Madison Smart Bell : L'année du silence ( Editions Actes Sud 1998 )

ll y avait un peu plus d'un an, maintenant, que Clarence Larkin avait disparu du taudis de Brooklyn qu'il était censé habité. Cette disparition avait fait revenir Tom Larkin d'Europe, où il était resté pour faire des études après un voyage. Dans un premier temps, il avait espéré retrouver son frère vivant et en bonne santé ; puis il avait fini par se dire que même la découverte d'un cadavre serait pour lui un soulagement.

Mais il comprenait désormais, avec une impression pénible d'irrémédiable, que c'était bien fini, que son frère n'était plus de ce monde. Son vœu de silence n'était plus la monnaie d'échange d'un éventuel marché mais un simple monument à la mémoire du disparu. Dans les rues là en bas, les gens allaient et venaient tels des insectes privés d'identité, et Larkin comprenait sans amertume et même sans chagrin comment la vie de son frère avait dû se briser, réduite à des particules élémentaires, et se répandre comme de la cendre au hasard des lieux et des rencontres. Il voyait se profiler dans ces pensées le début de la résignation et l'accueillait sans émotion particulière. Il resta longtemps immobile, les doigts crispés sur la rambarde , à attendre que le vent froid qui soufflait à travers lui le réveille de son engourdissement.

Depuis la mort de Marian, j'ai en permanence l'impression de tirer un poids après moi. Oh, ce n'est pas que je me sois senti coupable. J'ai toujours su que ce n'était pas de ma faute. Tu comprends certainemennt ce que je veux dire, toi, avec ce qui s'est passé pour ton frère, sa disparition...

La douleur l'occupait toute entière au point qu'elle ne pouvait même plus penser avec des mots. Tout le reste s'était arrêté. Puis la douleur s'atténua légèrement et ses yeux se rouvrirent. Eparpillés à partir d'elle et recouvrant toute la pièce, les détritus des dernières semaines étaient collés au sol par le poids de leur propre inertie. Elle n'en voyait qu'une partie et avait du mal à imaginer ce que représentait le reste. Au-delà des rideaux la ville n'en finissait pas de hurler. Le temps refusait obstinément d'avancer.
Comment pourrait-elle passer cette journée ? Et une autre après celle-ci ? Et entre les deux la nuit blanche délirante... Impossible. Mais ce n'était au fond qu'un même jour, une même heure. le même moment identique à luui-même, suffocant, dans son épouvantable unité.
Non, pensa-t-elle, ce n'est pas possible. Si seulement, je pouvais me débarrasser de ce mal de tête.

Une entreprise raisonnable, d'une certaine façon. Je me disais parfois, par terre à côté de l'étal de fruits, que lorsque les gens veulent vraiment s'en aller on ne peut pas faire grand chose pour les retenir. Tout juste leur tenir gentiment la porte, s'incliner et dire au revoir.

Car ma vie est saturée de malheurs
et je frôle les enfers.
On me compte parmi les moribonds ;
me voici comme un homme fini,
reclus parmi les morts,
comme les victimes couchés dans la tombe,
et dont tu perds le souvenir
car ils sont coupés de toi...


Sinclair tressaillit. La voix de Weber n'était pas celle qui convenait - trop dure, trop coléreuse. Son imperméable était toujours boutonné et ressemblait à la lumière des cierges à une soutane ou à un surplis de cérémonie. Sinclair se rendit compte qu'il récitait le psaume de mémoire.

Tu m'as déposé dans les profondeurs de la Fosse,
dans les Ténèbres, dans les gouffres...


L'ombre de Weber s'étendait, sombre et pointue , sur le cercle de chaises.

Enfermé, je n'ai pas d'issue.
Mes yeux sont épuisés par la misère.
Je t'ai appelé tous les jours, Seigneur !
les mains ouvertes vers toi.
Feras-tu un miracle pour tes morts ?
Les trépassés se lèveront-ils pour te célébrer ?
Dans la Tombe peut-on dire ta fidélité,
et dans l'abîme, dire ta loyauté ?


Ce n'était pas une réconciliation, comprit Sinclair ; ça n'en prenait pas le chemin. La voix de Weber était grinçante de colère. Sinclair n'aurait su dire contre qui cette colère était dirigée, de tous ceux qui étaient là, de Marian qui l'avait abandonné, ou d'un dieu en qui il ne croyait plus. Quoi qu'il en fût, c'était assez inquiétant. Un frémissement parcourut les rangs.

Malheureux, exténués dès l'enfance,
je subis les épouvantes et je suis hébété.
tes fureurs sont passées sur moi,
tes terreurs m'ont anéanti.
Tous les jours elles m'ont cerné comme les eaux,
elles m'ont encerclé de partout.
Tu as éloigné de moi compagnons et amis ;
pour intimes, j'ai les ténèbres.


En silence, Sinclair se mit à réciter machinalement le Notre Père, mot après mot, en essayant de se concentrer. Il s'efforça de voir Marian en pensée, et constata qu'il n'y parvenait pas. L'image qu'il avait fait apparaître se désintégrait, brisée de l'intérieur par la lumière. C'était une lumière semblable à celle du soleil ou des étoiles et Sinclair vit que son image de Marian y était attirée, consumée. Mais
ascension était le mot qui convenait. L'Ascension. Sinclair tressaillit. Mauvaise association. Marian n'était pas une madone. Cette image d'elle persistait pourtant, comme le contour flou d'une forme humaine empli d'une puissante lumière intérieure.
Déconcerté, il ouvrit les yeux. Gwen, debout maintenant devant les cierges, lisait un petit psautier à couverture noire. Sa tête était légèrement penchée sur le livre et ses cheveux tombaient en avant, faisant de l'ombre sur son visage. Sa voix s'élevait avec une douceur insistante et mesurée.

Seigneur, fais-moi connaître ma fin
et quelle est la mesure de mes jours,

que je sache combien je suis éphémère !
Voici, tu as donné à mes jours une largeur de main,
et ma durée n'est presque rien devant toi.
Oui, tout homme solide n'est que du vent !
Oui, l'homme va et vient comme un reflet !
Oui, son agitation, c'est du vent !
Il entasse, et ne sait qui ramassera.
Dès lors, que puis-je attendre, Seigneur ?


Gwen releva la tête, regarda les rangs de chaises. Il y eut un lourd silence, que Sinclair trouva un peu embarrassant. Elle regarda son livre, puis de nouveau l'auditoire, et reprit sa lecture, encore plus lentement.

Car je ne suis qu'un immigré chez toi,
un hôte comme tous mes pères.
Ne me regarde plus, je pourrai enfin sourire,
avant de m'en aller et de n'être plus rien.

Rentrée chez moi je suis restée sans rien faire et je ne me pas sentie bien de tout le reste de la journée. Je voyais toujours ce tableau d'affichage comme un cimetière et j'essayais de le rapprocher dans ma tête de plusieurs autres choses. Je n'aurais su vous dire exactement ce qui me tourmentait, j'avais l'impression que c'était simplement hors de ma vue, à l'angle de la rue mais tout près, et j'en avais sacrément peur, comme j'ai tout le temps peur en ce moment. Parce qu'il se pourrait bien qu'un de ces jours disparaisse ainsi au coin de la rue une chose aussi idiote et nécessaire que mon propre nom. Du berceau à la tombe, le corps fait la course avec l'esprit et je prie désormais pour que mon corps arrive le premier. S'il vous plaît, dit la petite prière, ne permettez pas que je devienne une détraquée, ni trop infirme non plus. Faites que ce soit quelque chose d egrave et définitif, mon cœur par exemple.

Bon, je pourrais balancer tout ça, songea Gwen au moment où elle arriva sur le pont, en changeant de file parmi les voitures qui s'égaillaient pour occuper toute la largeur de la chaussée. Mais à quoi bon, désormais ? A force de se répéter, le choc que lui procurait la vue de ces objets avait fini par s'émousser, jour après jour, mois après mois, pour finalement changer de nature. Le souvenir de Marian ne s'accompagnait plus de la même douleur aïgue. Bien que Gwen ait perdu la foi dans laquelle elle avait été élevée, bien qu'elle ne crût ni en Dieu ni en une vie après la mort, elle en était venue à ressentir comme une séparation plutôt que comme une perte absolue le fait que Marian ait disparu du monde. Les talismans avaient perdu leur pouvoir de faire mal pour lui procurer une sorte de réconfort et le souvenir était désormais supportable, nécessaire même.

Elle sentait un picotement autour des yeux, un désir physique de pleurer, mais elle avait suffisament pleuré, déjà, sur ce sujet, même si le chagrin, bien sûr, sous une forme ou sous une autre, devait durer à jamais. Eh oui, tu me manques, c'est comme ça, pensa-t-elle, sachant que personne ne pouvait l'entendre mais avec l'impression contraire.

Il était parti, comprenait-elle, le ver qui s'agitait depuis si longtemps dans ses propres entrailles. Peut-être s'était-elle seulement imaginé qu'il était là. Il était sans doute rare, pour n'importe qui, de réellement désirer mourir. Elle ne saurait jamais si c'était arrivé pour Marian comme l'aboutisement d'une décision ou par quelque mélange pervers d'envie et de hasard.

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Maj 04/12/2004