Clémence Boulouque : Mort d'un silence ( Ed. Gallimard - 2003)
La fille du juge Boulouque raconte les circonstances du suicide de son père, le juge anti-terroriste Gilles Boulouque et les difficultés de son deuil.

Un mardi matin, il n'y a plus eu de World Trade Center. Il n'y a plus que les bruits, les images de ces avions qui les percutent, de ces tours qui s'effondrent. Plus que des absents.
Le terrorisme, les absents.

Le terrorisme, mon père, ma perte.
Je suis seule à New-York. En souffrance. Si je ne m'écroule pas, si je ne m'écroule pas, si je ne m'écroule pas, alors...
Je le dominerai, ce passé ? Je ne sais pas. Dominer, non. Je suis fatiguée. Les forces me manquent.
To come to term, à la place ; arriver, apaisée, au terme de quelque chose. Peut-être en arriverai-je au terme, de mon enfance. Arriver aux termes. Parvenir à l'écrire. Enfin.

J'ai tant de fois essayé. mes récits étaient elliptiques ou empesés de détails. Pour donner à comprendre. Donner à voir. Donner.
Ne pas garder mon deuil pour moi. Tuer le silence. Moi qui ne supporte ni le bruit ni la mort.

J'avais treize ans lorsque mon père a tiré, le 13 décembre 1990. Tiré sur lui, cette nuit-là. Et sur nos vies.
J'avais treize ans. Bientôt, à vingt-six ans, onze mois et six jours, j'aurai passé plus de la moitié de ma vie sans lui.
Au début, j'ai compté les minutes qui me séparaient de sa mort, puis les heures, les jours. Parfois, je me surprends à calculer encore son absence en mois quand, déjà, les années sont si nombreuses à s'être glissées entre nous. Je change sans cesse l'unité de mesure de cette distance. J'arpente les dimensions de l'absence.
Cette nuit-là, il a cessé de vieillir. Dans quinze ans, quatre mois et dix jours, je serai son aînée, sa grande soeur. Puis sa mère. je me rapproche de lui à mesure que je m'en éloigne.

Derrière tout cela, pourtant, il y avait déjà lamort. Celle de mon grand-père, qui avait contraint mon père aux promesses que les vivants croient devoir aux morts : le magistrat, que mon grand-père avait voulu qu'il devienne, serait un grand magistrat, pour honorer sa mémoire.

Je ne savais pas non plus qu'un de ses amis d'enfance n'était pas mort dans cet accident de la route, ce choc frontal qui me faisait redouter de monter en voiture. Il n'y avait pas eu de carambolage, ni de collision : il avait choisi une arme à feu dans sa maison de campagne et laissait deux enfants de cinq et huit ans. Pour elles, à cause d'elles, leur entourage avait inventé l'accident. Je n'avais pas à savoir ce qu'elles ignoraient ; je n'ai appris qu'à dix-sept ans, quelques heures après elles, que nos pères s'étaient depuis longtemps rejoints dans le même geste.
J'ai ajusté mes souvenirs, en apprenant ces secrets, ai retrouvé des indices a posteriori. Mes parents voulaient et pouvaient alors protéger mon enfance. A mesure, cela n'a plus été possible.

Aujourd'hui, je recherche des moments insignifiants dont la succession forme une vie : l'odeur forte de l'essence lorsqu'un arrêt à la station-service me réveillait au cours des longs trajets en voiture, les chewing-gums Stimorol au menthol et le chocolat au nougat grignoté pendant les soirées de tarot que mon père terminait sur des scores catastrophiques pour s'être amusé à garder contre le chien, et sans jeu. Au lieu de cela, ce sont les éclats d'actualité ou des instants de douleur intense qui fixent et rongent mon enfance.
Ceratins souvenirs brûlent. L'un d'entre eux, parmi d'autres, plus que d'autres... Parce que je sais aujourd'hui que j'ai eu dans les mains le dernier objet que mon père a tenu entre les siennes.
[...] - Tiens, garde cela. La balle dont je n'aurai pas besoin.
Une sorte de bout de ferraille, de couleur rosée. Elle a servi de vase dans mon studio Barbie, pendant quelques jours, et a disparu.

Je pourrais faire le portrait de mon père en homme assassiné ; sa vérité est peut-être ailleurs. Il n'était ni ce shérif, ni cet anti-shérif, avide lecteur De l'esprit des lois, comme les articles l'ont inventé. En ne l'érigeant pas en homme sacrifié mais en homme fragile, c'est mon père que j'aime, non une image que je voudrais avoir, de lui ou de moi-même. Mes révoltes d'adolescente et mon désir d'être, comme lui, exceptionnelle, ont fini par céder devant l'essentiel. Je suis la fille d'un homme, qui était magistrat, qui n'a peut-être pas suporté le système, qui s'est peut-être trompé, qui a peut-être été trop droit et trop fragile, qui en a été fauché, qui...
Son mystère et son mal-être. L'unique vérité de quelqu'un est peut-être la douleur qui l'opprime et contre laquelle il ne peut rien. Cette sorte de frémissement qui le parcourt, de part en part. Il n'y a pas de mesure objective de la douleur d'un homme. Et c'est cette humanité que je respecte, celle qui m'a peut-être privée de lui. Il n'était pas autre chose qu'un homme. Certains penseront que, pour ce qu'il avait à entreprendre, c'est bien peu ; peut-être est-ce déjà trop.
[...] Quelques députés ou ministres se sont heurtés autour de ces dossiers. je n'ai pas envie de m'affronter à tout cela, je n'en sortirais pas indemne. Et j'y mêlerais le souvenir de sesyeux tristes.

Ce printemps 1989, j'ai onze ans. Mon père rit avec tant de bonheur qu'il n'y a pas d'avant, ni d'après.
Cet été 1998, j'avais vingt et un ans, et je n'ai pas pu supporter son rire et les lendemains que je lui connaissais. J'étais seule devant cette preuve : nous avions été heureux, même durant ces années-là. J'ai éteint la télévision, titubé jusqu'à ma chambre, pleuré contre mon piano refermé.
Ce bonheur d'alors, ces quelques minutes ensemble, m'ont été, sur l'instant, insupportables. Aujourd'hui, celles-là comptent plus que tout. Ce n'est pas la vie de mon père que je cherche à capturer. Je ne pourrai pas retrouver ses pensées, ses gestes et son existence lorsqu'il était au loin. Je ne le connaissais pas, je ne savais rien de lui, une fois qu'il n'était plus près de moi. Même en le traquant dans mes souvenirs, j'ai parfois le sentiment d'être infidèle, approximative ; certains me paraissent douteux ou incompréhensibles. Je crois que je ne m'approcherai pas davantage d'une quelconque vérité en repassant des cassettes ou en relisant des journaux. Ce qui perdure de mon père sont ces souvenirs, cette vie un peu étrange, bordée de douleurs. Cette vie brève et tremblante, comme un segment tracé avec une règle en plastique ébréchée. - celle que j'abîmais dans mes sacs à dos d'alors.

Mon père était déjà à l'appartement, à six heures, lorsque nous sommes rentrées. Il était là, avec son visage qui saignait de l'intérieur, sa bouche statique de douleur. Je n'ai pas posé mon cartable, me suis précipitée vers lui et ses bras se sont refermés sur moi, mais j'ai senti que j'étais blottie dans du vide. Il s'était déjà absenté.

Dès son retour, mon père a régulièrement pris possession de l'ordinateur, et jouait de longues heures à Pac Man. [...] Le seul à avoir triomphé des dossiers terroristes, à les lui avoir fait oublier par moments, est sans doute ce bonhomme, Pac Man, qui échappe aux fantômes, finit par les manger, ou en ête avalé.

Durant toutes les années avant qu'il ne s'efface, il était souvent absent, en mission. Je lui imposais nos petites batailles rangées, en retour, mes petites vengeances et mes caprices, ces dissensions qui meurtrissent la mémoire, pour avoir alors, ébréché notre entente.

Après ce cauchemar, je n'ai plus jamais retrouvé l'insouciance. Cette nuit me semble toujours marquer la fin d'une époque. La mort de mon père a mis fin à cette peur permanente. Substituer la douleur à la peur. N'y avait-il pas d'autre choix ?

Je regretterai toujours que l'accident n'ait pas été plus grave ; si mon père avait été transporté à l'hôpital dans un état préoccupant, s'il avait frôlé la mort, il ne l'aurait peut-être pas choisie. Peut-être.

Ce qui n'était qu'une journée ordinaire est devenu une inguérissable blesure. Comme cette date, ce 13 décembre, devenu "le 13 décembre". Ces lieux allaient devenir le sanctuaire d'une vie passée ; ces moments étaient les derniers où je pouvais encore parler à mon père, l'appeler au tribunal, lui demander une montre pour Noël et fouiller dans ses affaires pour savoir s'il l'avait achetée.
Depuis, dans mes souvenirs, je passe et repasse le pont Caulaincourt, avec les gardes du corps, en revenant de ma leçon de musique... "Et dire que je ne savais pas que c'était la dernière fois." Combien de fois cette phrase a-t-elle résonné en moi ? Comment et pourquoi aurais-je dû savoir ? Si j'avais eu le pressentiment de son geste, aurais-je pu l'en empêcher ? La culpabilité de ne pas l'avoir sauvé de lui-même. La fin de mon enfance. Et l'acier du pont Caulaincourt.

- Vous vous occupez bien de mes enfants, a-t-il demandé à mes grands-parents alors que nous nous éloignions.
Vous vous occupez bien..., vous vous... Ces mots n'en finiront jamais de résonner dans ma tête. Et mes pas qui s'éloignent de lui. Il flotte dans l'encadrement de la porte qui se referme.

Mes parents sont rentrés vers minuit. J'ai fait semblant d'être endormie sur mon livre. Depuis mes cauchemars, je laissais la lumière allumée jusqu'au matin.
Quelques minutes plus tard, j'ai entendu le pas de mon père vers le salon, puis je l'ai entraperçu dans le couloir, passer en direction de sa chambre. Avec sa pochette marron.
Je me suis levée, me suis dirigée vers le couloir où il n'était plus.
Puis ce bruit.

J'étais assise sur le canapé et passais sans cesse ma main sur ses stries en velours, en en dénombrant les petites lignes. Je regardais le radio-réveil et soustrayais, additionnais, multipliais les chiffres entre eux. Ils défilaient. Nous attendions depuis près d'une heure.
Enfin, cet homme est entré, ce médecin entraperçu parmi les pompiers. Il n'a rien dit.
Ma mère a fait bouger sa mâchoire, l'a supplié des yeux. Il a secoué la tête lentement, de droite à gauche, en fermant les yeux.
Quelques minutes avant, un léger courant d'air m'avait fait frissonner.
J'ai hurlé. Je me suis levée d'un bond sur le canapé. Pris le jeu de tarot posé sur une étagère, en ait fait sortir toutes les cartes, les ai jetées de toutes mes forces sur le mur d'en face.
Il y a eu des épaules, des corps serrés, des mains froides qui se sont cherchées, des yeux qui se sont devinés et croisés, dans un malheur halluciné.
Le médecin des pompiers a demandé à rester seul avec moi. J'ai cru qu'il allait me garotter et me piquer pour faire cesser mes tremblements convulsifs. Il s'est assis auprès de moi et m'a parlé avec douceur. Maintenant, j'étais seule avec ma mère et mon frère. Ils souffraient autant que moi et c'était à eux qu'il me fallait penser. Je leur devais le meilleur, à eux et à mon père, mais à eux, surtout, et dès maintenant.
Où que soit cet homme à présent, je lui dois beaucoup. Ils sont nombreux, ceux à qui ma reconnaissance s'est exprimée dans le silence, et qui n'en ont rien su.
Dans le flot de courrier que nous avons reçu, certaines lettres étaient celles d'inconnus. je me souviens de celle d'un couple du Sud-Ouest, qui proposait de nous accueillir. [...] Ma mère n'a pas répondu ; elle ne parvenait pas écrire. J'ai souhaité le faire à sa place, plus tard, mais n'ai pas eu le courage de rechercher l'adresse, de replonger parmi tous ces témoignages à vif, je m'y serais sans doute abîmée. Ne restent que la honte et le remords de ne pas avoir su remercier. Je n'ai pas oublié. Pardon pour toutes ces années et merci. Merci.
La nuit était sans fin. J'ai regagné ma chambre, le salon, au bout du couloir. Je me souviens de cet ami qui s'est employé longuement à me faire rire. Il y est parvenu, sans savoir combien je regrettais ce fou rire nerveux : mes premières pensées, après le choc, avaient été pour me demander si je pourrais rire de nouveau et je me sentais coupable de me donner aussi vite la réponse.
Nous avions fait le sapin terriblement en avance, cette année-là. C'était lui qui me faisait le plus mal. Avec , dans la pénombre du salon, ses décorations d'imbéciles heureux.

Toute la matinée, du bout du couloir, probablement de la chambre de mon frère, est monté un cliquetis régulier. Ma mère y était retenue, interrogée par des policiers qui tapaient sa déposition à la machine. Elle en est revenue, hoquetant. Elle regardait ses mains, qu'ils avaient couvertes de paraffine pour vérifier qu'il n'y ait pas de trace de poudre. "Comme si c'était moi qui avais pu..." - elle répétait cette phrase sans articuler et peinait à tenir debout. Je lui ai préparé mon lit, un médecin lui a fait une piqûre. elle m'a regardé sans me reconnaître et a fermé les yeux.
Les journaux du soir ont fait état de motifs privés pour expliquer le geste de mon père. Depuis cette nuit de décembre, lorsque sa douleur reflue, ma mère répète cette souffrance : avoir été dite responsable. Elle a refusé les déclarations vengeresses, a semé les journalistes qui ont cherché à entrer en contact avec elle. Elle a choisi le retrait, pour nous qui n'avions plus de père et ne connaissions plus le calme.

J'ai écrit une lettre à mon père [...], une lettre pour l'accompagner en terre, avec un petit dessin qui le représentait en tenue de footing, la chienne Prisca à ses côtés. Je terminais cette feuille arrachée à un cahier de brouillon par : "Je ne t'en veux pas (trop)." Marine a jeté un regard attristé sur mon bout de papier et m'a dit que je n'aurais pas dû.

Ma grand-mère avait préparé une soupe au-dessus de laquelle je n'ai cessé de sangloter, que je refusais d'avaler - j'avais peur de mettre la cuiller dans ma bouche, peur du contact de ce métal froid dans mon palais, peur que tout cela n'explose dans ma gorge. Dans une conversation de la nuit, j'avais entendu où et comment, précisément, mon père avait tiré. De toute façon, j'aurais eu besoin de le savoir, je crois, pour ne pas m'égarerdans des scénarios malsains.

Je n'ai jamais voulu demander de détails ; je ne veux pas que mon père soit cette chose déchiquetée que j'ai devinée. Je sais seulement que, si je veux me représenter l'insuportable, je le peux.

C'est en me réveillant le lendemain dans ma petite chambre que j'ai su qu'il ne reviendrait pas. Il n'y avait plus à espérer. Et, étrangement, cette pensée m'a soulagée.

Ensuite, je ne sais plus rien de ce samedi, ni du dimanche. Certains jours n'existent pas en eux-mêmes, ils sont seulement là pour être avant ou après, pour border des instants terribles. [...] Je pensais que je ne n'arriverais jamais à dormir et j'ai été assommée. ma dernière pensée a été sèche et brève : "Demain, je vais à l'enterrement de mon père." Un sommeil sans rêve.
Je me suis habillée de mon ensemble noir à petits pois et à col blanc rehaussé d'un ruban rouge, j'ai enfilé mes chaussettes assorties mais trouées au talon, mon duffle-coat noir à capuche verte et j'ai regardé dans la glace le spectacle de ces couleurs vives. Je n'étais pas préparée à aller à mon premier enterrement.
[..] J'ai regardé mes deux livres de la Pléiade, le début de la
Comédie humaine, dont j'étais si fière et que j'avais reçus pour mon anniversaire ; je les ai désignés d'un geste vague - un bout de passé ; c'était à jamais le dernier cadeau de mes parents. - Il y en aura d'autres , m'a-t-on dit.
J'ai acquiescé sans trop y croire. Il est parfois difficile de parler de futur.

Il y avait du monde, des fleurs et nos roses blanches. Des hommes en costume sont arrivés ; ils le portaient à plusieurs. Ce bois d'une sale couleur claire et ces poignées dorées. C'était la dernière fois que nous étions à côté de lui - une proximité inutile. Nous étions en grappe et il était seul, au milieu. Mon frère, debout, tout le temps. Et des mots que je n'écoutais pas. Des Kleenex verts au menthol.
La cérémonie a pris fin ; il a fallu passer devant lui. Je me souviens ne pas avoir su quoi faire. Je l'ai dépassé et maman m'a demandé si je ne lui disais pas au revoir. Mon frère a posé
L'équipe et un paquet de gitanes brunes sans filtre. Je suis revenue sur mes pas et ai embrassé maladroitement ce morceau de bois, en me demandant si cela se faisait.
Beaucoup de mains, de mots et de visages. Nous avons attendu que les journamistes aient quitté les lieux pour sortir. Un copain d'enfance de mon père a cassé un de leurs appareils photo. Nous voulions juste être tranquilles. Et seuls pour l'accompagner dans son repos.
Je suis restée avec une collègue de ma mère et sa fille. J'ai voulu aller chercher un cadeau au Printemps pour ma mère et lui ai acheté une cassette d'Alain Souchon.
Ultra-moderne solitude. La douleur, sans doute, m'avait rendue imbécile.

Quelques jours plus tard, j'ai reçu mon bulletin ; tout en bas, dans la case destinée aux appréciations du proviseur : "Il faut continuer, c''est la vie."

Il n'y avait pas assez de place pour tous les cadeaux sous l'arbre de Noël,chez mes grands-parents, et je pensais à l'autre sapin, plongé dans l'obscurité de la rue Caulaincourt. Le 22 décembre, j'avais accompagné ma mère au Bon Marché pour une course de dernière minute et, dans le magasin a soudain retenti la chanson d'Elsa.
T'en va pas / Quand on s'aime on s'en va pas / On ne part pas en pleine nuit / Nuit tu me fais peur, Nuit tu n'en finis pas / Comme un voleur, il est parti sans moi / Tu m'emmèneras jamais aux USA
Nous sommes sorties du magasin. Ma mère a choisi seule, le lendemain, un sac Hervé Chapelier que je réclamais depuis des mois. Aujourd'hui encore, lorsque j'entends ce disque chanté par une gamine de treize ans en 1986, me reviennent les soirées d'hiver à Montmartre, les mardis soirs à l'atelier de poterie et ma détresse dans les allées du Bon Marché. Un couplet de mon enfance.
Les mois de décembre à Paris me seront longtemps insupportables. Certaines années, l'air a une texture proche de celle qu'il avait en 1990 ; parfois, il est moins coupant. Cette année-là, il était à la fois léger et tranchant. Il avait cette fausse légèreté dans laquelle la tête baigne lorsque s'installe une migraine.
Les sapins sont toujours amassés sur les trottoirs et les guirlandes scandent, dans la rue, les fêtes qui approchent. Auparavant, j'attendais ces dîners trop copieux et mes cadeaux - peut-être me faudra-t-il être mère pour retrouver mon excitation, et mon enfance.
Mais pour l'heure, et chaque année, je n'attends qu'un soulagement, lorsque le 13 décembre est enfin passé ; je devrais être indifférente aux dates. Mais, même sans sapin ou sans calendrier, je crois que je ressentirais le même trouble à cette période précise, comme si les dates résonnaient des malheurs passés ; même au comble du bonheur, ces jours-là distillent une sorte de détresse.

J'ai cherché à comprendre durant quelques semaines. Cherché à savoir s'il n'y avait pas un motif qui l'aurait entraîné. J'ai interrogé ses proches, ses collègues, son ami, inspecteur qui avait promis de veiller sur nous, ce faux parrain fidèle à sa parole.

Après la mort de mon père, j'avais transformé la montre en preuve. S'il me l'avait déjà achetée, c'est qu'il comptait passer les mois à venir avec nous, le mois à venir, en tout cas. J'ai demandé à tout le monde de se renseigner, afin de savoir si la montre était dans ses affaires, celles qui nous avaient été confisquées pour l'enquête. Personne ne m'a jamais dit si, dans les scellés, se trouvait une petite boîte enrubannée.
- Cette montre ne change rien, Clémence. Qu'il l'ait achetée ou non.
Je voulais simplement avoir une chose à laquelle m'arrimer. Tout tournait tellement, autour de moi. Tout, et surtout ce sentiment tenace d'avoir supporté tant de peurs, tant de contraintes, tant de petites égratignures et de frustrations pour en arriver là, sans savoir pourquoi. Etre laissés seuls.

Et puis il y a eu un nouvel endroit, à Paris, une nouvelle solitude. Prendre le métro sur la bonne ligne sans aller en sens inverse. Rentrer dans un appartement laid et vide. Allumer la télévision juste pour entendre des voix. Faire chauffer des plats au micro-ondes et croquer, au milieu, des morceaux mal décongelés. Entamer d'énormes pots de glace et les finir, assise sur le canapé, le regard dans le vide. Avoir ses premières serviettes périodiques "Nana" avec des coeurs blanc et jaune sur les pochettes. Des amis. Faire des blagues au téléphone le mercredi. Et attendre des retours, certains improbables.
Longtemps, j'ai pensé que mon père ne nous retrouverait plus s'il revenait. Mais la gardienne de la rue Caulaincourt connaissait notre nouvelle adresse pour faire suivre le courrier, et mes grands-parents n'avaient pas déménagé ; j'espérais qu'il penserait à cela pour nous retrouver. Je ne voulais rien jeter, pas même la radio irréparable, pour qu'il ne soit pas perdu et ne se sente pas de trop, quand il nous retrouverait. Et je savais mes précautions inutiles.
Sans lui, j'avais tout perdu. Lui. Mes gardes du corps. Les yeux rieurs de ma mère. J'avais même perdu des mots. "Parents." "Papa." Je ne les prononcerais plus.
La nuit, je répétais ces deux syllabes à voix basse, pa-pa, continuellement, jusqu'à m'endormir. C'était devenu le mot le plus long de la terre. Il écrasait "anticonstitutionnellement", et de loin. Le jour, je sentais les larmes monter lorsque j'entendais dans la rue un petit enfant chanceux appeler son père.
Je suis devenue une jeune fille, puis une jeune femme qui a surmonté depuis d'autres douleurs, mais que meurtrira sans doute à jamais le spectacle d'une petite fille et de son père, attablés à une terrasse de café ou attendant dans une file de cinéma. Une petite fille absorbée par autre chose, des mots fléchés ou des crayons de couleur, une petite fille qui ait mon insouciance ou mon insolence d'alors, une petite fille qui regarde ailleurs et qui se souviendra peut-être un jour de ces proximités distraites et évanouies, de son enfance.

Il m'a fallu de longs mois pour tolérer à nouveau la radio, les journaux télévisés du soir ; les présentateurs, les génériques et les quelques notes accompagnant la prise d'antenne, brèves et sèches, ont si peu changé. Les mêmes hommes politiques et magistrats font encore l'actualité nationale. Depuis toutes ces années se font entendre les mêmes indignations, accusations, interrogations sur l'indépendance de la justice, la place des médias. Longtemps, j'ai eu les mains moites, lorsque les conversations portaient sur ces sujets. Je repense à ces carrières d'avocat, de magistrat, à l'ENA, à tout ce que j'ai failli embrasser, qui m'aurait fait être la Fille du Juge, à tout ce qui fait que je ne le suis pas, parce qu'il était plus que cela.
Il est parti, m'a laissée seule avec ma vie à construire et trop - ou trop peu - de la sienne, détruite. Ceux qui l'ont cotoyé m'ont livré des anecdotes que je tente d'assembler - la vie des morts est un collage. Je n'ai plus de père et en ai plusieurs, celui de mes souvenirs et celui des leurs, qui ne se confondent que rarement.
[...] " Vous voyez tous ces dossiers ? Tout ça, ce sont mes gosses que je n'ai pas vus grandir."
J'ai retenu mon souffle. Il n'avait pas voulu nous voir grandir. Ce constat m'avait si profondément meurtrie. Pour lui, nous n'avions pas compté, au moins pendant quelques secondes d'une nuit de décembre. Contre ses dossiers et son malaise, nous n'avions pas pesé suffisamment. De là sans doute m'était venu un sentiment tenace : celui de mon existence comme quelque chose de négligeable ; que l'on s'attache à moi m'a longtemps paru suspect - et forcément éphémère.
Deux jours avant qu'il ne s'échappe, j'ai refusé de lui faire une place sur le canapé pour qu'il regarde avec moi
La couleur de l'argent. Il était rentré tard. "Il aurait fallu être là avant", lui ai-je dit sans lever les yeux. Il s'est assis sur la moquette un peu plus loin puis s'est levé sans un mot. Tant de larmes sont tombées sur ce souvenir.
" Tous ces dossiers, ce sont mes enfants que je n'ai pas vus grandir." Il savait son absence. Peut-être sa confession n'était-elle qu'une complainte que j'ai, depuis, entendue dans la bouche de si nombreux banquiers, consultants et hommes d'affaires très riches, mais je ne le crois pas. Lui, n'était qu'un pauvre juge.
Il savait son absence. Il a su, alors, qu'il allait nous quitter à jamais. Mais y a-t-il réellement pensé, au moment d'en finir ? Et, vraiment, y a-t-il des pensées qui arrêtent une pulsion de mort ? A-t-il imaginé que, de toute façon, nous avions déjà appris à vivre sans lui ? Qu'il nous soulagerait de cette vie où tout était dissonant ? Etions-nous menacés, l'était-il plus que jamais ? Et mon refus de lui laisser une place sur le canapé, lui est-il revenu, dans ses derniers instants avant de nous laisser ?
J'ai peur qu'il ne se soit brûlé dans un unique instant, dans une lassitude qu'il a crue sans fin. Qu'il ait pensé, en dernier lieu, qu'il ne nous était pas nécessaire. Qu'il était pesant. Qu'il n'ait pas su qu'il allait effroyablement nous manquer. Que même dans nos conflits, c'était sa présence que je cherchais. Que griffer quelqu'un, c'est encore une façon de toucher sa peau. Et que je ne m'étends plus jamais de tout mon long sur un canapé.
Sans doute a-t-il été saisi d'un vertige, où il n'y avait plus d'avant, ni d'après.
Je croyais être prémunie contre cette tentation d'en finir à laquelle il a cédé. Je pensais qu'avoir connu la proximité de la mort empêche pour toujours de vouloir quitter la vie trop tôt, et j'avais tort. J'ai senti cette pulsion monter en moi, un jour. Je me suis assise sur un banc, et j'ai laissé le RER passer, hébétée. Je sais maintenant qu'il n'y a rien à comprendre.
Peut-être a-t-il enfin trouvé le repos. Je ne sais pas si son déchirement de vivre valait plus que celui qu'il nous a infligé. Forcer quelqu'un à exister dans la douleur est aussi égoïste. Il est parti et je ne lui en veux pas.
Il est parti sans un mot. J'ai longtemps haï ce silence. Je lui en suis reconnaissante aujourd'hui. Il n'a pas laisé croire que la mort se choisit pour des motifs bien précis.
Au mieux, je ne ferai jamais que frôler le sens de la vie ou de la mort. Et tout cela est bien. Seuls les horizons m'apaisent. Il faut faire du noir une couleur de lumière.
Je lui dois cela pour essayer d'être heureuse. Je sens comme une injonction de sa part ; j'ai grandi avec son murmure. J'ai longtemps regardé bêtement vers le ciel pour le prendre à témoin de mes joies et de mes succès - et je continue à le faire. Nous ne nous serions jamais parlé autant, tous les deux, sans doute, s'il était resté.

Mon père a eu le destin de tous ceux qui font l'actualité mais ne marquent pas l'histoire, une existence brève puis soufflée. Il est mort parce qu'il était un juge, et vit en nous parce qu'il était plus que cela : il était Gilles, avec ses écorchures et ses excès, ses accès d'humeur et ses élans de tendresse, son regard de myope et ses lunettes aux branches écartées. Il était Papa, Gilou, Loukbou, Tournesol, Mattel, Travolta. Personne ne me demandera jamais si je suis la fille de Tournesol - personne. C'est pourtant lorsqu'il était tous ces hommes-là que j'étais sa fille, au plus profond de moi.

Je ne suis qu'une orpheline avec son histoire. Des souvenirs qui ne servent à rien, des petits détails font la substance de ces années : le néon dans la cuisine crème, le blouson de cuir de mon père et son sweat-shirt bleu au liseré vert.
En écrivant, j'ai retrouvé une mémoire que j'avais condamnée. Mes textes auparavant restaient inachevés et mes souvenirs en suspens. Je me protégeais deux et de moi.

J'ai eu honte d'avoir si mal. Je n'avais pas été directement touchée. J'avais peur de leur voler leur douleur. J'aurais voulu leur dire mon amour.
A eux, qui restent, et appennent l'absence.
J'étais coupable d'être indemne. Indemne à New-York.
J'ai interrogé mes vérités. Ai cherché les signes, les messages, les symboles, partout.
Etre rattrapée par le terrorisme là où je voulais me construire une nouvelle vie.
Entendre, à trois heures du matin, et à des milliers de kilomètres de Paris, parler un ancien collègue de mon père. Et réprimer une éternelle pensée. C'aurait pu être lui, cette nuit-là,sur BBC World Service.
The World Today.
J'avais peut-être fui mes souvenirs. Peut-être avais-je cru leur échapper en quittant la France. Pour ne plus chercher en vain mon père dans des lieux où il ne serait plus.
Mais les souvenirs n'habitent pas uniquement les lieux.
Les lieux se détruisent.
Je n'ai pas échappé à mes souvenirs. Ces souvenirs sont comme une chance qui blesse.
Ce passé, comme un pas qui nous porte. Vers eux. Vers nous. Vers...

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Maj 22/02/2004