Laure Adler : A ce soir (Ed. Gallimard - 2001) Témoignage sur la mort de son fils Rémi
Ceci n'est pas un récit. C'est une tentative de raccomodement avec le monde. Les mots vont-ils rendre possible le rapprochement du soi avec le je ? Les pauvres mots. Les mots écrits, les mots parlés, les mots entendus, les mots dérobés, les mots qui circulent à votre insu, les mots qui ne vous sont pas destinés, seul ce bain de mots m'a tenu en vie.
Alors, avec cette lourdeur assumée, cette idiotie conquérante, cette légèreté aussi que donne le malheur, qui, que vous le vouliez ou non, vous situe ailleurs sur l'échiquier du monde, et hors d'atteinte, d'une certaine façon, comme une scaphandrière sans beaucoup d'oxygène, et sans aucune préparation respiratoire, je descends, ou plutôt je m'enfonce, au fond de la nuit.
Je n'écris pas pour me souvenir. Je n'écris pas pour apaiser la douleur. Je sais depuis dix-sept ans que la douleur est et demeurera ma compagne. Je vis avec elle. Je la tiens en laisse. Quelquefois, elle me bouscule et me fait tomber. Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille. Ce poème que j'ai découvert, comme tout le monde à l'adolescence m'a habitée, dès la première lecture. J'avais eu l'impression de l'avoir compris biologiquement. Aujourd'hui, je sais que Baudelaire a raison. La douleur est bien quelque chose de vivant, de concret, de palpitant, de turbulent comme un grand chien fou qui, en s'amusant, peut vous enfoncer sans crier gare ses crocs jusqu'au sang.
J'écris pour tenter d'approcher avec des mots cette forme vide en moi, la circonscrire, comme un chasseur doit, pour savoir tuer, connaître son territoire. Mon fils est mort et je suis encore vivante. Vivante ? A jamais divisée entre le je et le elle, épuisée quelquefois de mettre mon énergie à donner l'apparence. Nouée, tendue. Pleine de cailloux à l'intérieur et de plaques à l'extérieur. Chaque nuit mes machoires travaillent à mon insu pour creuser mes dents. Non, je ne porterai pas d'appareil, pas plus que je ne prendrai de médicaments. Je ne suis pas une handicapée de la société, une adepte du Tranxène,une somnambule irresponsable. Je suis une mère vivante qui a perdu son enfant et qui est redevenue mère deux fois, mère de deux filles qui ont un petit frère. Non, maman, ne dis pas petit frère, il serait aujourd'hui bien plus grand que nous.
J'écris pour mettre à distance et tenter d'apprivoiser le temps. Vous verrez avec le temps..., m'avait dit une vieille dame croisée à l'hôpital après les formalités. Elle croyait me consoler. Mensonges et infamie. Avec le temps, justement, rien ne s'efface, rien ne s'adoucit. Bien au contraire. Comme si le corps pouvait oublier la place du bébé à l'intérieur et les bras à l'extérieur qui lui formaient un nid. Le temps ne change rien. Et c'est mieux ainsi. A quoi bon faire croire aux mères qu'elles pourraient, comme ça, comme des dames chats aux nombreuses portées, partir et déserter ?
Ces lignes, aujourd'hui parce que je suis encore vivante, et que j'ai survécu à mon enfant. Toute mère dans ce cas se sent coupable, probablement, d'être encore au monde, de ce monde. Ces lignes, aujourd'hui, parce que je ne me suis pas laissé happer par la mort, ce treize juillet, à ce carrefour du chemin des Masques sous l'étoile Texaco. Ces lignes comme signe de vie et dans l'espoir que la vie que je lui ai donnée est celle qui continue en moi.
Je ne peux qu'écrire sa propre histoire avec la certitude que, dans l'emportement de ce malheur, l'embrasement devienne collectif. Nous avons tous le même destin dès que nous sommes au monde : vivre
Fait-on d'ailleurs attention au monde qui vous environne en temps "normal" ? Non. On vit dans le flux continu d'une répétition bienheureuse. La sensation d'une coupure envahira désormais ma perception des êtres et des choses. Coupure à l'intérieur de moi-même, coupures sur la surface de la peau, je n'arrêterai pas de me couper pendant toutes ces semaines, des toutes petites coupures qui suintaient et ne cicatrisaient pas..
Les parents , sans doute, sont incapables d'entendre et, plus encore, de comprendre. Mais le silence, ici, est une forme de mépris. Pire, il décuple l'angoisse, alimente toutes les frayeurs. Si les médecins ne vous disent rien, c'est que c'est encore plus grave que ce que vous pouviez imaginer.
Ils avaient même, sans nous prévenir, coupé l'enfant de nous. Plus jamais le prendre dans mes bras. Plus jamais la tête contre l'oreille gauche, la bouche qui embrasse. Plus jamais nous deux ventre contre ventre, et les pieds qui battent de bonheur dans le vide.
Tout cela était nécessaire, crucial même. Comment ne pas le reconnaître ? Mais pourquoi n'avoir rien dit, rien expliqué ? Ne pas nous avoir fait partager les doutes et les espoirs dont dépendaient le sort de notre fils ?
La chute dans le vide, voilà ce qui nous était réservé.
Cette impression magique, cette croyance absolue qu'être à côté de l'enfant le protège de la mort me poursuivra jusqu'à la fin. Plus tard, en parlant avec des parents dans la même situation, j'apprendrai que nous avons tous vécu dans cette commnion du corps à corps, dans cette présence partagée qui empêche le surgissement de l'irréparable. Lui, nous ensemble. Dehors les machines, dehors les médecins. Pour lui les médecins et les machines, mais pas le cercle de vie nourricière.
Pourquoi ne nous avoir rien dit ?
Pourquoi ne nous avez-vous pas questionnés ? ont-ils répondu, quand je suis revenue un an après, poser ces questions désormais inutiles.
Parce que je n'en avais pas la force. Parce que les mots, alors, ne servaient pas à cela. Parce que les mots, tous ces jours, nous n'en prononcions que très peu. Parce que l'angoisse rend muet. Parce que, aussi, nous n'avions pas envie de savoir. Nous ne voulions pas de leur vérité.
Je me place dans la zone d'ombre. Pourquoi écrire aujourd'hui alors que chacun tente d'oublier, de ne pas dire ? Parce que le temps ne fait rien à l'affaire, n'efface aucune blessure. Parce que la douleur peut aussi devenir une morale. Parce que la douleur n'est pas une compagne, mais une ennemie sans fierté qui tente toujours de vous séduire par le bas.
Vivre avec la mort de l'enfant. Ne plus la cacher. Ne pas l'exhiber non plus. Comment trouver la mesure ?
Stupéfaction des gens qui me connaissent quand quelqu'un me demande combien j'ai d'enfants. Certains osent : mais il y en a un de trop. Avoir au temps présent. Mon fils mort est le frère de mes enfants vivants.
Après la mort de mon fils, je pensais que la mort viendrait me chercher à mon tour, que je ne pourrais m'y soustraire. Je n'en aurai jamais fini d'expier d'être vivante, moi qui ai donné la vie à un être qui a été, lui, privé de la vie.
Dès l'accident, je me suis sentie coupable. Il m'a fallu du temps, pour oser l'avouer, et, comme, aujourd'hui, le revendiquer.
Pour les protagonistes du drame, le temps semble suspendu. Bien sûr la vie continue. Nous ne pouvons faire l'économie du présent. Il nous arrivait même d'espérer l'avenir en y croyant. Mais nous - cette communauté désignée par le destin pour endurer la plus grande des injustices - nous, cette tribu silencieuse et honteuse, sommes toujours écorchés vifs. Les blessures de nos mémoires sont toujours béantes. Quoi que nous fassions.
Je m'installe dans le lit avec des couvertures - malgré l'été, je tremble de froid - et je lis. Des livres que je connais par coeur. Un ami, aujourd'hui disparu, m'avait expliqué un jour qu'il ne lisait plus que les auteurs qu'il connaissait et qu'il se refusait à ouvrir les nouveautés. De ce rabâchage questionnant, il ressentait une forte exaltation. Je comprends ses raisons.
Toujours cette incantation magique, cette croyance que l'être-ensemble protège, défie le destin.
Le samedi matin, les parents avaient le droit de venir plus tôt. Le professeur s'est arrêté dans la chambre de notre fils. Il l'a contemplé longuement, avec amour et même admiration. Je savais qu'il appréciait sa manière de lutter. Un grand professeur peut éprouver de la considération pour un petit enfant. Curieusement, il n'a pas tâté son pouls, n'a pas vérifié les courbes des machines. Il l'a embrassé et nous a proposé de le suivre dans son bureau, il nous a fait asseoir, nous a demandé de poser nos mains sur la table de fer. Il a pris nos quatre mains qu'il a enveloppées dans les siennes. Puis il a levé les yeux et, le regard embué de larmes, nous a annoncé que c'était fini.
Comme une mouche qui se cogne contre la glace sale. Dans le dehors du monde, je tente de m'évader. Dans la cage des poumons, l'ombre interne déploie, victorieuse, ses maléfices.
J'ai demandé au professeur s'il accepterait d'arrêter les machines. Il a accepté. Il m'a dit que notre fils pourrait s'endormir tout doucement, sans souffrir. Il l'a promis. Nous sommes entrés dans sa chambre. J'ai le souvenir de ce rayon de soleil qui traversait le couloir, du silence dans le service, d'un oiseau qui n'arrêtait pas de chanter. Notre fils dormait déjà. Nous lui avons tenu la main. Moi je priais. Long moment empreint de douceur, de respect. Une communion des âmes ? Le professeur s'est levé, a mis les mains sur ses yeux. Une heure plus tard, il nous a fait sortir par une porte dérobée.
Nous étions à la porte de l'hôpital et nous ne voulions plus rentrer dans l'appartement qui n'était déjà plus notre maison. Nous devenions des vagabonds chassés par la douleur.
Vivre après... Car il y a une suite après la fin...
Vivre après, avec la force de son amour, intacte par-delà les jours, et qui nous amène à vouloir parler, même s'il n'y a pas de mots - chacun en fait l'expérience - capables de dire la séparation, l'absence, le manque qui vous déchire.
Vivre après, dans l'espace abandonné par la mort qui, elle, ne fait jamais défaut, ne vous laisse plus en paix, a vite fait de vous murmurer, à sa façon, un A ce soir qui résonne comme une menace.
Vivre après, quand le voile de l'inquiétude obscurcit la lumière du jour.
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Maj 19/08/2003