Clémence Boulouque : Mort d'un silence (
Ed. Gallimard - 2003)
La
fille du juge Boulouque raconte les circonstances du suicide de
son père, le juge anti-terroriste Gilles Boulouque et les
difficultés de son deuil.
Un mardi
matin, il n'y a plus eu de World Trade Center. Il n'y a plus que
les bruits, les images de ces avions qui les percutent, de ces
tours qui s'effondrent. Plus que des absents.
Le terrorisme, les absents.
Le
terrorisme, mon père, ma perte.
Je suis seule à New-York. En souffrance. Si je ne m'écroule
pas, si je ne m'écroule pas, si je ne m'écroule pas, alors...
Je le dominerai, ce passé ? Je ne sais pas. Dominer, non. Je
suis fatiguée. Les forces me manquent.
To come to term, à la
place ; arriver, apaisée, au terme de quelque chose. Peut-être
en arriverai-je au terme, de mon enfance. Arriver aux termes.
Parvenir à l'écrire. Enfin.
J'ai tant
de fois essayé. mes récits étaient elliptiques ou empesés de
détails. Pour donner à comprendre. Donner à voir. Donner.
Ne pas garder mon deuil pour moi. Tuer le silence. Moi qui ne
supporte ni le bruit ni la mort.
J'avais
treize ans lorsque mon père a tiré, le 13 décembre 1990. Tiré
sur lui, cette nuit-là. Et sur nos vies.
J'avais treize ans. Bientôt, à vingt-six ans, onze mois et six
jours, j'aurai passé plus de la moitié de ma vie sans lui.
Au début, j'ai compté les minutes qui me séparaient de sa
mort, puis les heures, les jours. Parfois, je me surprends à
calculer encore son absence en mois quand, déjà, les années
sont si nombreuses à s'être glissées entre nous. Je change
sans cesse l'unité de mesure de cette distance. J'arpente les
dimensions de l'absence.
Cette nuit-là, il a cessé de vieillir. Dans quinze ans, quatre
mois et dix jours, je serai son aînée, sa grande soeur. Puis sa
mère. je me rapproche de lui à mesure que je m'en éloigne.
Derrière tout cela, pourtant, il y avait déjà lamort. Celle de mon grand-père, qui avait contraint mon père aux promesses que les vivants croient devoir aux morts : le magistrat, que mon grand-père avait voulu qu'il devienne, serait un grand magistrat, pour honorer sa mémoire.
Je ne
savais pas non plus qu'un de ses amis d'enfance n'était pas mort
dans cet accident de la route, ce choc frontal qui me faisait
redouter de monter en voiture. Il n'y avait pas eu de
carambolage, ni de collision : il avait choisi une arme à feu
dans sa maison de campagne et laissait deux enfants de cinq et
huit ans. Pour elles, à cause d'elles, leur entourage avait
inventé l'accident. Je n'avais pas à savoir ce qu'elles
ignoraient ; je n'ai appris qu'à dix-sept ans, quelques heures
après elles, que nos pères s'étaient depuis longtemps rejoints
dans le même geste.
J'ai ajusté mes souvenirs, en apprenant ces secrets, ai
retrouvé des indices a posteriori. Mes parents voulaient et
pouvaient alors protéger mon enfance. A mesure, cela n'a plus
été possible.
Aujourd'hui,
je recherche des moments insignifiants dont la succession forme
une vie : l'odeur forte de l'essence lorsqu'un arrêt à la
station-service me réveillait au cours des longs trajets en
voiture, les chewing-gums Stimorol au menthol et le chocolat au
nougat grignoté pendant les soirées de tarot que mon père
terminait sur des scores catastrophiques pour s'être amusé à
garder contre le chien, et sans jeu. Au lieu de cela, ce sont les
éclats d'actualité ou des instants de douleur intense qui
fixent et rongent mon enfance.
Ceratins souvenirs brûlent. L'un d'entre eux, parmi d'autres,
plus que d'autres... Parce que je sais aujourd'hui que j'ai eu
dans les mains le dernier objet que mon père a tenu entre les
siennes.
[...] - Tiens, garde cela. La balle dont je n'aurai pas besoin.
Une sorte de bout de ferraille, de couleur rosée. Elle a servi
de vase dans mon studio Barbie, pendant quelques jours, et a
disparu.
Je
pourrais faire le portrait de mon père en homme assassiné ; sa
vérité est peut-être ailleurs. Il n'était ni ce shérif, ni
cet anti-shérif, avide lecteur De l'esprit
des lois, comme les articles l'ont
inventé. En ne l'érigeant pas en homme sacrifié mais en homme
fragile, c'est mon père que j'aime, non une image que je
voudrais avoir, de lui ou de moi-même. Mes révoltes
d'adolescente et mon désir d'être, comme lui, exceptionnelle,
ont fini par céder devant l'essentiel. Je suis la fille d'un
homme, qui était magistrat, qui n'a peut-être pas suporté le
système, qui s'est peut-être trompé, qui a peut-être été
trop droit et trop fragile, qui en a été fauché, qui...
Son mystère et son mal-être. L'unique vérité de quelqu'un est
peut-être la douleur qui l'opprime et contre laquelle il ne peut
rien. Cette sorte de frémissement qui le parcourt, de part en
part. Il n'y a pas de mesure objective de la douleur d'un homme.
Et c'est cette humanité que je respecte, celle qui m'a
peut-être privée de lui. Il n'était pas autre chose qu'un
homme. Certains penseront que, pour ce qu'il avait à
entreprendre, c'est bien peu ; peut-être est-ce déjà trop.
[...] Quelques députés ou ministres se sont heurtés autour de
ces dossiers. je n'ai pas envie de m'affronter à tout cela, je
n'en sortirais pas indemne. Et j'y mêlerais le souvenir de
sesyeux tristes.
Ce
printemps 1989, j'ai onze ans. Mon père rit avec tant de bonheur
qu'il n'y a pas d'avant, ni d'après.
Cet été 1998, j'avais vingt et un ans, et je n'ai pas pu
supporter son rire et les lendemains que je lui connaissais.
J'étais seule devant cette preuve : nous avions été heureux,
même durant ces années-là. J'ai éteint la télévision,
titubé jusqu'à ma chambre, pleuré contre mon piano refermé.
Ce bonheur d'alors, ces quelques minutes ensemble, m'ont été,
sur l'instant, insupportables. Aujourd'hui, celles-là comptent
plus que tout. Ce n'est pas la vie de mon père que je cherche à
capturer. Je ne pourrai pas retrouver ses pensées, ses gestes et
son existence lorsqu'il était au loin. Je ne le connaissais pas,
je ne savais rien de lui, une fois qu'il n'était plus près de
moi. Même en le traquant dans mes souvenirs, j'ai parfois le
sentiment d'être infidèle, approximative ; certains me
paraissent douteux ou incompréhensibles. Je crois que je ne
m'approcherai pas davantage d'une quelconque vérité en
repassant des cassettes ou en relisant des journaux. Ce qui
perdure de mon père sont ces souvenirs, cette vie un peu
étrange, bordée de douleurs. Cette vie brève et tremblante,
comme un segment tracé avec une règle en plastique ébréchée.
- celle que j'abîmais dans mes sacs à dos d'alors.
Mon père était déjà à l'appartement, à six heures, lorsque nous sommes rentrées. Il était là, avec son visage qui saignait de l'intérieur, sa bouche statique de douleur. Je n'ai pas posé mon cartable, me suis précipitée vers lui et ses bras se sont refermés sur moi, mais j'ai senti que j'étais blottie dans du vide. Il s'était déjà absenté.
Dès son retour, mon père a régulièrement pris possession de l'ordinateur, et jouait de longues heures à Pac Man. [...] Le seul à avoir triomphé des dossiers terroristes, à les lui avoir fait oublier par moments, est sans doute ce bonhomme, Pac Man, qui échappe aux fantômes, finit par les manger, ou en ête avalé.
Durant toutes les années avant qu'il ne s'efface, il était souvent absent, en mission. Je lui imposais nos petites batailles rangées, en retour, mes petites vengeances et mes caprices, ces dissensions qui meurtrissent la mémoire, pour avoir alors, ébréché notre entente.
Après ce cauchemar, je n'ai plus jamais retrouvé l'insouciance. Cette nuit me semble toujours marquer la fin d'une époque. La mort de mon père a mis fin à cette peur permanente. Substituer la douleur à la peur. N'y avait-il pas d'autre choix ?
Je regretterai toujours que l'accident n'ait pas été plus grave ; si mon père avait été transporté à l'hôpital dans un état préoccupant, s'il avait frôlé la mort, il ne l'aurait peut-être pas choisie. Peut-être.
Ce qui
n'était qu'une journée ordinaire est devenu une inguérissable
blesure. Comme cette date, ce 13 décembre, devenu "le 13
décembre". Ces lieux allaient devenir le sanctuaire d'une
vie passée ; ces moments étaient les derniers où je pouvais
encore parler à mon père, l'appeler au tribunal, lui demander
une montre pour Noël et fouiller dans ses affaires pour savoir
s'il l'avait achetée.
Depuis, dans mes souvenirs, je passe et repasse le pont
Caulaincourt, avec les gardes du corps, en revenant de ma leçon
de musique... "Et dire que je ne savais pas que c'était la
dernière fois." Combien de fois cette phrase a-t-elle
résonné en moi ? Comment et pourquoi aurais-je dû savoir ? Si
j'avais eu le pressentiment de son geste, aurais-je pu l'en
empêcher ? La culpabilité de ne pas l'avoir sauvé de
lui-même. La fin de mon enfance. Et l'acier du pont
Caulaincourt.
- Vous
vous occupez bien de mes enfants, a-t-il demandé à mes
grands-parents alors que nous nous éloignions.
Vous vous occupez bien..., vous vous... Ces mots n'en finiront
jamais de résonner dans ma tête. Et mes pas qui s'éloignent de
lui. Il flotte dans l'encadrement de la porte qui se referme.
Mes
parents sont rentrés vers minuit. J'ai fait semblant d'être
endormie sur mon livre. Depuis mes cauchemars, je laissais la
lumière allumée jusqu'au matin.
Quelques minutes plus tard, j'ai entendu le pas de mon père vers
le salon, puis je l'ai entraperçu dans le couloir, passer en
direction de sa chambre. Avec sa pochette marron.
Je me suis levée, me suis dirigée vers le couloir où il
n'était plus.
Puis ce bruit.
J'étais
assise sur le canapé et passais sans cesse ma main sur ses
stries en velours, en en dénombrant les petites lignes. Je
regardais le radio-réveil et soustrayais, additionnais,
multipliais les chiffres entre eux. Ils défilaient. Nous
attendions depuis près d'une heure.
Enfin, cet homme est entré, ce médecin entraperçu parmi les
pompiers. Il n'a rien dit.
Ma mère a fait bouger sa mâchoire, l'a supplié des yeux. Il a
secoué la tête lentement, de droite à gauche, en fermant les
yeux.
Quelques minutes avant, un léger courant d'air m'avait fait
frissonner.
J'ai hurlé. Je me suis levée d'un bond sur le canapé. Pris le
jeu de tarot posé sur une étagère, en ait fait sortir toutes
les cartes, les ai jetées de toutes mes forces sur le mur d'en
face.
Il y a eu des épaules, des corps serrés, des mains froides qui
se sont cherchées, des yeux qui se sont devinés et croisés,
dans un malheur halluciné.
Le médecin des pompiers a demandé à rester seul avec moi. J'ai
cru qu'il allait me garotter et me piquer pour faire cesser mes
tremblements convulsifs. Il s'est assis auprès de moi et m'a
parlé avec douceur. Maintenant, j'étais seule avec ma mère et
mon frère. Ils souffraient autant que moi et c'était à eux
qu'il me fallait penser. Je leur devais le meilleur, à eux et à
mon père, mais à eux, surtout, et dès maintenant.
Où que soit cet homme à présent, je lui dois beaucoup. Ils
sont nombreux, ceux à qui ma reconnaissance s'est exprimée dans
le silence, et qui n'en ont rien su.
Dans le flot de courrier que nous avons reçu, certaines lettres
étaient celles d'inconnus. je me souviens de celle d'un couple
du Sud-Ouest, qui proposait de nous accueillir. [...] Ma mère
n'a pas répondu ; elle ne parvenait pas écrire. J'ai souhaité
le faire à sa place, plus tard, mais n'ai pas eu le courage de
rechercher l'adresse, de replonger parmi tous ces témoignages à
vif, je m'y serais sans doute abîmée. Ne restent que la honte
et le remords de ne pas avoir su remercier. Je n'ai pas oublié.
Pardon pour toutes ces années et merci. Merci.
La nuit était sans fin. J'ai regagné ma chambre, le salon, au
bout du couloir. Je me souviens de cet ami qui s'est employé
longuement à me faire rire. Il y est parvenu, sans savoir
combien je regrettais ce fou rire nerveux : mes premières
pensées, après le choc, avaient été pour me demander si je
pourrais rire de nouveau et je me sentais coupable de me donner
aussi vite la réponse.
Nous avions fait le sapin terriblement en avance, cette
année-là. C'était lui qui me faisait le plus mal. Avec , dans
la pénombre du salon, ses décorations d'imbéciles heureux.
Toute la
matinée, du bout du couloir, probablement de la chambre de mon
frère, est monté un cliquetis régulier. Ma mère y était
retenue, interrogée par des policiers qui tapaient sa
déposition à la machine. Elle en est revenue, hoquetant. Elle
regardait ses mains, qu'ils avaient couvertes de paraffine pour
vérifier qu'il n'y ait pas de trace de poudre. "Comme si
c'était moi qui avais pu..." - elle répétait cette phrase
sans articuler et peinait à tenir debout. Je lui ai préparé
mon lit, un médecin lui a fait une piqûre. elle m'a regardé
sans me reconnaître et a fermé les yeux.
Les journaux du soir ont fait état de motifs privés pour
expliquer le geste de mon père. Depuis cette nuit de décembre,
lorsque sa douleur reflue, ma mère répète cette souffrance :
avoir été dite responsable. Elle a refusé les déclarations
vengeresses, a semé les journalistes qui ont cherché à entrer
en contact avec elle. Elle a choisi le retrait, pour nous qui
n'avions plus de père et ne connaissions plus le calme.
J'ai écrit une lettre à mon père [...], une lettre pour l'accompagner en terre, avec un petit dessin qui le représentait en tenue de footing, la chienne Prisca à ses côtés. Je terminais cette feuille arrachée à un cahier de brouillon par : "Je ne t'en veux pas (trop)." Marine a jeté un regard attristé sur mon bout de papier et m'a dit que je n'aurais pas dû.
Ma grand-mère avait préparé une soupe au-dessus de laquelle je n'ai cessé de sangloter, que je refusais d'avaler - j'avais peur de mettre la cuiller dans ma bouche, peur du contact de ce métal froid dans mon palais, peur que tout cela n'explose dans ma gorge. Dans une conversation de la nuit, j'avais entendu où et comment, précisément, mon père avait tiré. De toute façon, j'aurais eu besoin de le savoir, je crois, pour ne pas m'égarerdans des scénarios malsains.
Je n'ai jamais voulu demander de détails ; je ne veux pas que mon père soit cette chose déchiquetée que j'ai devinée. Je sais seulement que, si je veux me représenter l'insuportable, je le peux.
C'est en me réveillant le lendemain dans ma petite chambre que j'ai su qu'il ne reviendrait pas. Il n'y avait plus à espérer. Et, étrangement, cette pensée m'a soulagée.
Ensuite,
je ne sais plus rien de ce samedi, ni du dimanche. Certains jours
n'existent pas en eux-mêmes, ils sont seulement là pour être
avant ou après, pour border des instants terribles. [...] Je
pensais que je ne n'arriverais jamais à dormir et j'ai été
assommée. ma dernière pensée a été sèche et brève :
"Demain, je vais à l'enterrement de mon père." Un
sommeil sans rêve.
Je me suis habillée de mon ensemble noir à petits pois et à
col blanc rehaussé d'un ruban rouge, j'ai enfilé mes
chaussettes assorties mais trouées au talon, mon duffle-coat
noir à capuche verte et j'ai regardé dans la glace le spectacle
de ces couleurs vives. Je n'étais pas préparée à aller à mon
premier enterrement.
[..] J'ai regardé mes deux livres de la Pléiade, le début de
la Comédie humaine,
dont j'étais si fière et que j'avais reçus pour mon
anniversaire ; je les ai désignés d'un geste vague - un bout de
passé ; c'était à jamais le dernier cadeau de mes parents. -
Il y en aura d'autres , m'a-t-on dit.
J'ai acquiescé sans trop y croire. Il est parfois difficile de
parler de futur.
Il y
avait du monde, des fleurs et nos roses blanches. Des hommes en
costume sont arrivés ; ils le portaient à plusieurs. Ce bois
d'une sale couleur claire et ces poignées dorées. C'était la
dernière fois que nous étions à côté de lui - une proximité
inutile. Nous étions en grappe et il était seul, au milieu. Mon
frère, debout, tout le temps. Et des mots que je n'écoutais
pas. Des Kleenex verts au menthol.
La cérémonie a pris fin ; il a fallu passer devant lui. Je me
souviens ne pas avoir su quoi faire. Je l'ai dépassé et maman
m'a demandé si je ne lui disais pas au revoir. Mon frère a
posé L'équipe et un
paquet de gitanes brunes sans filtre. Je suis revenue sur mes pas
et ai embrassé maladroitement ce morceau de bois, en me
demandant si cela se faisait.
Beaucoup de mains, de mots et de visages. Nous avons attendu que
les journamistes aient quitté les lieux pour sortir. Un copain
d'enfance de mon père a cassé un de leurs appareils photo. Nous
voulions juste être tranquilles. Et seuls pour l'accompagner
dans son repos.
Je suis restée avec une collègue de ma mère et sa fille. J'ai
voulu aller chercher un cadeau au Printemps pour ma mère et lui
ai acheté une cassette d'Alain Souchon. Ultra-moderne
solitude. La douleur, sans doute, m'avait
rendue imbécile.
Quelques jours plus tard, j'ai reçu mon bulletin ; tout en bas, dans la case destinée aux appréciations du proviseur : "Il faut continuer, c''est la vie."
Il n'y
avait pas assez de place pour tous les cadeaux sous l'arbre de
Noël,chez mes grands-parents, et je pensais à l'autre sapin,
plongé dans l'obscurité de la rue Caulaincourt. Le 22
décembre, j'avais accompagné ma mère au Bon Marché pour une
course de dernière minute et, dans le magasin a soudain retenti
la chanson d'Elsa.
T'en va pas / Quand on s'aime on s'en va pas
/ On ne part pas en pleine nuit / Nuit tu me fais peur, Nuit tu
n'en finis pas / Comme un voleur, il est parti sans moi / Tu
m'emmèneras jamais aux USA
Nous sommes sorties du magasin. Ma mère a choisi seule, le
lendemain, un sac Hervé Chapelier que je réclamais depuis des
mois. Aujourd'hui encore, lorsque j'entends ce disque chanté par
une gamine de treize ans en 1986, me reviennent les soirées
d'hiver à Montmartre, les mardis soirs à l'atelier de poterie
et ma détresse dans les allées du Bon Marché. Un couplet de
mon enfance.
Les mois de décembre à Paris me seront longtemps
insupportables. Certaines années, l'air a une texture proche de
celle qu'il avait en 1990 ; parfois, il est moins coupant. Cette
année-là, il était à la fois léger et tranchant. Il avait
cette fausse légèreté dans laquelle la tête baigne lorsque
s'installe une migraine.
Les sapins sont toujours amassés sur les trottoirs et les
guirlandes scandent, dans la rue, les fêtes qui approchent.
Auparavant, j'attendais ces dîners trop copieux et mes cadeaux -
peut-être me faudra-t-il être mère pour retrouver mon
excitation, et mon enfance.
Mais pour l'heure, et chaque année, je n'attends qu'un
soulagement, lorsque le 13 décembre est enfin passé ; je
devrais être indifférente aux dates. Mais, même sans sapin ou
sans calendrier, je crois que je ressentirais le même trouble à
cette période précise, comme si les dates résonnaient des
malheurs passés ; même au comble du bonheur, ces jours-là
distillent une sorte de détresse.
J'ai cherché à comprendre durant quelques semaines. Cherché à savoir s'il n'y avait pas un motif qui l'aurait entraîné. J'ai interrogé ses proches, ses collègues, son ami, inspecteur qui avait promis de veiller sur nous, ce faux parrain fidèle à sa parole.
Après la
mort de mon père, j'avais transformé la montre en preuve. S'il
me l'avait déjà achetée, c'est qu'il comptait passer les mois
à venir avec nous, le mois à venir, en tout cas. J'ai demandé
à tout le monde de se renseigner, afin de savoir si la montre
était dans ses affaires, celles qui nous avaient été
confisquées pour l'enquête. Personne ne m'a jamais dit si, dans
les scellés, se trouvait une petite boîte enrubannée.
- Cette montre ne change rien, Clémence. Qu'il l'ait achetée ou
non.
Je voulais simplement avoir une chose à laquelle m'arrimer. Tout
tournait tellement, autour de moi. Tout, et surtout ce sentiment
tenace d'avoir supporté tant de peurs, tant de contraintes, tant
de petites égratignures et de frustrations pour en arriver là,
sans savoir pourquoi. Etre laissés seuls.
Et puis
il y a eu un nouvel endroit, à Paris, une nouvelle solitude.
Prendre le métro sur la bonne ligne sans aller en sens inverse.
Rentrer dans un appartement laid et vide. Allumer la télévision
juste pour entendre des voix. Faire chauffer des plats au
micro-ondes et croquer, au milieu, des morceaux mal décongelés.
Entamer d'énormes pots de glace et les finir, assise sur le
canapé, le regard dans le vide. Avoir ses premières serviettes
périodiques "Nana" avec des coeurs blanc et jaune sur
les pochettes. Des amis. Faire des blagues au téléphone le
mercredi. Et attendre des retours, certains improbables.
Longtemps, j'ai pensé que mon père ne nous retrouverait plus
s'il revenait. Mais la gardienne de la rue Caulaincourt
connaissait notre nouvelle adresse pour faire suivre le courrier,
et mes grands-parents n'avaient pas déménagé ; j'espérais
qu'il penserait à cela pour nous retrouver. Je ne voulais rien
jeter, pas même la radio irréparable, pour qu'il ne soit pas
perdu et ne se sente pas de trop, quand il nous retrouverait. Et
je savais mes précautions inutiles.
Sans lui, j'avais tout perdu. Lui. Mes gardes du corps. Les yeux
rieurs de ma mère. J'avais même perdu des mots.
"Parents." "Papa." Je ne les prononcerais
plus.
La nuit, je répétais ces deux syllabes à voix basse, pa-pa,
continuellement, jusqu'à m'endormir. C'était devenu le mot le
plus long de la terre. Il écrasait
"anticonstitutionnellement", et de loin. Le jour, je
sentais les larmes monter lorsque j'entendais dans la rue un
petit enfant chanceux appeler son père.
Je suis devenue une jeune fille, puis une jeune femme qui a
surmonté depuis d'autres douleurs, mais que meurtrira sans doute
à jamais le spectacle d'une petite fille et de son père,
attablés à une terrasse de café ou attendant dans une file de
cinéma. Une petite fille absorbée par autre chose, des mots
fléchés ou des crayons de couleur, une petite fille qui ait mon
insouciance ou mon insolence d'alors, une petite fille qui
regarde ailleurs et qui se souviendra peut-être un jour de ces
proximités distraites et évanouies, de son enfance.
Il m'a
fallu de longs mois pour tolérer à nouveau la radio, les
journaux télévisés du soir ; les présentateurs, les
génériques et les quelques notes accompagnant la prise
d'antenne, brèves et sèches, ont si peu changé. Les mêmes
hommes politiques et magistrats font encore l'actualité
nationale. Depuis toutes ces années se font entendre les mêmes
indignations, accusations, interrogations sur l'indépendance de
la justice, la place des médias. Longtemps, j'ai eu les mains
moites, lorsque les conversations portaient sur ces sujets. Je
repense à ces carrières d'avocat, de magistrat, à l'ENA, à
tout ce que j'ai failli embrasser, qui m'aurait fait être la
Fille du Juge, à tout ce qui fait que je ne le suis pas, parce
qu'il était plus que cela.
Il est parti, m'a laissée seule avec ma vie à construire et
trop - ou trop peu - de la sienne, détruite. Ceux qui l'ont
cotoyé m'ont livré des anecdotes que je tente d'assembler - la
vie des morts est un collage. Je n'ai plus de père et en ai
plusieurs, celui de mes souvenirs et celui des leurs, qui ne se
confondent que rarement.
[...] " Vous voyez tous ces dossiers ? Tout ça, ce sont mes
gosses que je n'ai pas vus grandir."
J'ai retenu mon souffle. Il n'avait pas voulu nous voir grandir.
Ce constat m'avait si profondément meurtrie. Pour lui, nous
n'avions pas compté, au moins pendant quelques secondes d'une
nuit de décembre. Contre ses dossiers et son malaise, nous
n'avions pas pesé suffisamment. De là sans doute m'était venu
un sentiment tenace : celui de mon existence comme quelque chose
de négligeable ; que l'on s'attache à moi m'a longtemps paru
suspect - et forcément éphémère.
Deux jours avant qu'il ne s'échappe, j'ai refusé de lui faire
une place sur le canapé pour qu'il regarde avec moi
La couleur de l'argent. Il était rentré
tard. "Il aurait fallu être là avant", lui ai-je dit
sans lever les yeux. Il s'est assis sur la moquette un peu plus
loin puis s'est levé sans un mot. Tant de larmes sont tombées
sur ce souvenir.
" Tous ces dossiers, ce sont mes enfants que je n'ai pas vus
grandir." Il savait son absence. Peut-être sa confession
n'était-elle qu'une complainte que j'ai, depuis, entendue dans
la bouche de si nombreux banquiers, consultants et hommes
d'affaires très riches, mais je ne le crois pas. Lui, n'était
qu'un pauvre juge.
Il savait son absence. Il a su, alors, qu'il allait nous quitter
à jamais. Mais y a-t-il réellement pensé, au moment d'en finir
? Et, vraiment, y a-t-il des pensées qui arrêtent une pulsion
de mort ? A-t-il imaginé que, de toute façon, nous avions
déjà appris à vivre sans lui ? Qu'il nous soulagerait de cette
vie où tout était dissonant ? Etions-nous menacés, l'était-il
plus que jamais ? Et mon refus de lui laisser une place sur le
canapé, lui est-il revenu, dans ses derniers instants avant de
nous laisser ?
J'ai peur qu'il ne se soit brûlé dans un unique instant, dans
une lassitude qu'il a crue sans fin. Qu'il ait pensé, en dernier
lieu, qu'il ne nous était pas nécessaire. Qu'il était pesant.
Qu'il n'ait pas su qu'il allait effroyablement nous manquer. Que
même dans nos conflits, c'était sa présence que je cherchais.
Que griffer quelqu'un, c'est encore une façon de toucher sa
peau. Et que je ne m'étends plus jamais de tout mon long sur un
canapé.
Sans doute a-t-il été saisi d'un vertige, où il n'y avait plus
d'avant, ni d'après.
Je croyais être prémunie contre cette tentation d'en finir à
laquelle il a cédé. Je pensais qu'avoir connu la proximité de
la mort empêche pour toujours de vouloir quitter la vie trop
tôt, et j'avais tort. J'ai senti cette pulsion monter en moi, un
jour. Je me suis assise sur un banc, et j'ai laissé le RER
passer, hébétée. Je sais maintenant qu'il n'y a rien à
comprendre.
Peut-être a-t-il enfin trouvé le repos. Je ne sais pas si son
déchirement de vivre valait plus que celui qu'il nous a
infligé. Forcer quelqu'un à exister dans la douleur est aussi
égoïste. Il est parti et je ne lui en veux pas.
Il est parti sans un mot. J'ai longtemps haï ce silence. Je lui
en suis reconnaissante aujourd'hui. Il n'a pas laisé croire que
la mort se choisit pour des motifs bien précis.
Au mieux, je ne ferai jamais que frôler le sens de la vie ou de
la mort. Et tout cela est bien. Seuls les horizons m'apaisent. Il
faut faire du noir une couleur de lumière.
Je lui dois cela pour essayer d'être heureuse. Je sens comme une
injonction de sa part ; j'ai grandi avec son murmure. J'ai
longtemps regardé bêtement vers le ciel pour le prendre à
témoin de mes joies et de mes succès - et je continue à le
faire. Nous ne nous serions jamais parlé autant, tous les deux,
sans doute, s'il était resté.
Mon père a eu le destin de tous ceux qui font l'actualité mais ne marquent pas l'histoire, une existence brève puis soufflée. Il est mort parce qu'il était un juge, et vit en nous parce qu'il était plus que cela : il était Gilles, avec ses écorchures et ses excès, ses accès d'humeur et ses élans de tendresse, son regard de myope et ses lunettes aux branches écartées. Il était Papa, Gilou, Loukbou, Tournesol, Mattel, Travolta. Personne ne me demandera jamais si je suis la fille de Tournesol - personne. C'est pourtant lorsqu'il était tous ces hommes-là que j'étais sa fille, au plus profond de moi.
Je ne
suis qu'une orpheline avec son histoire. Des souvenirs qui ne
servent à rien, des petits détails font la substance de ces
années : le néon dans la cuisine crème, le blouson de cuir de
mon père et son sweat-shirt bleu au liseré vert.
En écrivant, j'ai retrouvé une mémoire que j'avais condamnée.
Mes textes auparavant restaient inachevés et mes souvenirs en
suspens. Je me protégeais deux et de moi.
J'ai eu
honte d'avoir si mal. Je n'avais pas été directement touchée.
J'avais peur de leur voler leur douleur. J'aurais voulu leur dire
mon amour.
A eux, qui restent, et appennent l'absence.
J'étais coupable d'être indemne. Indemne à New-York.
J'ai interrogé mes vérités. Ai cherché les signes, les
messages, les symboles, partout.
Etre rattrapée par le terrorisme là où je voulais me
construire une nouvelle vie.
Entendre, à trois heures du matin, et à des milliers de
kilomètres de Paris, parler un ancien collègue de mon père. Et
réprimer une éternelle pensée. C'aurait pu être lui, cette
nuit-là,sur BBC World Service. The World
Today.
J'avais peut-être fui mes souvenirs. Peut-être avais-je cru
leur échapper en quittant la France. Pour ne plus chercher en
vain mon père dans des lieux où il ne serait plus.
Mais les souvenirs n'habitent pas uniquement les lieux.
Les lieux se détruisent.
Je n'ai pas échappé à mes souvenirs. Ces souvenirs sont comme
une chance qui blesse.
Ce passé, comme un pas qui nous porte. Vers eux. Vers nous.
Vers...
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Maj 22/02/2004