Jacques A. Bertrand : Le pas du loup (Ed. Julliard - 1995) Roman

- Maman est morte....

Combien de milliards de frères et de soeurs ont prononcé ces mots, dans combien de dialectes ?

Une sonnerie de téléphone, dans la nuit. C'est votre frère. Il dit que c'est grave. Un accident de voiture... D'une voix déjà blanche, vous acceptez le fardeau recommandé avec surtaxe et accusé de réception, vous souhaitez de toutes vos forces qu'on vous ramène trente secondes en arrière mais ce n'est pas possible. Quelque chose se fige en vous tandis que votre coeur prend les devants. Votre champ de vision s'est rétréci, comme un diaphragme : il est minuit passé mais c'est encore trop de lumière. Et en même temps,- comme une vrille qui troue le noir de la nuit, qui irait chercher quelque chose au fond de la mémoire humaine - une ancienne vérité encore à apprendre et toujours sue, incroyable, inexorable... "- Oh, non". Vous la refusez, comme des milliards de frères et de soeurs avant vous. Mais la vieille vérité a déjà infiltré vos artères, elle s'installe au creux de vous comme un coup de poing à l'estomac au ralenti, elle pèse déjà le poids des montagnes. Vous savez que vous dites non, que vous ne le croyez pas, que c'est vrai. Vous essayez de gagner du temps sur l'éternité.

La souffrance vous paraît intolérable, et vous n'avez pas encore commencé à souffrir. Vous vous révoltez. Vous proférez de pauvres blasphèmes : "- C'est injuste... Pourquoi elle ? " Le téléphone est près de la porte d'entrée, vous ouvrez pour vomir sur le perron.

Et maintenant, vous appelez la douleur, qu'elle recouvre jusqu'à votre angoisse, qu'elle vous submerge, qu'elle vous noie. Vous aspirez à glisser dans le courant, à vous laisser emporter par le grand fleuve de la détresse, avec tous vos amours nageant autour de vous. Souffrance humide. Après, bien trop tôt, viendra le temps de la douleur sèche et intermittente. Moins lourde, moins éprouvante, moins exaltante. Incurable. Qui vous sussurera, à un arrêt de bus, au bord de la mer, au fond du jardin, au milieu d'une soirée de fête... le mot de la fin. De la fin de tout. De votre fin.

J'écris ce livre pour te dire adieu, Jeanne. Pour chanter l'horreur et la fulgurante beauté, la petitesse et la grandeur de vivre. La grande peur du vide. Le miracle de l'instant. Pour gueuler, pour pleurer et pour rire. Mon blues.

 

Vous rallumez le feu. La vérité commence à s'installer en vous par flashes, un centième de seconde à la fois. Vous ne la reverrez jamais plus, ne la toucherez plus, ne l'embrasserez plus, maintenant vous serez toujours d'acord avec elle.

D'admettre que sa mort est réelle vous prendra plusieurs mois, et, bien après, quelquefois, vous vous surprendrez à avoir envie de lui raconter quelque chose ("je vais le dire à ma mère"). Et même de lui raconter son enterrement.

Quand je rallume le feu dans la petite cheminée de briques anglaises, je prie. "-N'aie pas peur, petite mère, n'aie pas froid." je n'ai plus que des paroles à offrir, de misérables paroles dont personne ne voudrait dans un discours et j'appelle ça prier.

 

Six heures. Vous avez passé cinq heures à pleurer doucement, à vous lamenter, à invoquer un Destin, à laisser remonter des souvenirs, à revivre les dernières heures de sa présence devant cette cheminée... Vous pourriez aussi bien rester des jours durant à tisonner le feu, en prenant peu à peu conscience que vous allez désormais devoir mesurer la vie à d'autres aulnes, que vous ne pourrez plus aussi facilement vous fonder sur le mirage des agendas.

 

Ce n'est pas que la mort proche vous rende les choses irréelles mais elle élargit l'horizon ; mille détails de la vie quotidienne redeviennent ce qu'ils ne devraient jamais cesser d'être, des détails.

 

Nous réécoutons sans arrêt une chanson belle et triste d'une musicienne celte. La chanson parle des vents et dit que le monde tourne et tourne, avec tout ce que nous savons et que nous avons toujours su, et qu'il faudrait que nos paroles soient d'or et nos rêves sans cesse nouveaux pour que le ciel au-dessus de nous, paraisse Carribean Blue...

Carribean blue. C'est une sorte de valse incantatoire, rythmée, lyrique, d'une douceur tragique propre à la musique celtique. Que serions-nous, quel fond de désespoir n'atteindrions-nous pas, sans la musique et la poésie, la musique de la parole, qui nous aident à égrener les trop-pleins d'amertume, de souffrance ou de nostalgie et se gravent en exergue de tous les chapitres de notre mémoire ? Il suffira d'évoquer le fragment d echant en exergue pour rendre la vie au chapitre tout entier. Ta mort sera toujours bleu caraïbe.

 

Les fleurs partout. Sur le parvis, le cercueil et les marches de l'hôtel, des hommages, des prières de fleurs. L'odeur de l'encens, cette solennité dans l'air. Et l'encens des paroles. Celles des jeunes femmes de la famille. Celles du prêtre qui oublie le dogme et parle d'amitié. La main de votre tante sur votre épaule, quand le rite, après vous avoir soutenu, vous coupe les jambes, vous brouille la vue, fait céder en vous le barrage des pleurs et de la désolation. Maman est morte.

Et la musique.

Elle monte. Doucement. Un soupir qui sourd du fond du choeur roman et qui s'amplifie, résonne, suit les voûtes, s'écoule sur vous, puis semble vous remonter comme une marée, vous serre le coeur, la poitrine, la gorge.

Et puis vous ouvre.

 

C'est sur cette musique, qui vous dit que vous mourrez aussi et qui vous emplit en cet instant d'une imense compassion pour ce monde, que vous lui dites adieu.

Vous la porterez en vous, avec son visage, sa multitude de visages, avec cet océan d'angoisse et cette lueur de joie, inespérée, qui vous tire des larmes de reconnaissance, avec la petite musique funèbre de Mozart, l'Ave Maria de Schubert, des fragments de peintures rupestres, des bouts de poèmes ou de chansons, des paroles de romans, en guise de prières... Et tout cela vivra en vous, jour et nuit, au rythme d'étranges flux - votre part d'aventure humaine - tant que vous verrez un bout de chemin.

 

Nous avons besoin de rites. De cérémonies. De tenir un rôle. De jouer. Dès que nous nous interrogeons sur ce que nous sommes, nous jouons. Alors, autant bien jouer. Mieux cerner le rôle. Affiner le jeu. L'écrivain navajo Leslie Marmon Silko fait dire à un vieil homme-médecine : "A une époque, les cérémonies telles qu'on les avait toujours exécutées suffisaient pour le monde. Mais après l'arrivée des Blancs, les éléments de ce monde commencèrent à se transformer et il devint nécessaire de créer de nouvelles cérémonies..." Oui - appelons les "Blancs" -, les Blancs sont arrivés. Créons de nouvelles cérémonies.

 

Vous avez besoin d'être heureux un moment. Heureux de ce qu'elle était, de tout ce monde qui l'aimait et qu'elle aimait, heureux avec elle encore...

 

On ne peut pas imaginer la mort mais elle pénètre en nous par images, par surprises, comme de vieilles photos vaguement ridicules qui s'échapperaient d'un gros album jamais ouvert - notre propre histoire.

 

On s'habitue à tout. Au roulis, à la tempête, au calme plat, au bonheur, au malheur, aux rhumatismes. Le temps nous console de tout et, lorsque nous en prenons conscience, cette consolation même nous plonge dans une sorte de tristesse vague, grise, à peine amère - qui est une forme dégradée du désespoir, la pire peut-être, celle qui se refuse absolument à dire son nom. Car le désespoir qi dit son nom dit, en même temps, le noyau d'espoir qu'il contient, sa négation, la pierre philosophale de sa métamorphose - comme un appel, comme un aveu.

 

Je me surprends à vouloir te téléphoner. Instantanément, je me souviens. C'est idiot. Cette souffrance de ne plus pouvoir te téléphoner, jamais, est plus réelle que celle de ta mort. Je ne suis pourtant pas de ceux qui refusent de reconnaître les faits. Je n'ai pas d'illusions sur eux mais je ne les nie pas. Et, quelque part le long de la frontière en pointillé de ma conscience, je persiste à vouloir te rendre la lune et quelques centimes, te faire lire un chapitre de mon livre...

 

J'aurais peut-être eu le temps de te dire que je t'aime par-dessus les toits, par-dessus le monde, par-dessus tout. Par-dessus moi. Par-dessus toi. J'aurais eu le temps d'apprivoiser - un tout petit peu - ta mort. Et de comprendre - un tout petit peu mieux - l'amour.

La vie continue. Désespérément identique et radicalement différente à la fois.

 

Nous restons seuls avec nos étoiles de porcelaine. On nous a cassé nos jouets. Quelqu'un a changé la règle du jeu. Nous allons devoir jouer quand même. Il est trop tard pour sortir du jeu. Il a toujours été trop tard.

 

Je dois accepter ta mort. refaire un peu la paix avec la vie..

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Annabel Buffet : Post scriptum :

Un éclat dans sa tête. C'est étrange la vie... tu es parti sans moi. tu ne m'as rien expliqué et tu as eu raison puisque je savais la cause de ton départ. Reste que tu t'es suicidé et c'est moi qui suis morte ce jour-là.

Six mois et demi se sont écoulés et tu me manques tellement. La vérité est que je ne sais pas vivre sans toi, alors je fais semblant d'être. C'est épuisant de feindre sans cesse. Je suis si seule face à l'insondable vertige qu'est la solitude affective. Je me demande parfois si quelqu'un peut comprendre ce que je ressens. J'en doute. Mes enfants, mes amis essaient de m'aider ; cela m'émeut sans toutefois m'être d'un grand secours. Le bonheur est une aventure individuelle ; il faudrait que je le désire pour qu'il ait une chance de renaître, or dans l'immédiat je patauge dans le vide ; amputée de toi je suis en manque...

 J'ai déjà assez de mal à assumer les jours les uns après les autres. Je deviens de plus en plus indifférente à l'extérieur. Je me cramponne aux petits détails qui embellissent mon quotidien ; grâce à eux, je me sens encore vivante ; il m'arrive même de rire des pitreries des chiens, de m'attendrir face à la beauté du paysage, d'admirer les chants d'oiseaux.

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Maj 28/07/2003