Primo Basso : La découvaison (Ed. Mare nostrum - 1991) Récit - Incompréhension et culpabilité d'un père après le suicide de sa fille
La
moitié de la ville a entendu l'explosion.
Moi pas. Ma fille, de son plein gré ou partiellement,
obscurément contrainte, accomplissait ou regardait faire les
gestes irrémédiables, commençait l'horrible compte à rebours,
hurlait de terreur et de souffrance, se précipitait vers la
porte, attisant les flammes. Elle gravissait son calvaire rouge
et noir, et j'écoutais un élève commenter un texte banal en
feignant l'intérêt.
Danièle a préparé sa mort sous nos yeux, multipliant les avertissements, voilés ou directs. Je suis resté sourd et aveugle.
Nous
avons accepté de quitter l'hôpital sans baiser ce visage
chéri, sans tenir un moment dans les nôtres la main intacte.
Nous l'avons laissée seule pour sa dernière bataille, ses six
heures de torture. L'hébètement ? Ma vieille soumission aux
décrets médicaux ? Mais Lise ? Son côté Antigone, sa
méfiance des médecins, ses réactions de louve quand on
touchait à ses enfants ?
Nous sommes remontés dans la voiture ; je suis incapable de
démarrer. Lise me prend la main, les premières larmes viennent
; elle s'arrache les paroles une à une :
- Comment allons-nous faire ?
Comme un écho aux paroles de Danièle, quelques semaines ou
quelques mois auparavant, dont nous n'avions pas compris qu'elles
correspondaient à une volonté, peut-être à une décision
déjà prise :
- Comment ferez-vous quand je serai morte.[...]
-Dis-moi qu'elle ne mourra pas .
L'impuissance.
Le silence.
La honte.
Des bribes de sommeil d'où nous tire la vision de Danièle
dévoilant son corps carbonisé. Pour Lise, le geste signifiait :
" A quoi bon lutter pour survivre, dans l'état où je suis
? " Moi, j'y vois le refus de souscrire à l'acte accompli :
" Comment aurais-je pu vouloir ça ! "
Pourquoi l'amie a-t-elle bénéficié de la disparition subite, pourquoi Danièle est-elle condamnée à la mort au ralenti. Et hier soir je me suis réjoui, égoïstement, que l'autre fût morte et Danièle encore envie. En vie pour sentir, minute après minute, cette vie lui échapper. En vie pour nous chercher des yeux, puiser dans notre détresse la certitude d'être aimée à jamais et ne pas nous trouver. " Tu n'es jamais là quand il faut ! " C'est vrai. Comme si j'avais une obscure prescience du malheur, et que me manque le courage de chercher à le prévenir.
Si je ne
me force pas tout de suite à tenir le volant, je ne le pourrai
jamais plus. C'est à peu près ce que je bafouille. En vérité,
je ne tiens pas en place, le vide est partout, je veux le remplir
avec du mouvement. Il n'y a que les yeux qui me font mal. Le
reste du corps est gélifié, comme tout ce qui nous entoure, les
gens, les maisons, les feux de croisement, et plus loin le ruban
d'asphalte, les collines et la Moselle. Lise asssise à côté de
moi. Parler impossible. Nous sommes seuls l'une et l'autre pour
nous colleter avec l'impensable DANIELE EST MORTE. Comme elle
était seule depuis nul ne saura jamais combien de temps.
- Mais pourquoi a-t-elle fait ça !
Je me tais. Seul avec ce que je sais et que je ne peux pas dire.
Trop tard ou trop tôt. Trop tard ; Danièle est morte. Trop tôt
; si je parle, Lise va me regarder avec une horreur incrédule et
se détourner de moi. Nous ne pourrons même plus essayer de
souffrir ensemble.
Elle
était arrivée sans bruit, le visage blafard, un peu perdu. Je
crus qu'elle voulait du vin, et comme je venais de trouver le
panier, je la fis remonter avec moi, sans comprendre que je
refusais peut-être d'écouter son premier appel de
détresse.[...]
- Ramène -moi à la maison, papa
- Ai-je dit : "Il faut savoir ce que tu veux ? "
Je l'ai soutenue pour sortir de la voiture et monter les deux
étages. elle se faisait lourde, s'arrêtait toutes les deux ou
trois marches et me regardait longuement. Je n'ai pas compris le
message de ses yeux.[...]
Tu ne voulais pas franchir le seuil. Cela non plus ne m'a pas
éclairé.
Tu m'as passé les bras autour du cou, tu pleurais de grosses
larmes, tu les essuyais de tes poings, et quand je touchais tes
mains, elles étaient mouillées, comme avec de la glycérine. Tu
m'as dit : " Je t'ai beaucoup aimé,
papa, beaucoup aimé. Et maman aussi. "
Tu m'as embrassé le visage, tout en pleurant, et une fois tu
m'as embrassé sur la bouche. J'étais raide, gêné, hostile. Je
te caressais doucement le dos : " ma petite, ma gamine
", entre l'horreur et la peur. Un moment, j'ai pressenti le
danger.Peut-être avait-elle pris des barbituriques, du poison :
" Qu'est-ce que tu as fait ? " "Qu'est-ce
que j'ai fait ? ... Rien. " J'aurais
dû interpréter : " Je n'ai encore
rien fait. " Virginie, qui allait de l'appartement au
palier, silencieuse, a sûrement entendu quand tu m'as dit, dans
un souffle : " Papa, sauve-moi d'elle.
" Virginie n'a pas bronché. C'est
peut-être ce silence, cette fantastique assurance, cette
indifférence pour ma réaction, qui ont dépouillé ton appel de
son urgence, l'ont réduit à une crise de désespoir ordinaire,
m'ont empêché de te prendre la main pour te ramener à la
maison, chez toi, à l'abri.
Danièle,
je t'aimais tant. Plus que nos autres filles, comme si ton air
trop sérieux dans l'enfance proclamait que nous ne t'aurions pas
longtemps. J'ai tellement tremblé pour toi, chaque fois que ta
santé chancelait. [...]
Et ce dimanche soir, au lieu de t'écouter, de t'entendre, et, en
te ramenant à la maison, de te sauver, même s'il ne s'agissait
que d'un sursis - vivre t'était tellement difficile depuis si
longtemps - je t'ai fait quitter le palier qui ouvrait encore sur
la vie, entrer dans la cuisine-chambre à coucher, étendre sur
le lit.
Je n'ai pas caché mon inquiétude à Lise, mais je ne lui pas décrit la montée du Golgotha, pas rapporté les paroles de Danièle. Si je l'avais fait, impossible qu'à nous deux nous n'ayons pas senti ce qui se préparait.
Dimanche
soir, même si j'avais tout raconté à Lise, il était sans
doute trop tard. J'avais laissé passé l'instant unique où,
divisée contre elle-même, Danièle cherchait à fuir une mort
sans doute décidée de concert, mais devant laquelle elle
reculait, alors que Virginie, avec une implacable détermination,
estimait de son devoir de l'aider à aller jusqu'au bout.
Oui, je suis rentré seul à la maison, avec, tapi au fond de
moi, cherchant à se faire oublier le " papa,sauve-moi
d'elle ". Et maintenant que le piège s'est refermé sans
que j'offre le moindre secours à notre enfant, maintenant que
tout est consommé, que Danièle est étendue à la morgue,
puis-je dire à sa mère ce que je sais, sans qu'elle regarde
incrédule l'étranger, la brute amorphe en qui elle avait
confiance, sans qu'elle me demande d'arrêter la voiture, de la
laisser descendre et souffrir seule ?
Et si Danièle m'a choisi, plutôt que Lise, pour me confier la menace qui pesait sur elle, n'est-ce pas qu'elle tablait, en dernière ressource, sur l'hostilité que j'ai éprouvée pour Virginie dès les premières rencontres, et dont elles ont toutes deux souffert ?
Danièle
me conseillerait certainement de ne pas ajouter à la peine de
Lise en lui disant que si j'avais compris et parlé, nous aurions
pu lui épargner les sueurs de l'angoisse, le feu et la mort
solitaire. Certainement ? N'ai-je pas écrit dans ma première
pièce : " C'est rassurant, un mort, ça ne bouge pas, ça
se laise faire. On le met à la place qu'on veut. On lui choisit
tranquillement un rôle à jouer. On sait qu'il ne vous
contredira pas. " Non, je n'ai pas le droit d'appeler à ma
rescousse Danièle que j'ai abandonnée dans son plus grand
besoin. Si je veux que Lise ignore que j'ai laissé fuir la
possibilité de sauver Danièle, il faut que j'assume le silence
tout seul, au moins pendant quelques années, si on survit à la
mort d'un enfant. Et j'ai vu des parents y survivre. Mais ils
n'avaient pas parlé à l'éxécuteur, ne lui avaient pas laissé
les mains libres.
Silence donc. Mais pas un silence de communion, le silence de
pauvres êtres qui se tiennent la main, écrasés par la même
catastrophe imprévue. Silence double, travaillé de remords
différents. Lise se reproche ce que se reprochent tous ceux qui
ont vu une personne très chère se suicider sans avoir
soupçonné les étapes du cheminement - elle voudra croire
quelques jours, quelques semaines, à moitié, à un très
improbable accident -. Mais Danièle m'a crié au secours, en
clair ; j'aurais pu la retenir au bord de l'abîme, et sauver du
même coup, au moins provisoirement, Virginie, car elle n'aurait
pas mené seule le projet à son terme, et je ne l'ai pas fait.
Vraiment
fini ? Tu ne viendras plus jamais, ma gamine, semer un joyeux
désordre du haut en bas de la maison, demander sans délai un
livre dont tu sais que nous ne l'avons pas, réclamer de l'aide
pour le combat que tu viens d'entreprendre, raconter tes
dernières rencontres et les confidences que tu faisais sourdre
dans le train, dans la rue, au café. Est-ce parce que tu avais
tant de mal à vivre que tu étais si attentive aux souffrances
des autres ? Que tu tirais de tes doigts des feux d'artifice pour
leur faire croire que la vie garde toujours en réserve quelque
surprise heureuse ? N'as-tu pas mérité paix et douceur, là où
tu es maintenant ?
Il y a peu, tu m'as demandé pourquoi la mort rôde dans tout ce
que j'écris. Je me suis dérobé. Devinant confusément ce qui
se préparait, j'avais accepté un inégal partage : tu me
laissais la tâche d'étudier la mort et de feinter avec elle,
comme à l'exercice, et tu l'affrontais en tir réel.
Toi tu te préparais à mourir sans autre raison apparente que le "vice absurde". Et si avec ton amie, vous aviez choisi une méthode que vous croyiez douce et rapide, il fallait vivre tous ces jours séparant la décision de l'acte, en pleine lucidité, sans autre aide que l'alccol et votre bancal accord, puisque ceux qui auraient dû vous retenir, tenter de vous dissuader, restaient aveugles aux signaux de détresse les plus clairs. Nous avons marché des semaines, côte à côte, nous vivants et pleins de projets dont certains vous concernaient, vous tendues vers la mort, à demi-zombis.
Tu as reçu les qualités de ton héros éponyme avec une faille maligne qui les faisait se retourner contre toi. Tu avais une incroyable résistance, tu pouvais marcher toute une nuit sans témoigner de fatigue, mais, gamine, tu t'embrouillais les jambes sans raison et te flanquais par terre ; adolescente, tu ne tenais pas cent mètres sur une mobylette ; adulte, tu emploies ta force à te détruire. Tu gagnais d'emblée la sympathie, étais d'une clairvoyance divinatoire en ce qui concernait les autres, et tu n'as jamais su t'aimer toi-même ni découvrirla ligne qui te convenait et t'y tenir.
Je me rassure. J'arrange les choses à ma convenance. Je décline toute responsabilité dans la décision finale. Mais la non-assistance ?...
"
Vous pensez que je vous juge et vous vous trompez. Vous n'aimez
pas que je me mêle desaffaires et que je vous dise ce que vous
devez faire. Moi non plus, imaginez-vous ; c'est une chose facile
à règler. Vous savez que tout manque de délicatesse dans les
relations humaines me blesse plus profond qu'un couteau... Hier
soir, j'ai pleuré en pensant à vous. Peut-on savoir pourquoi ?
Je ne fais pas sur vous une fixation affective mais je tiens à
ce que vous soyez vous-mêmes heureux, et permettiez aux autres
de l'être.
Car c'est l'image, dans ma mémoire,de notre joie commune
d'autefois qui fait toute ma force. "
Est-ce pour cela que, lors de l'une de tes dernières visites, tu
as repris des photos de ton enfance heureuse ? Ce matin, pendant
les heures où nous avons attendu ce qui reste de toi, j'en ai,
à mon tour, choisi quatre.
[...] Je les ai collées sur une grande feuille et fixées au mur
en face de ton cercueil. Pour qu'elles défient la mort et
l'oubli. Mais les gens qui les aperçoivent en quittant la pièce
n'osent pas s'arrpêter pour les regarder.
Tirer ce drap rouge, forcer le couvercle, voir avec quel visage tu t'en vas à jamais ! On dit que les morts, quelles qu'aient été leurs dernières souffrances, sont beaux et apaisés. J'en ai vu d'effrayants, de terrorisés. Est-ce pour cela que nous avons quité l'hôpital sans demander si nous pouvions te voir ? Est-ce parce que nous avions peur de tes yeux clos, toi dont le regard pétillant peuplait tout l'espace alentour ? Etait-ce pour abolir la mort, en refusant de la regarder ? Je ne sais pas. Mais je sais que je ne regrette pas de ne pas t'avoir revue. Que ce n'est pas un obscur respect des convenances qui m'interdit maintenant d'ouvrir ton cercueil. Que je veux te garder vivante dans ma mémoire. Et de ce souvenir, tirer de fragiles éclats que d'autres aussi puissent voir.
Marcelle
se charge d'écrire. J'admire son sang-froid. Elle m'a dit sur le
ton le plus simple : " J'ai passé mon audition à Marseille
une heure après avoir appris la mort de Danièle. Je me suis
donnée à fond. C'était la seule manière de me prouver que je
l'aimais. " Et encore : " Vraiment, tu es surpris que
Danièle se soit suicidée ? Elle n'a jamais trouvé ce à quoi
elle aurait pu se consacrer. Moi, je suis comme toi, je n'aurais
jamais le courage de l'imiter. Mais ce qui me donne le goût de
vivre, c'est la volonté et l'espoir de faire quelque chose de
valable au théâtre. "
J'ai accepté sans protester la certitude de Marcelle que le
suicide était inscrit dans la destinée de Danièle.
Les hommes en noir se présentent. Tout le monde sort, nous laissant seuls pour le dernier adieu. Ils ôtent le drap rouge et le plient, puis se retirent dans le couloir, fermant doucement la porte. Lise pose la main sur le cercueil. Je me tiens un moment en retrait, puis mets la main à cheval sur la sienne et le bois clair. Une impression de paralysie, c'est tout.
On passe le portail. Devant la maison du conservateur, une petite foule figée. On nous épie. Deux ou trois fois, ici même, j'ai éprouvé ce mélange de commisération sincère et de curiosité malsaine. Je me barde pour ne pas donner prise.
A la bonne saison, je descendais parfois en ville à pied et traversais le cimetière, variant le parcours à la recherche de sépultures originales. Je l'ai dit à Danièle il y a quelques semaines à peine, elle m'écoutait avec cette semi-attention grise qu'elle avait désormais.
A Wilmslow, Claire avait tricoté une très longue écharpe pour Danièle, elle l'a apportée et la tient, repliée, des deux mains. Je la lui prends et demande au conducteur des obsèques de la mettre autour du cercueil : il mange sa surprise et noue l'écharpe maladroitement. Le cercueil est déposé, repris, assuré par des cordes et descendu dans la fosse. Il va y avoir un roulement de tonnerre. Quelqu'un va s'avancer et clamer que Danièle n'est pas morte, ou qu'elle a réussi son passage vers une région où elle trouvera la paix... Le bruit infime d'une motte qui se brise et roule en fragments vers la fosse. Comment fallait-il supplier pour que Jésus ressuscite votre enfant ? Il n'était pas nécessare de croire depuis longtemps.
Les images du cimetière sont restées très précises et je les fais ressurgir à volonté. Mais elles sont comme enrobées d'une fine couche de gélatine et je ne sais pas si je suis dedans. J'ai traversé l'enterrement comme le réveil d'une anesthésie profonde : le temps se dilate ou connaît des contractions soudaines, des impressions vives font place au flou puis au vide. Comment avons-nous quitté le cimetière, comment nous sommes-nous retrouvés à la maison ? C'est pourtant moi qui ai conduit la voiture.
Annie est devenue un temps ma fille. Elle me laisse sa main, nous nous regardons, un peu de Danièle revient.
Ce n'est
que le lendemain en la menant à la gare, que je lui demanderai
son opinion sur ce qui a conduit Danièle à mettre brutalement
fin à son mal de vivre. Elle n'hésite pas : " Vous savez
qu'un de ses amis de Sciences-Po s'est suicidé il y a cinq ou
six ans ? ... Et comment ça s'est passé ? ... Il est monté sur
une fenêtre du huitième étage et lui a dit : " Si tu dis
Chiche, je saute." elle a dit Chiche
!
Quand Danièle, encore sous le choc après plusieurs semaines,
m'a parlé de la mort de cet ami, je voulais tellement qu'elle
s'efforce d'en oublier le souvenir, qu'elle a dû prendre mes
considérations banales pour de l'indifférence ou pour un désir
de me rassurer moi-même, qu'elle m'a jugé indigne de connaître
sa part de responsabilité et incapable de l'aider à assumer.
J'aurais dû me rappeler que la première notion claire qu'elle
ait eu de la mort était indissolublement liée à la souffrance,
au désespoir et à la violence. Elle avait neuf ans, était
seule avec moi lorsque j'ai ouvert la lettre nous apprenant la
mort de Robert, l'ami d'élection qui passait de l'humeur la plus
joyeuse, des inventions les plus échevelées au silence morose.
Sa femme disait seulement qu'il avait mis fin à se jours, ne
pouvant plus supporter ses souffrances. [..] Elle lut la lettre
et me tint la main pendant que je sanglotais doucement. [...]
Danièle a sans doute reconstitué en partie l'épuisante lutte
de Robert contre ses fantômes. Comment n'en aurait-elle pas
été durablement marquée ?
Premier
dimanche après la passion de Danièle.
Les jours précédents aussi veulent être nommés religieusement
:
Un, l'explosion. Deux, la mort solitaire. Trois, la translation
du corps et la veillée funèbre. Quatre, la séparation. Cinq,
la maison dépeuplée.
C'est dimanche et Danièle ne viendra pas. Pas plus qu'elle ne
viendra aucun autre dimanche. Pas plus qu'aucun autre jour,
aucune autre nuit. Sauf peut-être dans les rêves. Qu'ils
viennent, si éprouvants qu'ils soient, apporter l'illusion de sa
présence.
Premier dimanche de l'Après. Et déjà la vie grignote le temps,
qu'on voudrait tout entier occupé par Danièle.
"(Te prolonger dans l'illusion fiévreuse dont la mémoire est porteuse).................. Te prolonger dans le trou noir au fond de moi".
Je lui
dis combien son film m'a ému, que des liens se sont tissés
entre sa Peggy et notre Danièle, la morte d'hier et celle
d'aujourd'hui. Que je traduirai pour lui un texte de Danièle. Il
me prend dans ses bras en me souhaitant courage.
[..] Je viens d'introduire Danièle dans la communauté des
morts, lui ai trouvé une amie qui saura l'accueillir et la
comprendre.
Ou suis-je rassuré à bon compte ?
Lundi.
Les lettres affluent. Nous nous les passons, pas un ne risquerait
la lecture à haute voix. Elles sont souvent longues,
hésitantes, elles laissent les mots rebelles dans leur gangue,
disent leur impuissance à consoler. Certaines ne sont qu'une
phrase, un cri de compassion, une question. Comment Danièle, si
passionnément vivante, a-t-elle pu choisir le noir ! Le fils
d'un ami nous dit qu'il était secrètement amoureux d'elle,
tandis qu'elle jouait au piano la lettre à
Elise. Merci, Danièle d'avoir fait naître
en plein deuil une image heureuse.
Des gens écrivent qui t'ont à peine connue et t'ont sentie
ouverte, sensible, et par là-même vulnérable. Beaucoup nous
conjurent de ne pas nous tenir coupables de ce qui est arrivé.
Comment le pourrions-nous ? Je ne parle pas seulement de notre
cécité des dernières semaines, de mon refus d'entendre l'appel
sans ambiguïté du dernier dimanche. Comptent aussi les défauts
d'attention accumulés pendant les années d'enfance, et ma
stupide fierté d'avoir une fille qui ne soit pas comme les
autres, qui ne veuille pas arriver à tout prix, en piétinant au
besoin les rivaux, mais consacre l'essentiel de ses forces à
recenser les injustices, les souffrances du monde entier et à
les assumer en les laissant colorer sa propre vie d'amertume et
d'impuissance.
Je surestimais ta force ? J'oubliais que tu étais sujette à de soudaines éclipses, que depuis des années tu avais acquis la certitude, bâtie avecune sorte de foi têtue, que tu mourrais jeune. J'oubliais que tu préfèrais toujours, au sortir d'une dépression, une bataille généreuse à ton accomplissement personnel.
Je me reproche de ne pas avoir demandé dans quelles positions on a retrouvé Virginie et Danièle et surtout si les secours ont dû enfoncer la porte. Le contraire prouverait que c'est Danièle qui a sauvé les chats ou qu'elle a tenté de s'enfuir au dernier moment. J'ai la conviction que, même si tu n'as pas pu, tu aurais voulu le faire. J'ai besoin de le croire. Que tu te sois finalement retranchée de nous et du monde de ton plein gré serait insupportable.
Maintenant, quand je ne peux pas dormir, j'ai des hallucinations visuelles. Des amoncellements de nuages, des paysages tourmentés, ou un défilé de visages inconnus. Les images sont très nettes, parfois colorées, mais elles se déforment sans cesse, ou se mettent à tournoyer. Cette nuit, c'est ton visage que j'ai vu, longuement. La Danièle des temps heureux, souriante, lumineuse, les masses de cheveux bouclés séparées par une raie. En gris. Les cheveux se sont raccourcis, du noir a envahi tes traits, qui sont restés nets un moment. Puis les yeux se sont vidés, le nez a disparu, la bouche s'est tordue et tu as dit : " Tu ne veux donc pas savoir comment ta fille est morte !"
Les yeux brouillés, je découpe le texte en trois fragments. On pliera en deux un papier glacé format machine. Sur la première page, la photo encadrée de tes dates d'arrivée et de départ. Sur les autres, ton poème en prose, sans mention de destinataire. J'en ferai tirer un petit nombre d'exemplaires, et nous les donnerons à ceux qui t'aimaient vraiment, te savaient. Ils liront ; un peu perplexes, certains. Reliront, pas tous. Mais ceux qui ne rangeront pas le mince cahier dans le tiroir oubliette le reprendront parfois, et te donneront, un temps, une étincelle de survie.
Si je savais ce que lui faisait endurer son fils ! Je contiens à grand peine ma rage jalouse : il l'a, son fils. Il peut le regarder, l'entendre respirer, s'assurer en le frôlant qu'il est bien là, même s'il refuse le dialogue, les gestes d'affection. [...] Comment ose-t-il comparer ! Je suis injuste envers un homme que guide le seul souci de m'aider dans ma peine ? Je le sais, mais j'en veux à tous ceux qui n'ont pas perdu leur enfant.
Robert a lu Où sont les hippocampes ? mais il ne savait pas que l'hippocampe est devenu pour moi le signe de Danièle, une sorted e messager vers sa présence invisible.
Si elle refusait la vie à l'enfant, ce n'était pas tellement par crainte que ses rêves et la musique fassent oublier à Erasme son travail de père, mais parce qu'elle ne voulait pas que leur petit fût exposé aux mêmes souffrances qu'elle, et qu'elle avait déjà, diffuse, la tentation de quitter cette vie invivable à ceux qui ne savent pas se fermer au malheur des autres. Deux ans se sont écoulés entre le refus de donner la vie à l'enfant et la mort de sa mère, et voilà seulement que je comprends combien la décision fut difficile pour elle.
Nos
filles et Pat sont repartis
Nous sommes face au vide, mais le temps continue à s'inscrire
sur la ligne infinie des abscisses. Avec une aberration de
cauchemar : les valeurs positives sont à gauche du zéro, les
négatives à droite. Point zéro : embrasement, disparition de
Danièle. Avant le zéro, Danièle vivait. Même si cette vie
n'était qu'une tension non perçue vers la mort, elle accrochait
çà et là dans notre monde des paroles sourdes, des regards,
des cheminements qu'on aurait pu déchiffrer. Les retrouver, les
saisir, les peser à leur juste poids est la seule occupation qui
ait désormais du sens. Après le zéro, ne reste de Danièle que
la peau desséchée qu'elle a habitée.
Quelqu'un suggère que la chambre de Danièle, au premier, lumineuse, avec son balcon sur la rue, serait l'idéal. Je sens bouilir la révolte.[...] Je voulais en faire un lieu de recueillement, maintenir en place les livres de Danièle, ses plumiers et ses trousses débordants, ses bagues et bracelets, son oeuf en marbre veiné, et même l'éclairage indirect que Virginie lui avait installé dans une branche morte vertdegrisée. Plus tard, quand ses plus belles photos seraient agrandies, nous les mettrions aux murs. Peut-être Lise me laisserait-elle épingler sur un pan de jute fauve le costume de Pierrot dans lequel Danièle rêvait de jouer un spectacle entièrement conçu par elle.
Une de tes amies, croyant ta décision de mort mûrie et parfaitement libre, nous donne dans une lettre son hypothèse : tu avais le sentiment d'avoirconnu de la vie tout ce que tu désirais en savoir, pourquoi continuer vers l'inéluctable délabrement ? Elle ne te reproche alors, avec des mots très durs, que d'avoir impliqué des voisins dans l'explosion et de nous laisser dans la douleur, le désarroi et la culpabilisation, injustifiée à son avis. Nous devions donc respecter ton choix et, sans t'oublier, ne pas nous laisser envahir et paralyser par ta mort, afin de nous consacrer à nos autres filles. Elle a sans doute à moitié raison. A moitié parce qu'il y avait deux Danièle. Celle dont elle décrit le parcours, émergeant dès l'adolescence, et la Danièle lumineuse, avide d'action, honteuse à l'idée de se détourner d'un monde où il y a tant de torts à redresser.
Je n'ai
que des questions. Comment se creuse la faille entre gens qui
s'aiment ? Comment l'attrait de la mort peut dissoudre les
fidélités anciennes ? Comment tenter de retenir ceux qui
glissent sur la pente ? Que reste-t-il à attendre, après leur
disparition, pour ceux qui les chérissaient et ne croient pas à
la survie ?
[...] Pourtant, c'est de ce jour que date la volonté d'écrire
ces pages, commencées tant d'années plus tard, et d'y mettre
tout ce que je crois savoir. La contradiction est éclatante. Je
n'ai pas voulu parler de Danièle à un petit groupe qui m'aurait
écouté avec sympathie et recueillement, et j'offre l'histoire
de sa vie, de sa mort et de notre lente découvaison à des
inconnus. Je le fais avec l'espoir de prolonger quelque temps
encore sa présence lumineuse et tourmentée.
Il m'était devenu presque facile quand je croyais devoir l'affronter bien avant une de nos filles, d'accepter que la mort signifie disparition totale de l'être comme conscience et action. La mort de Danièle a secoué ma résignation à l'inévitable. Toute honte bue, j'ai assisté à la réunion d'information d'un cercle spirite. La fragilité des hypothèses et des "preuves", la comédie d'un médium, et surtout le pathétique désir de survie des participants, presque palpable dans sa candeur, m'ont fait quitter la salle convaincu de l'inanité de ma fragile espérance. Mais je ne suis pas à l'abri d'une rechute. "Croyez à la métempsychose." L'adjuration de Danièle n'était-elle qu'une invitation à nous ouvrir à l'insolite, un couronnement poétique à son petit bréviaire de l'estivant, ou avait-elle rêvé du retour sous une autre forme avec assez de force pour le rendre possible, contraindre des puissances inconnues de nous à le lui permettre ? Continuerait-elle à nous envoyer des signes, épiant dans l'angoisse si nous les recevons mieux que dans sa vie terrestre ?
Erasme s'était alors retiré au fond du jardin pour y monter son "arbre à paroles". Il avait effeuillé une forte branche en conservant des rameaux, et l'avait fichée en terre. Puis il avait écrit sur des bandes de papier enroulées et introduites dans des bouteilles de bière qui, enfilées sur les rameaux, chargeaient son arbre de poires renversées. Défense de lire avant notre départ. Interdiction respectée bien au-delà de la limite prescrite. L'été a fini, l'automne est passé sans que nous lisions les messages du poète. Un jour d'hiver, j'ai recueilli les bouteilles sous la neige, en ai extirpé les rouleaux de papier : l'humidité avait effacé toute trace d'écriture. Qu'ai-je fait d'autre au long de ma vie qu'attendre qu'il soit trop tard pour déchiffrer les signes offerts par les êtres les plus dignes d'attention ?
"Comment ferez-vous quand je serai morte ?" Nous refusions d'entendre ta question. Tu savais bien que ta pensée ne nous quitterait plus. Mais que voulais-tu ? Qu'elle nous paralyse, fasse de nous des vieillards abouliques, pour donner par-delà de la mort la mesure de ton pouvoir ? Si j'ai bien compris ton dernier regard, il signifiait que tu aurais voulu redéfaire l'irréparable, rester avec nous et continuer d'être ce levain de joie pour tous ceux - presque tous ceux - qui t'approchaient, en dépit de ton tourment intime. Et ce désir naissant, un peu honteux, d'écouter le conseil de Florion au cimetière - me mettre à écrire - que recouvre-t-il au juste ? La conviction que je t'ai, en quelque sorte, incorporée, et que nous serons deux à tenir la plume ? N'est-ce qu'une tentative de salut personnel, camouflée en volonté de te perpétuer, en t'offrant un semblant d'action dn,s notre monde ? Ou bien l'effroi devant ta disparition s'estompe-t-il déjà, aurais-je à demi-accepté de vivre sans toi ?
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Maj 23/11/2003