut-être une solution de reconstruction pour tous ceux qui cherchent à sortir du malheur : Pensez d'abord au bonheur des vôtres !

L'écoute des autres peut devenir, alors, une méthode de récupération, une technique utile pour faire éclater la gangue isolante et paralysante de son propre drame. Ce n'est plus de l'altruisme, mais de la survie bien conduite. L'altruisme n'est jamais vraiment gratuit, c'est peut-être sa raison d'être et sa récompense intrinsèque.

Celui qui ne s'écroule pas , dans la débâcle d eson drame personnel, peut se permettre quelques outrances et d ela témérité. la perte d'un fils procure une échelle différente pour apprécier les dangers, tant il est anormal d esurvivre à son descendant. On comprend le fatalisme, on se moque des conséquences matérielles. on reste d emarbre face à l'adversaire idéologique et à ses menaces.

pour ma part, et malgré mon inexpérience, j'ai accepté tous les combats, quel que soit le terrain et sans craindre les coups. Nicolas aimait cet aspect de mon caractère : j'y vais avec détermination, fatalisme et l'idée que je n'ai rien à perdre et tout à gagner. Inutile de préciser que je n'avais pas le temps pour des états d'âme, des phases dépressives ou des doutes : l'action reste un remède souverain contre les conséquences d'une catastrophe personnelle et intime.

Le devoir de mémoire est souvent la colonne vertébrale de notre attitude de survie.

Faire son deuil est une expression qui ménerve et je crois qu'il ne faut pas conclure trop vite sur le comportement des familles de victimes. J'ai déjà précisé qu'il m'a semblé avoir appréhendé immédiatement la mort de Nicolas. J'ai été tellement rapide à comprendre cette horreur affective que l'on pourrait penser que j'ai "shunté" ce fait monstrueux et que je n'ai même pas commencé le fameux travail à faire. On plaint ceux qui pleurent un peu trop, on réprouve inconsciemment ceux qui continuent à vivre sans montrer leur blessure.
J'ai malheureusement partagé la douleur des proches des victimes, pour lesquels ce "travail de deuil" était quasiment impossible. Plusieurs familles de notre fédération n'ont pas eu la chance d'une "rétribution" confirmée en Justice, laquelle participe pour beaucoup à la prise de conscience de l'inexorable de la situation. La réparation juridique est le début de cette conclusion mortuaire, son absence laisse les familles dans les limbes.

Le temps s'impose à celui qui a perdu un enfant ou l'amour de sa vie ; ce temps qui passe et se décompte en jours, en mois, en années ; sans rien changer à l'intensité de la douleur lorsqu'une image fugace passe, déclenchée par un événement quotidien. Nous connaissons tous le phénomène des larmes qui montent d'un coup devant la scène sentimentale d'un film pour enfants. Les séries américaines de la télévision déclenchent parfois plus de sanglots qu'une mauvaise nouvelle réelle. Je reste impavide devant les attaques politiques ou les incivilités quotidiennes, mais je craque soudauinement, chez moi, sur une belle phrase ou l'instant émotif d'un téléfilm. Il est souvent libérateur de pleurer un bon coup, mais, avec mes amis, nous n'aimons pas le faire en public.

Le devoir de mémoire est un objectif clair qui sert d'allumage à bien des démarrages à froid. Il faut que nos morts ne soient pas oubliés, salis ou incompris. Entourer la mémoire de celui qui a trop vite disparu de l'univers, en agissant sur les causes anormales de sa perte, permet de ne pas s'apitoyer sur son propre sort.
Nous ne sommes pas "la" victime ! Nous souffrons, parce que nous n'avons pas pu éviter une mort inattendue, un meurtre, un accident ou une maladie. Et, il y a un travail à accomplir pour dévier positivement notre frustration et notre chagrin.
Le juste ton à trouver pour honorer "son" disparu est parfois bien difficile. Nous ne sommes jamais uniques. Notre souffrance n'est pas le centre de l'univers des autres. Il y a eu tant de charniers, de catastrophes et de persécutions dans l'Histoire qu'il convient de ne pas s'exalter sur son cas.

Relativiser ce qui arrive ets une excellente réponse à l'égocentrisme naturel de toutes les victimes. J'ai dû recourir à une forme d'humour, assez noir, sarcastique, pour me persuader que je n'avais vécu qu'un drame ordinaire, subi, avant moi, par des milliers de familles de victimes. Mon Nicolas était unique... Pour moi.

Si, pour moi, tout s'arrête demain ou maintenant, je n'aurai pas de regret. Plus rien à craindre : j'avais perdu mon avenir le 9 septembre 1996, il ne me reste plus qu'à vivre ma fin de partie et laisser ceux que j'aime intacts, solides et capables de se défendre eux-mêmes.

Retour textes            Retour Memoire            Retour Sommaire

Maj 09/03/2004