Christian Bobin : Eloge du rien ( Ed. Fata Morgana -1990)

Il faut donner à l'autre ce qu'il attend pour lui, non ce que vous souhaitez pour vous. Ce qu'il espère, non ce que vous êtes. Car ce qu'il espère, ce n'est jamais ce que vous êtes, c'est toujours autre chose. J'ai donc appris très tôt à donner ce que je n'avais pas.

Qu'est ce que c'est un adulte ? C'est quelqu'un qui est absent de sa parole comme de sa vie - et qui le cache. C'est quelqu'un qui ment. Il ment non sur telle ou telle chose, mais sur ce qu'il est. Un enfant devient adulte quand il est capable d'un tel mensonge profond, essentiel.

Oui, on est un peu comme ça quand on est amoureux. On vide ses poches, on perd son nom. On découvre avec ravissement la certitude de n'être rien.

Ma vie ne vient à moi qu'en mon absence. Dans la clarté d'une pensée indifférente à mes pensées. Dans la pureté d'un regard indifférent à mes désirs. Ma vie fleurit loin de moi, à l'école buissonière. Je m'en sépare en allant dans le monde. Je la rejoins en contemplant le ciel. Le ciel matériel, peint en bleu et en or... Les lumières qui y traînent sont des lettres d'amour. Un amour sans appartenance. Sans avidité. Un amour qui ne vous demande rien - sinon d'être là. Qui vous donne l'éternel, en passant.

Pourquoi faudrait-il un sens à nos jours ? Pour les sauver ? Mais ils n'ont pas besoin de l'être. Il n'y a pas de perte dans nos vies, puisque nos vies sont perdues d'avance, puisqu'elles passent un peu plus, chaque seconde.

Sans doute l 'avez-vous remarqué : notre attente - d'un amour, d'un printemps, d'un repos - est toujours comblée par surprise. Comme si ce que nous espérions était toujours inespéré. Comme si la vraie formule d'attendre était celle-ci : ne rien prévoir, sinon l'imprévisible. Ne rien attendre, sinon l'inattendu.

Reste l'amour qui nous enlève de tout, sans nous sauver de rien. La solitude est en nous comme une lame, profondément enfoncée dans les chairs. On ne pourrait nous l'enlever sans nous tuer aussitôt. L'amour ne révoque pas la solitude. Il la parfait. Il lui ouvre tout l'espace pour brûler. L'amour n'est rien de plus que cette brûlure, comme au blanc d'une flamme. Une éclaircie dans le sang. Une lumièredans le souffle. Rien de plus. Et pourtant il me semble que tout une vie serait légère, penchée sur ce rien. Légère, limpide : l'amour n'assombrit pas ce qu'il aime. Il ne l'assombrit pas parce qu'il ne cherche pas à le prendre. Il le touche sans le prendre. Il le laisse aller et venir. Il le regarde s'éloigner, d'un pas si fin qu'on ne l'entend pas mourir : éloge du peu, louange du faible. L'amour s'en vient, l'amour s'en va. Toujours à son heure, jamais à la vôtre.

Retour textes            Retour Memoire            Retour Sommaire

 

Christian Bobin : La part manquante ( Ed. Gallimartd - 1989 )

Il faut d'abord dire "je". C'est difficile, c'est comme se perdre dans la forêt, loin des chemins, c'est comme sortir de maladie, de la maladie des vies impersonnelles, des vies tuées. Ensuite, il faut dire "vous". La souffrance peut aider - la souffrance d'un bonheur, la jalousie, le froid, la candeur d'une saison sur la vitre du sang. Tout peut aider en un sens à dire "vous", tout ce qui manque et qui est là, sous les yeux, dans l'absence abondante.

L'émerveillement n'est pas l'oubli de la mort, mais la capacité de la contempler comme tout le reste, comme l'amer et le sombre : dans la brûlure d'une première fois, dans la fraîcheur d'une connaissance sans précédent.

La fin de l'enfance est sans histoire. C'est une mort inaperçue de celui qu'elle atteint. C'est la plus grande énigme dans la vie, comme l'épuisement d'une étoile dont l'éclat ne cesse plus de ravir toutes vos heures, jusqu'à la dernière.

Il n'y a ni futur ni passé dans la vie. Il n'y a que du présent, qu'une hémorragie éternelle de présent.

Nous n'avons guère plus de prise sur notre vie que sur une poignée d'eau claire. Nous ne possédons que ce qui nous échappe et se nourrit de notre amour : un arbre dans le songe, un visage dans le silence, une lumière dans le ciel. Le reste n'est rien. Le reste c'est tout ce qu'on jette dans les jours de colère, dans les heures de rangement. Il y a ceux qui jettent. Il y a ceux qui gardent. Il y a ceux qui régulièrement mettent leur maison à sac, ou le réduit d'une mémoire, le recoin d'un amour. Ils mettent de l'ordre. Ils mettent le vide, croyant mettre de l'ordre. Ils jettent. C'est une manière de funérailles, une façon d'apprivoiser l'absence - comme de ratisser le gravier d'un chemin par où mourir viendra. Et il y a ceux qui gardent. Ils entassent dans un tiroir, dans une parole, dans un amour. Ils ne perdent rien. Ils disent : on ne sait jamais. Même s'ils savent, ils ne savent jamais. Même s'ils savent que jamais ils ne reviendront aux lettres anciennes, aux boîtes rouillées, aux vieux médicaments et aux vieilles amours. Tant pis, ils gardent.

La durée amoureuse n'est pas une durée. Le temps passé dans l'amour n'est pas du temps, mais de la lumière, un roseau de lumière, un duvet de silence, une neige de chair douce.

Vous écrivez l'histoire de l'amour pur, l'histoire du deuil de l'amour pur. Il n'y a rien d'autre à écrire, n'est-ce pas . Il n'y a rien d'autre à chanter dans la vie que l'amour enfui dans la vie. Vous n'écrivez pas pour retenir. Vous écrivez comme on recueille le parfum d'une fleur vers sa mort,sans pouvoir la guérir, sans savoir enlever cette tache brune sur un pétale, comme une trace de morsure minuscule - des dents de lait, mortelles.

Dans le chant, la voix se quitte : c'est toujours une absence que l'on chante. Le temps de chanter est la claire confusion de ces deux saisons dans la vie : l'excès et le défaut. Le comble et la perte.

On pense qu'on a très peu de temps dans la vie, qu'un an dure comme un sourire, que dix ans passent comme une ombre et que, dans si peu de temps, il ne reste qu'une seule chance, qu'une seule grâce : devancer notre mort dans la légéreté d'un sourire, dans l'errance d'une parole.

Il a cinquante ans. C'est l'âge où un homme entreprend l'inventaire de ses biens. C'est quoi réussir sa vie. Ce qu'on gagne dans le monde, on le perd dans sa vie.

Il n'y a pas d'apprentissage de la vie. Il n'y a pas plus d'apprentissage de la vie que d'expérience de la mort.

La vérité est sur des tréteaux dans un cercueil encore ouvert. La vérité a le visage d'un mort. C'est un visage retourné comme un gant. Un visage sans dedans ni dehors. Un mort c'est comme une personne. Un mort c'est comme tout le monde. Tout va vers ce visage, comme vers sa perfection. La peur, l'attente, la colère, l'espérance de l'amour et les soucis d'argent, tout va vers ce visage comme vers un dernier mot. Le mort se tait pour dire en une seule fois. Le mort dit vrai en ne disant plus et si, sur lui, l'on jette tant de silence, c'est pour ne rien entendre.

 

Christian Bobin : L'enchantement simple ( Ed. Lettres vives - 1986 )

Qui nous garde, qui nous protège et de quoi ? Si nous nous retournions sur le chemin - mais ce geste est imposssible - nous verrions que notre ombre s'attarde loin de nous, que d'autres ombres l'accompagnent et la veillent. Ce livre, Hélène, je l'ai écrit avec toi, dans l'éternité de tes quatre ans. Entre le corps et son ombre, entre l'âme et le feu qui demain la mangera toute. La matière des ces pages est celle de l'air dans les arbres, du silence sur les terres et des lumières sur les eaux. Ces mots, je les ai cueillis au lond de nos promenades dans l'imprévisible contrée, celle que ne pouvait désoler l'inflexion des lumières dans le soir. Je les ai ramenés chez moi, avec ces châtaignes ou ces plumes de geai que tu découvrais, ravie, dans les fossés pleins d'étoiles. La nuit, je les disposais sur le blanc de la feuille. Ils s'assemblaient dans un guide forestier de l'éternité, qui m'aidait à passer d'un jour à l'autre. A présent, je te l'offre. Je suis plus loin dans le temps, sur le même chemin, toujours. Chaque matin jette à mes pieds la dépouille des chiens de la mort. Combien de saisons encore la joute tournera-t-elle à mon avantage ? Je songe à cette unique fois où celui qui défend mes couleurs mordra la poussière, lorsque s'ébranleront les assises immatérielles de la chair, lorsqu'il me faudra affronter le noir cavalier : mon recours, le seul, sera de lui lancer aux yeux cette poignée d'amour fou sur quoi mes mains, toujours, se sont refermées. Ce lent regard sur l'enfant, sur le ciel, sur le vide.

Et puis, il ya l'autre solitude. On peut la découvrir, toujours. C'est comme une première fois. Elle ne part pas. Elle est là, toujours possible. Intacte, inutile. Celle de l'âme rompue, ravie. Celle de l'écriture. Je ne la reconnais qu'à l'instant de la perdre, au bord de trop parler. Je la vois à l'oeuvre dans la chambre des amants, dans ce silence sur eux comme la neige, comme le poids de la neige sur les cils, sur les dents. Les mots de l'amour sont comme l'amour que l'on fait, ils demandent la nuit, l'éclat sans égal de la nuit . On aime. On écrit. C'est pour ne pas mourir et c'est juste après la mort.

La nudité du mot absence. Cette musique préférée de vous : des chants grégoriens, comme au bord de la mer, très proche de mourir. Cet art accompli du souffle et du silence, qui seul me permettait de vous atteindre.

Mélancolie. Personne ne sait : les usines, les grandes étoffes noires des usines. Le miroir du ciel en deuil. La très sainte oisiveté bannie des grandes viles. Plus rien, plus personne.

Mettre un disque pour organiser l'absence. Glenn Gould joue des sonates de Haydn. Le disque est rayé au début de la sonate numéro 62. Dans le mouvement lent, il se produit quelque chose, un ratage. L'interprète oublie brusquement la musique, toute cette masse de musique depuis le premier soir du monde. Il joue à deux notes du silence. Il invente une émotion pure, effrayante, qui n'aurait avant cet instant emprunté aucun corps, sauf peut-être celui d'un simple d'esprit ou d'un fou.

A l'arrivée, on parle, c'est une façon de ne rien dire.

Il y a cette pensée naïve que l'on ne peut retenir, la pensée d'un secret. Comme une nuit où toujours revenir. Le secret est banal, illimité : on a une photo, dans une enveloppe, sur soi. On ne la regarde jamais.

Retour textes            Retour Memoire            Retour Sommaire

 

Christian Bobin : L'inespérée ( Ed. Gallimard - 1994 )

L'absence apprivoise le proche.

Ce qui fait un couple, c'est la nourriture : un couple c'est quand deux respirent le même air, avalent la même nourriture - la même amertume ou la même joie. Et ces deux-là, qu'est-ce qu'ils mangent ? Ils mangent de la souffrance, du malheur.

Retour textes            Retour Memoire            Retour Sommaire

 

Christian Bobin : Tout le monde est occupé ( Ed. Mercure de France - 1999 )

Les bonnes manières sont des manières tristes.

Les vivants sont un peu durs d'oreille. Ils sont souvent remplis de bruit. Il n'y a que les morts et ceux qui vont naître qui peuvent absolument tout entendre. Pour les morts et pour Guillaume à venir, Ariane raconte de belles histoires, le soir, auprès du laurier rose.

Même quand vous ne serez plus, je garderai vos noms en moi et je continuerai à les entendre chanter. Tout le monde est occupé. Tout le monde, partout, tout le temps, est occupé, et par une seule chose à la fois. [..] Dans la cervelle la plus folle comme dans la plus sage, si on prend le temps de les déplier, on trouvera dans le fond, bien caché, comme un noyau irradiant tout le reste, un seul souci, un seul prénom, une seule pensée.

Je ne fais que chanter. J'écoute aussi la conversation du tilleul avec le vent. Le fou rire des feuilles dans la petite brise du soir est un bon remède contre la mélancolie.

Hier soir, j'avais le cafard. J'ai allumé une bougie. La lumière des lampes électriques ne danse pas assez pour chasser le cafard.

- Tu m'énerves. Je n'ai pas l'impression du tout d'être gâté
- Justement. Quand on est gâté par la vie, on ne le sait pas. On finit même par penser qu'on le mérite, ou que c'est pour tout le monde comme ça.

C'est ainsi : les choses qui arrivent dans la vie basculent tôt ou tard dans les livres. Elles y trouvent leur mort et un dernier éclat.

Les cimetières de ce pays sont sans imagination, trop sérieux. Les morts sont paraît-il, de gros dormeurs. Allons les réveiller. Je prépare les oeufs durs, le vin blanc, le jambon et les gobelets en plastique.
Manège découvre dans l'automne ses couleurs préférées : le rouge explosé des feuilles de vigne et le blanc dragée des pierres tombales. L'automne est la saison des tombes et des cartables. Les tombes sont les cartables des morts. On va au cimetière à pied, en sifflant et en bavardant. Aucune raison d'être triste. On va à la rencontre de quelqu'un qu'on a aimé et le soleil est de la partie.

Tout ce qui pouvait bruler a brûlé. Ariane regarde les ruines chaudes. Elle n'a plus de voix pour appeler Crevette qui d'ailleurs ne répondrait pas. La douleur entre dans l'âme d'Ariane come une pelle dans une terre meuble, pour en arracher un bloc, d'un coup sec. La douleur a froid. Elle entre dans l'âme d'Ariane, en fait du petit bois, y met le feu.

Retour textes            Retour Memoire            Retour Sommaire           Autres textes Christian Bobin

Maj 04/02/2004