David Bergen : Juste avant l'aube (
Editions Albin Michel - 2002)
Le
deuil d'un père après la mort de son fils.
- Le fait que vous soyez assis en face de moi signifie que vous n'avez pas cédé au désespoir. Cet essoufflement est comme un fantôme qui vient et qui repart. Il ne possède pas de contours précis sur lesquels nous puissions pointer le doigt en disant : « Là, Là, il est là ».
C'est la peur, la détresse, la terreur. Des choses auxquelles nous devons faire face. En ce qui concerne Stephen, il faut que vous préserviez son souvenir. Que vous vous y raccrochiez.
Une famille heureuse, remplie d'espoir, une langueur autour de la table du dîner, l'odeur du crottin, les conversations qui portent sur le lendemain. C'était cela qui lui manquait. L'attente du lendemain.
Parfois, il ignorait qui il était lui-même. Il se disait que s'il était contraint de répondre, il énoncerait : « Je suis Paul Unger, père de deux enfants, dont un est décédé. J'ai quitté ma femme. Je vis seul. Je suis apiculteur ». Et c'était tout. En récitant ces faits, en s'y cognant le front, il se rendait compte qu'il aurait dû se sentir seul. Mais non. La solitude n'est pas une mauvaise chose, même si elle avait une propension à racornir l'esprit ; d'autres gens cédaient rapidement à la bêtise. Plus tard, dans son lit, avant de s'endormir, il eut le sentiment que son propre corps avait la texture et la délicatesse d'une aile d'abeille, fine et merveilleusement futile, fugace.
Il
s'assit à la lumière vacillante de la bougie., près de la
moustiquaire, sur la véranda de devant. Les mains posées sur
les accoudoirs du fauteuil à bascule, il fixa la nuit. Il
réfléchit à ce que c'est d'être mort. Quel mot définitif que
celui-là. Tu es mort. Il est mort. Je serai mort avant. « Mourir » était mieux. Un
verbe d'action. Avec un caractère un peu chantant. Comme s'il
était en lui-même porteur d'espoir. Comme si le garçon avait
eu le choix : « je vais mourir
maintenant. »
Ce n'était pas vrai.
Son père à lui avait eu peur de mourir. Semblable en cela à de
nombreux habitants de Furst, il ne pratiquait aucune religion
reconnue hormis, peut-être, celle du travail qui l'entraînait
dehors chaque matin pour le relâcher tard le soir, ne lui
laissant que peu de temps en compagnie de sa femme et de son
unique enfant, un garçon à qui il avait confessé un jour, dans
une tentative avortée pour le rassurer après un cauchemar : « Moi aussi, j'ai
peur du noir. » [...] Pourtant, il n'avait pas
une crainte exacerbée de mourir. A l'instar de Beth, sa mère,
il avait opté pour un espoir fataliste, vivant avec
générosité, remarquant que son père, qui avait constamment
tenté de repousser la mort, avait été tel un escargot qui
s'enroulait sur lui-même et n'avançait que rarement.
La nature est trompeuse. Elle donne une impression d'organisation
cyclique, d'espoir même, puis, follement, sans raison, elle
reprend ce qu'elle a donné, et quand Stephen était tombé,
ivre, pour se noyer dans une flaque, cette nuit d'été-là,
trois ans plus tôt, la nature avait effectué un bond en
arrière, par-dessus Paul et son père, et commis l'irréparable.
Paul se souvint de son père arrivant chez lui durant une
violente averse, le matin qui avait suivi la mort de Stephen, se
tenant devant la porte avec l'eau qui ruisselait de son nez et de
ses oreilles, qui se mélangeait à ses larmes, et murmurant :« Ce n'est pas
normal, ce n'est pas normal. » Quatre mois plus
tard, lui-même allait s'éteindre dans son sommeil. Et ce
décès rapide, sans douleur, semblait aux yeux de Paul, un aveu
de responsabilité, comme s'il avait chassé la mort qui frappait
à sa porte pour qu'elle se présente à celle de son petit-fils.
- Les morts s'en moquent.
C'était ce qu'avait dit l'ordonnateur des pompes funèbres qui
s'était occupé du corps de son fils, un personnage plutôt
potelé aux habits d'un noir lustré. Une curieuse manière
d'essayer de lui venir en aide.
- C'est pour les vivants que c'est important, avait-il poursuivi,
afin d'éponger les dégâts évidents qu'il venait de causer à
l'âme de Paul.
De sa main grasse il lui avait touché le bras.
- Vous devez veiller sur sa mémoire.
C'était vrai, bien sûr, que les morts s'en moquaient. Quelqu'un
lui avait dit qu'Emily Wish avait gardé son bébé dans ses bras
pendant douze heures après sa mort. Paul regrettait de n'avoir
pu en faire autant avec Stephen. Le tenir contre lui, sentir sa
chair imbibée d'eau, embrasser ses yeux, sa bouche par où la
boue avait pénétré, sentir son odeur avant la transformation
qu'allait subir son corps en se vidant de son sang, le laver, lui
murmurer des mots à l'oreille. Il pensa que les gens qui
étaient plus pauvres que lui, ceux qui vivaient dans des pays
où les enterrements familiaux étaient autorisés et
nécessaires, avaient la chance de pouvoir préparer eux-mêmes
leurs morts. Les soins et l'amour absolu de ces gestes. Les
funérailles de Stephen s'étaient déroulées par une journée
chaude de la fin juin. Lise portait un ensemble gris avec une
jupe qui lui tombait juste sous le genou. Paul gardait le
souvenir de détails absurdes. Les phalanges de l'entrepreneur
des pompes funèbres, les ongles tailés de Stephen, ses cheveux
courts, la jambe de Sue contre la sienne, l'arrondi magnifique de
son genou nu, les pensées qui lui venaient sur les jeunes filles
dont les jambes, lorsqu'elles deviennent des femmes, sont si
belles qu'on devrait les soumettre à l'admiration de tous, et
quelle chance est la leur, Sue qui lui tenait le poignet, Lise
qui pleurait en silence, de manière contrôlée et, plus tard,
au bord de la tombe, il avait levé les yeux et trouvé un unique
nuage, et il s'était demandé comment pareille chose était
possible.
[...] L'autopsie avait attesté que Stephen s'était noyé. Par
la bouche et jusque dans ses poumons il avait ingurgité l'eau de
la flaque. Une mort facile. Comme s'il s'agissait d'un examen, le
chas d'une aiguille dans lequel il faut passer. Dans la mort, il
reposait sous la terre. Mais sachant cela, Paul en était venu à
comprendre que ce qui gisait dans le cercueil avait cessé
d'être Stephen. C'était autre chose. Ce que Stephen était
devenu alors, depuis cet instant jusqu'au moment présent où
Paul était assis à côté de la bougie, c'était une
conséquence : il était devenu le vide au cur de son
père, les raquettes de tennis accrochées à l'un des murs de la
cave, la chaise vide à table, le manque, le manque, puis,
miraculeusement, il était revenu par fragments et morceaux dans
les rides du sourire de Sue, l'enfant à la limite du jet de
l'arroseur, ces oreilles, et il y avait l'espoir, aussi, que
Nicole le portait encore en elle, d'une manière ou d'une autre,
une trace, un mot peut-être, un geste, une pensée, un contact ;
et Stephen surgirait soudain spontanément des profondeurs de
cette jeune femme qui dormait comme morte dans la chambre, au
fond de la maison.
-
Oui, parfaitement. Tu t'es détourné du magasin, de moi, de ta
fille. Tu es parti du jour au lendemain pour ta maison qui menace
ruine, tes abeilles et ton faux-chagrin, et tu ne peux pas
revenir te moquer de nous. Je ne le tolérerai pas.
Paul se demanda si son chagrin était effectivement faux.
[...] - Comment peux-tu dire que mon chagrin est faux ? Qu'est-ce
que tu en sais ?
Elle eut un rire bref et amer.
- Oh, oui, j'oubliais, ta douleur est immense. Plus que la
mienne, celle de Sue ou celle de ta mère. Tu es vraiment
quelqu'un d'exceptionnel, merde.
- Ah oui ? dit-il attristé, en secouant la tête. Et c'est pour
ça qu'il est mort ?
Lise ferma les yeux. Elle changea d'attitude, l'aima dans sa
contrition comme si tout ce dont elle avait besoin était de le
voir brisé. Elle appuya sa tête contre sa poitrine.
- Oh, là là, dit-elle.
Puis elle répéta :
- Oh, là là.
La nature était, simplement. Paul le comprenait. Il se rappelait le jour oùil avait appris la mort de Stephen, ce sentiment que le soleil devrait s'immobiliser dans le ciel, que le ciel devrait saigner, ou, tout au moins, qu'un arbre devrait tomber in memoriam. Mais non, rien. Juste le soleil, la lune, le soleil, encore et encore, jusqu'à cette nuit où, sur la véranda de derrière, il avait haussé la voix vers le ciel et avait maudit le silence, l'immuable, la conspiration d'une aube nouvelle.
Paul resta encore une heure à scruter et à réfléchir. Il pensa que le pardon était fugace et intangible pour un homme comme lui. Il y avait plus de trois ans, il avait laissé son fils disparaître. Depuis il cherchait une délivrance mais ne l'avait pas trouvée. Ni dans l'isolement de sa ferme, ni en recueillant Sky et Nicole. Peut-être, brièvement, avait-il connu une sorte de grâce, en avait-il perçu la manifestation fugitive tandis qu'il tenait Sky dans ses bras, dormait à ses côtés après un rêve ou le berçait par des chansons. Néanmoins, le pardon n'existait pas. L'oubli était possible, mais cela aussi était trompeur : la conscience ne pouvait être séparée de la mémoire. Nicole, agacée par son attitude, lui avait dit :« Lâchez-le. Faites quelque chose pour lui. Financez une uvre à sa mémoire. Achetez un cheval et appelez-le Stephen. » Dans cette attitude désinvolte, il y avait de la sagesse. Elle détestait se complaire dans quelque chose, et c'était pour cela qu'elle était ici, qu'elle vivait avec Wyatt, l'homme qui abattait des arbres.
Paul pensa à Stephen qui aurait eu cet âge. Songea qu'il n'y a rien de plus douloureux que la perte d'un enfant. Cela vous laisse dans la poitrine un trou qui ne peut être comblé.
Cette
nuit-là, il se coucha et considéra à nouveau que la confession
était comme une chute. Le soulagement venait quand on avait
enfin heurté quelque chose de ferme. Il songea qu'il devrait se
sentir davantage en paix, mais il était incapable de dire si
c'était le cas. [...] En revenant, il s'arrêta, leva lesyeux
vers le ciel. Il y avait peu d'étoiles. Le vent était frais,
mais imprégné d'une légère odeur de chaleur, comme pour dire,
Bientôt. Un avion à réaction passa à la verticale. Il pensa
que s'il se prenait à lancer un appel, les mots seraient
emportés par le vent, monteraient dans les cieux et
disparaîtraient.
Il reprit sa marche, rentra dans la maison. S'assit sur une
chaise et baissa les yeux vers ses mains, croisées sur ses
cuisses. Quand il cessa de pleurer, les ténèbres n'étaient pas
encore parties.
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Maj 05/04/2005