Alain Bonfand : L'homme malade d'amour ( Ed. Bartillat -1998 )

On dit qu'il faut, pour survivre, répandre le sel sur ce qui fut ensemble, qu'il faut détruire cette douceur qui reste dans le corps et qui tient à des habitudes qu'on croyait n'avoir pas prises, à un mot qui soulève l'enfance entière, à une image irriguée de désir ; qu'il faut effacer, raturer, détruire ; qu'il faut, si l'on veut vivre ou laisser vivre celle qui part, effacer jusqu'à son odeur sur ses mains, oublier qu'elle existe, et si on la retrouve, faire comme cela n'avait pas été. Mais le corps continue à se souvenir puisqu'en en lui une part est restée à l'autre et échappe obstinément à la dispersion ou à l'effacement, parce que le sexe, la bouche, les yeux ont gardé l'empreinte de l'autre et que la peau s'est tellement usée à la sienne qu'elles se confondent longtemps après que les corps se sont séparés. Mais, si la vie reconstruite, si d'aventure le corps se cogne à cet autre corps devenu étranger, il le reconnaît comme sien, alors tout se dérobe : la terre s'ouvre, béante de cette illusion d'oubli qu'on avait entretenue au nom de l'avenir. Qui dit cela se trompe. Il faut au contraire subir dans son corps la douleur du manque comme le gage de celle qu'on a infligée par le mensonge aussi longtemps que le mensonge n'est pas effacé. Tant que l'autre vit, il marche à contre-courant du monde et il ne faut rien faire pour le perdre davantage. Paul ne pouvait ni ne voulait oublier : il avait décidé aini de sa vie, choisi son purgatoire dans sa solitude et détesté cet avenir en forme d'oubli que le monde lui tendait. Paul ne voulait pas guérir de Léna. Il ne s'était pas résigné, il ne l'avait pas remplacée. Le monde de Paul était clos : Léna en restait le cœur, le centre rouge.

Paul n'avait jamais su aimer au bon moment, ni sa mère, ni son père, ni Léna, et lorqu'il sentait monter en lui une attention, un soin, il en était encombré. Tout témoignage sensible, les gestes, les mots, ce qui trahit l'émotion, l'embarrassaient.

On dit des plantes de serre que l'on doit mettre en terre qu'il faut auparavant les laisser durcir à l'air libre ; la vie de Paul était vitrée : une serre tempérée, séparée du vrai monde, protégée des intempéries et égalisant les saisons mais froide en hiver. Paul respirait une lumière tiède et étouffante avec une grimace involontaire aux lèvres, ce froncement d'amertume qui formait un étrange sourire pour lui seul. Trop proche Léna était aveuglante mais si elle s'éloignait le monde devenait opaque et Paul aveugle. Plus rien en Paul ne pouvait durcir pour revivre dans le monde d'avant, rejeté dans la vie Paul serait tombé malade. Il puisait avec économie dans le souvenir de Léna ce dont il s'obstinait à avoir besoin ; le manque d'elle s'était substitué à une angoisse qui aurait autrement emporté Paul. La peur de la perdre davantage, de la sentir disparaître en lui l'occupait totalement. Quatre années, il avait veillé soigneusement, héroïquement mais au fond sans espoir sur une ombre, de moins en moins réelle et pourtant aujourd'hui nette comme celle que fixe dans la poussière et l'éblouissement de midi le soleil immense.

Paul avait fait de l'absence de Léna sa demeure : il n'habiterait plus nulle part.

« Il faut être mort une fois pour vivre vraiment, pour savoir ce que ce monde peut donner ou reprendre ».

Paul depuis quatre ans, alors qu'il s'était employé à gommer de sa vie toute trace tangible qui édifierait le cénotaphe deLéna : vêtements retrouvés après son départ, objets lui ayant appartenu, livres, cadeaux, photographies, correspondances, l'appartement de Paris puis celui de la côte normande, tous deux vendus, la maison de son père, enfin, bien qu'ils n'y eussent passé, Léna et lui, que quelques semaines, la maison tombée malade d'oubli et d'abandon, Paul avait conservé une longue lettre, la dernière que Léna lui avait écrite, plusieurs pages, les pages arrachées d'un cahier, datées comme l'aurait été un journal mais postées ensemble à leur adresse encore commune. Cette lettre ne quittait jamais Paul, il l'avait conservé des années, pliée dans son agenda. Elle gonflait exagérément le cuir, encombrante et épaisse, elle le déformait. Quand Paul avait cessé de travailler et n'avait plus eu recours à cet agenda, il avait conservé la lettre à l'abri du portefeuille en cuir noir et souple, qui avait protégé son emploi du temps. Dans un rabat il avait glissé la lettre, dans l'autre, son passeport.

La maladie des arbres, puis celle rêvée de la maison avaient précipité Paul dans cette solitude épuisée où depuis des années, lentement, il glissait, différant son amertume comme il pouvait. Que Léna ait quitté Paul ou qu'il l'ait quittée sans le savoir, en lui mentant, peu importait aujourd'hui, la vie le quittait, ce qui restait d'eux, c'est-à-dire de vie désirante en Paul, se retirait, bientôt il dirait « Léna » sans plus savoir qui elle était, ni se souvenir de cette façon qu'elle avait de marcher, de le devancer ou de l'attendre, sans éprouver le chagrin de ne plus croiser ce regard qui désirait tout sans vouloir rien. Le regard de Léna ne lui manquerait plus et Paul ne le supporterait pas. Paul allait perdre Léna, perdre la perte, alors ce serait sans limite, une chute libre, une liberté de mort.

Pour Paul il s'agissait d'une autre vie, d'un autre temps, avec de vrais anniversaires, celui de Paul, celui de Léna, à la fin de l'automne, Noël et les derniers jours de l'année. Depuis quatre ans le calendrier n'avait plus de marques, plus de repères, seulement des dates grises et d'autres gommées. Il ne savait plus si c'était Léna de chair, de désir - sa voix, ses gestes - qu'il regrettait ou ce monde qu'ils avaient chacun construit pour l'autre.

Paul crut un instant que cette femme qui lui manquait, il ne l'avait peut-être pas rencontrée. Léna était l'avant-dernière femme, celle qui après d'autres avait su inscrire en lui, se fossiliser en une empreinte qui mettait à nu cette pierre de soltude. Son absence ne désolait peut-être la vie de Paul que pour l'apparition d'une autre femme qu'il aurait alors su reconnaître. Mais depuis quatre ans le monde jouait faux, Paul avait assisté à la répétition générale de son amour sans comprendre que seule Léna pouvait en lire la partition ; Léna l'avait accompagné, gommant ses retards, atténuant son emportement ; elle le suivait, le devançait, lui permettait d'entendre la musique d'une vie qui, sans elle, serait restée écrite.
Paul avait été aimé du vent et des soirs d'été, des arbres et de Léna et ne l'avait pas su ; il avait laissé au bord de lui cet amour, ses tensions, ses miracles. L'oubli de cet amour était impossible parce que cet amour restait inachevé. Paul préférait creuser où il l'avait laissé s'ensabler ; il fouillerait le présent perdu de cet amour, son passé de cendres enfoui sous les strates de tristese et d'abandon, de renoncement et de désespoir. Il l'inventerait, le rendrait au grand jour même si c'était pour le voir s'effondrer devant lui.

Paul ne se sentait pas seulement endeuillé de l'absence de Léna mais d'une absence plus ancienne et que le départ de Léna avait mise à vif. Endeuillé, il semblait à Paul qu'il l'était depuis toujours, cette perte, ce vide, cette chambre d'écho se nommait aujourd'hui Léna ;

La mémoire de paul s'affolait et il était pareil à un homme qui, dévalantune pente a perdu le contrôle de sa course. Les images, les mots, les sensations oubliées roulaient telles les pierres d'un sentier, précipitant un mouvement que Paul cherchait à freiner sans y parvenir. Il éprouvait son impuissance dans les bras et les jambes et le moindre mouvement devenait douloureux et imprécis. Paul décidait, pour conjurer cette sensation, d'actions élémentaires - faire chauffer de l'eau par exemple ou ranger un livre - et à la seconde même où il s'y résignait, l'avait oubliée. Il se laissait emporter par le flux de ses souvenirs : le matin vidait Paul de sa mémoire. Il subissait l'impulsion interne, incontrôlable et tragique d'un évidement ; en un goulot étroit ce qui restait de mémoire en Paul s'engouffrait, accéléré par une méchanceté venue d'on ne sait où qui lui interdisait de s'arrêter sur une image heureuse : tout était à égalité et se précipitait pour jeter Paul dans l'oubli, l'amnésie puis l'effroi ; et c'était comme un sanglot.
Paul perdait sa mémoire, sa nostalgie, la nostalgie de ce qu'il avait eu sans savoir le posséder et même celle qu'il n'avait pas eue. Chaque image était un déraillement, Paul se retrouvait sur une voie plus chaotique encore et voyait filer un ballast qui lui déchirait les yeux. Il eût voulu que sa mémoire découvre enfin un précipice où s'effondrer, mais qu'il reste de ce désastre, même meurtries quelques phrases de Léna, même infirmes, quelques images où aurait continué d'une rue à l'autre, à vivre en lui, quelque chose d'elle. Quelques images pour plus tard, mais plus tard n'existait plus ; cette purge, ce malheur emportait l'avenir avec le présent. Tout avait commencé avec lenteur puis s'était emballé : il subissait cette envie de mourir que Léna avait subie et qui vient à la fin de l'amour pour être, d'un coup, éloignée par la mort nue, la mort qui ne donne pas le choix et laisse l'amour en sursis dans son suspens.

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Maj 23/05/2004