Olivier Adam : La messe anniversaire ( Editions L'école des loisirs - 2003 )
Titou
Une femme
est entrée. C'était la mère de Caroline. Elle a salué la
secrétaire et s'est installée à l'autre bout de la salle
d'attente. Elle avait toujours cet air fatigué, vieilli. Elle
m'a fixé et j'ai fait mine de me replonger dans ce vieux
magazine. J'essayais de garder les yeux baissés. Je n'osais pas
la regarder.
Sa fille était morte
Caroline était morte. Ca m'avait fait un mal de chien, ça
m'avait flingué pour de bon.
Caroline était morte. C'était un accident. La faute à personne
ou à pas de chance. Juste un mauvais coup du sort, un hasard
dégueulasse, un désastre.
Sa mère le savait mais quand même, moi comme les autres, tous
ceux qui étaient présents ce soir-là, lorsqu'elle nous
croisait, elle nous fixait bizarrement, dure et comme hagarde.
Comme prise d'une sourde colère, d'une rage muette.
On aurait dit qu'elle nous accusait de quelque chose.
Caroline
est morte. Ca fait un an jour pour jour.
Je me souviens des hurlements quand elle a basculé. Elle
tournait le dos au vide, assise sur la grille du balcon. Elle se
balançait doucement, sur la musique, d'avant en arrière. Il y
avait, qui provenait du salon, le murmure des conversations, le
bruissement des rires et le tintement des verres entrechoqués.
elle est tombée.
Sept étages, comme ça à flotter dans l'air, à chuter à toute
allure.
Sept étages pour voir sa vie défiler et se retrouver
démantibulée sur le béton.
Le bruit que ça a fait, l'impact de son corps sur le sol, je ne
l'oublierai jamais.
On n'avait aucun moyen de joindre les parents. Personne ne savait où ils pouvaient bien être. C'était impensable. Inimaginable. De se dire que leur fille était morte et qu'ils n'en savaient rien.
Les
parents de Caroline ont fini par se pointer. Alex s'est avancé
vers eux, d'où j'étais je n'ai pas pu entendre ce qu'il leur
disait mais ce dont je suis sûr, c'est de les avoir vus devenir
de vrais fétus de paille, des bouts de chiffon, de matière
liquide et rien d'autre.
La mère a hurlé, le père ne pouvait pas bouger, c'était
horrible.
Ca fait un an maintenant.
En y repensant aujourd'hui, le Doc à qui j'ai raconté l'épisode, avait raison. En disparaissant, je souhaitais surtout me rendre intéressant, susciter l'inquiétude d'Alex et le remords de Léa. C'est ça que je voulais, qu'ils s'inquiètent à s'en ronger les sangs, à s'en bouffer les dents. Bien plus que partir j'aurais voulu disparaître, être invisible et les regarder souffrir de mon départ. C'était pas brillant je sais bien, pas beaucoup plus malin que de vouloir mourir pour punir ses parents quand on est gamin. Pas plus malin que ces trucs qu'on imagine alors, voir nos parents souffrir à notre enterrement, voir souffrir tous ceux qui passaient sans nous voir.
La mère
de Caroline lui a dit au revoir. Elle s'est approchée de moi. Je
la trouvais lourde et fatiguée, comme s'il lui était devenu
pénible de seulement porter son propre poids.
Elle m'a dit que samedi, à l'église du centre, une messe serait
dite en mémoire de Caroline.
Elle a ajouté qu'elle aimerait que je sois là, ainsi qu'Alex,
Sophie et les autres. Elle ravalait difficilement sa salive en
disant ça.
Elle m'a serré dans ses bras et j'ai dû mordre mes joues pour
ne pas fondre en larmes.
Sophie
Mon ange,
Je t'écris et c'est idiot. C'est comme si j'étais folle.
Ca fait un an.
Un an jour pour jour que tu es morte et je me demande si je suis
la seule à m'en souvenir.
Les autres je les vois de temps en temps, au lycée. Je les
croise dans le parc. Parfois dans des soirées.
On se voit moins qu'avant. On a tous été éparpillés. Il y a
trente classes de seconde. Et pus Marilou est à Calais
maintenant.
Enfin, tu sais déjà tout ça.
Enfin, tu ne sais rien de tout ça.
Tu es morte et vraiment, c'est une chose impossible à réaliser.
Peut-être
qu'eux aussi ils y pensaient. Je ne sais pas. On s'est donné des
nouvelles sans importance. Des histoires de profs, d'interros, ce
genre de choses.
Je m'en fous tellement de tout ça. A aucun moment nous n'avons
parlé de toi. Pas même une allusion. Ils étaient comme
d'habitude, comme si ces jours-ci n'étaient pas des jours
spéciaux. Des jours de deuil. De mémoire. De souvenirs. Des
jours inconsolables.
Ils souriaient, ils blaguaient et ça m'a rendue furieuse.
Je t'écris, à quoi ça rime ? Je t'écris c'est tout.
Je t'écris parce qu'on s'écrivait, toutes les deux. On
n'arrêtait pas de s'écrire. On s'envoyait des mots, des
lettres. Des cartes, des textos. C'était devenu une drogue à la
fin d'attendre tes textos, d'éclater de rire en les lisant, de
chercher une réponse à la hauteur, qui te fasse rire.J'aimais
tellement ton visage d'ange et tes yeux quand tu riais, je
t'aimais tellement.
Après
l'accident, certains ont parlé de suicide. Evidemment c'était
idiot, moi j'étais là, je t'ai vue et c'était horrible. Tu
étais assise sur la grille. parfois tu décollais légèrement
les pieds pour te balancer, à cause de la musique qui venait du
salon. Moi, je fumais ma cigarette, je regardais en bas les
voitures garées et le béton, les types qui glandaient sur les
escaliers. Je regardais ça et j'ai entendu ton cri.
Ton corps, je ne sais même pas si je l'ai vu durant la chute.
Tout est allé si vite, on s'est précipités dehors, on a
dévalé les escaliers.
On n'a pas eu besoin d'approcher trop près pour comprendre.
Quand même, cette histoire de suicide, ça a mis du temps à
sortir des têtes. Il faut dire que ce soir-là, certains t'ont
vue pendant les slows. Tu dansais avec Alex et tu as voulu
l'embrasser. Il s'est reculé et t'a laissée plantée là au
milieu du salon, plantée comme une conne sur le linoleum, au
milieu des meubles tristes.
Ils sont cons quand j'y pense.
Si on devait se suicider chaque fois qu'on se prend un râteau,
je serais morte une bonne vingtaine de fois, pas vrai ?
Aujourd'hui,
ça fait un an que tu es morte.
C'est tout.
Un an et je ne m'en remets pas.
Et je ne m'en remettrai jamais.
Et même je ne veux pas m'en remettre.
Je ne veux pas.
Je veux rester triste à en crever et malheureuse comme une
chienne de t'avoir perdue, d'avoir vu ton corps sur le sol,
d'avoir hurlé en voyant ça et aussi le cercueil qu'on faisait
descendre dans le trou en terre.
Je ne veux pas m'en remettre.
Les autres disent que j'en rajoute.
Les profs disent ça, que c'est une bonne excuse pour ne rien
faire, cette histoire de deuil qui ne passe pas. Que j'en profite
pour ne plus rendre mes devoirs, répondre et être insolente, ne
plus rien foutre.
Je t'écris et c'est calme. J'ai l'impression de te parler, je sens que tu m'écoutes. je sais bien que c'est totalement débile. Je sais bien que tu n'existes plus, que tu n'es plus rien que de la chair pourrie et bouffée par les vers.
Quand les pompiers sont arrivés j'étais là, penchée sur toi qui étais morte et ensanglantée. Défigurée et je ne te reconnaissais pas. je te regardais et c'est comme si ce n'était pas toi mais une autre qui étais morte. Une autre qui portait tes habits et qui faisait ta taille et qui avait tes cheveux.
Ca
fait un an aujourd'hui. Je me répète ça et ça ne veut rien
dire. Un an ou pas, je pense à toi tous les jours.
Samedi, une messe sera dite. En ton souvenir. Je ne sais pas si
j'aurai la force d'y aller. je crois que oui. Je crois que c'est
important.
J'aimerais qu'on soit nombreux.
J'aimerais qu'on soit tant à ne pas t'avoir oubliée, qu'on soit
tant à ne pas se remettre de ta mort.
J'aimerais qu'on pleure doucement, qu'il y ait des fleurs
J'aimerais qu'on passe cette chanson, Le
vent nous portera. Qu'on la chante tous
ensemble.
J'aimerais que le prêtre parle de toi en souriant, qu'il dise
juste que tu aimais la vie, que tu étais joyeuse et légère.
J'aimerais cela.
Qu'il dise que tu étais légère. Et comme cette légèreté
était un cadeau, comme elle m'aidait à vivre, moi qu'un rien
aurait pu briser et tu vois, je suis brisée.
Et ce qui m'a brisée ce n'est pas rien. Et c'est irréparable.
Un jour chez Titou, en fouillant dans ses disques, je suis
tombée sur un de ces chanteurs dépressifs qu'il aime tant et il
y avait ces phrases :
Le deuil n'existe pas. On se souvient. On se
souviendra toujours de tout. dans les moindres détails.
Ces phrases, je ne cesse de me les répéter. C'est comme un
vu que je forme. Un souhait, une croyance, un talisman. le
deuil n'existe pas et je ne t'oublierai jamais.
Je crois qu'au fond en t'écrivant, ce soir comme tant d'autres
soirs auparavant, comme tant d'autres soirs à venir, c'est juste
ça que je voulais te dire. Le deuil n'existe pas et je ne
t'oublierai jamais.
Nico
L'appartement d'en dessous, c'était celui de Caroline. Ca me faisait vraiment bizarre, ces soirs où je la raccompagnais, de laisser mon vélo en bas de la tour, de monter les mêmes escaliers, de gravir les sept étages et de passer devant sa porte, d'entendre le bruit du téléviseur, parfois même la voix d'un de ses parents, d'imaginer qu'ils continuaient à vivre là-dedans, tous les deux tout seuls, ses parents, d'imaginer le silence que ça devait faire au milieu de l'appartement, l'épaisseur du silence incroyable que ça devait faire, l'absence irrémédiable de Caroline.
Il
faisait un peu frais et nous sommes rentrés. Ma mère est
montée se coucher. J'ai pensé qu'elle devait se sentir seule.
J'ai pensé à cela, je n'y pensais jamais. J'ai pensé qu'elle
devait être morte au fond. Un petit peu morte. Pas complètement
mais un petit peu morte, comme moi je l'étais. Morts tous les
deux de la mort de papa. Je me suis dit ça, qu'on mourait chaque
fois un peu, quand les autres mouraient, quand ceux qu'on aimait
mouraient, comme si au final nous n'étions constitués que de
ça. Des gens que l'on aime. Juste ça qui nous fait et un noyau
au milieu. Un noyau dur et sec.
Et c'est nous ce noyau.
C'est pas grand-chose au final.
On est peu de chose, au final.
Marilou
Je
me suis avancée sur la digue. Elle s'enfonce longtemps dans la
mer et au bout on croit pouvoir toucher du doigt les énormes
ferries qui s'éloignent, traversent la Manche.
La mer battait fort sur le ciment. Les chalets alignés étaient
blancs sous la lumière précise.
En marchant, mes mains se sont jointes. Et c'était une sorte de
prière, d'avancer comme ça dans la mer, les mains jointes
collées contre ma poitrine.
Une prière pour elle, Caroline.
Toujours je viens ici, sur cette digue, quand je veux penser à
elle. C'est comme un rituel et même les dimanches, quand au
retour du cap Gris-Nez, après qu'on a surplombé la mer et le
sable étale durant des heures, après qu'on a avalé le vent par
rafales, on s'arrête le long de la grande plage, avec papa,
Sylvie et les filles, et qu'on marche sur la digue en suçotant
nos glaces, qu'on va voir les bateaux de plus près, et que les
filles déchiffrent l'inscription, toujours la même, les grosses
lettres marine de SEAFRANCE, même ces jours-là avec eux, je
marche en pensant à elle, sur cette digue, ce long ruban qui
s'enfonce dans la mer.
Hier, quand j'ai vu le petit carton, la croix grise sur la droite, les mots qui étaient marqués, j'ai senti comme un vertige. Ca faisait déjà un an et je trouvais cette expression si incongrue : une messe anniversaire. Et puis aussi ça m'a émue de recevoir ça ici, que quelqu'un ait pensé à me prévenir. J'ai regardé au dos de l'enveloppe. C'étaient ses parents qui m'avaient envoyé ça. Je me suis demandé comment c'était possible pour eux d'avoir pensé à moi. D'avoir pensé à m'avertir.
Non, je ne savais pas pour les autres. Je veux dire s'ils seraient présents, s'ils viendraient. C'était difficile. Après sa mort, on n'en a pas parlé, de Caroline. On est tous restés seuls avec notre peine, on a rien partagé. Même l'enterrement, ça n'a pas suffi.
Au
cimetière il faisait une chaleur à crever. C'était comme une
ironie pas drôle, ce plein soleil qui brillait pour la première
fois de l'année, qui cuisait nos peaux et faisait luire le
marbre gris des tombes alignées. Autour de la fosse, il y avait
d'abord la famille et nous derrière, et puis derrière encore le
reste de la classe, les profs et même le proviseur. Un frisson
d'horreur a parcouru l'assemblée lorsqu'on a vu le cercueil
descendre.
Sophie était derrière moi, je me suis retournée, je l'ai
serrée du plus fort que j'ai pu, son corps entier tremblait,
elle gardait les mains contre son visage, on aurait dit qu'elle
se griffait, qu'elle essayait d'arracher des lambeaux de peau ou
bien ses yeux.
Je me souviens de cette rose. Comme elle est tombée sur le tas
de roses. Au fond de la fosse. Sur le bois verni. Puis nous avons
fait la queue, pour présenter nos condoléances aux parents de
Caroline. Je tenais Sophie. Vraiment je la tenais, j'étais sûre
que si je la lâchais, elle s'écroulerait. Et moi-même je n'en
menais pas large. On s'est présentées toutes les deux. La mère
de Caroline avait des cernes si sombres, et son visage était
ravagé. Son père gardait les dents serrées, on ne lisait rien
sur son visage, on aurait dit qu'il n'était pas là, on aurait
dit qu'il portait un masque.
On aurait dit qu'il était mort.
On était en face d'eux, et rien ne sortait, aucun son, aucun
mot, des mots, il n'y en avait pas, pas de mots pour ça.
Alors on les a serrés dans nos bras, l'un après l'autre, le
père de Caroline tremblait, d'énormes soubresauts faisaient
tressauter son grand corps massif.
[...]
où demain, je l'espère, nous serons réunis, mes amis du
collège et moi, pour nous souvenir de Caroline. Nous souvenir
tous ensemble que personne, personne ne l'oublie.
Être ensemble et penser à elle, simplement.
Je
pensais à Caroline aussi, à demain, à la messe anniversaire,
à ceux qui seraient là, j'espérais au moins voir Sophie,
Titou, Alex et NIco.
J'avais peur de ce qui allait se passer, j'assayais de me
rassurer, de visualiser l'église et le prêtre, les mots qu'il
prononcerait, le temps qu'on passerait ensuite sur le parvis à
se parler dans un grand murmure et à s'étreindre.
J'avais peur de flancher, d'être submergée par la tristesse et
l'émotion.
J'avais peur aussi de ne rien ressentir, de ne pas ressentir les
choses au bon moment, de paraître insensible et de fondre
après, une fois les autres partis, une fois seule.
J'avais peur des mots qui allaient être prononcés, j'avais peur
que rien ne soit à la hauteur. Je savais que ça serait le cas.
Je savais cela et aussi que ça ne comptait pas. C'est toujours
pareil avec les cérémonies, ce qui compte c'est d'être
ensemble. Ce que raconte le prêtre, les rituels débiles et
abêtissants, rien de tout cela ne compte. Ce qui compte, ce sont
les gens qui sont là, et leur chagrin, et leur mémoire, et leur
deuil inguérissable.
Ce qui compte, c'est Caroline.
Et Caroline, elle n'existe plus que dans nos têtes, dans nos
souvenirs et dans nos larmes.
Pour le reste, elle est perdue.
Nous sommes sa seule mémoire. Nous sommes sa seule mémoire et
demain...
Nous somme sa seule mémoire et ensemble, comme on assemble les
pièces d'un puzzle, demain, nous recomposerons durant quelques
minutes la forme de son visage.
Alex
Je sais que tout cela est un peu confus, mais je sens que quelque chose me pousse au cul, que vivre auprès de Léa, c'est une chose brûlante et infiniment vivante, que l'immobilité c'est la mort et que là, s'il n'y avait pas Léa, j'en crèverais de rester ici à rien foutre, entre le lycée et cette ville morte, le lotissement ou tout semble tourner au ralenti, je sais aussi que la vie est faite de morceaux qui ne se joignet pas, que les épiphanies sont rares et aussi qu'on meurt demain. Qu'on ne vienne pas me dire qu'on a le temps, qu'on ne me dise pas ça, moi j'ai des preuves, je sais qu'on meurt demain ou ce soir, que demain c'est déjà trop tard, que demain je suis vieux, je sais parfaitement ça, j'ai vu Caroline tomber du balcon, je l'ai vue mourir et vraiment quand on voit ça, à mon avis, on n'a pas envie de passer des années entières de sa vie à regarder Navarro ou L'Instit.
P.S. : Je n'ai pas vraiment "peur" de demain. Vivre avec au cur la blessure ouverte de la mort de Caroline, cette plaie inguérissable et douloureuse, parfois violemment douloureuse, parfois sourdement douloureuse, je fais ça depuis un an. Je ne sais pas si je fais ça bien ou mal mais je le fais. Demain au moins, il y aura les autres, et pour une fois nous serons tous réunis autour d'elle, autour de sa mémoire que nous n'évoquons jamais par je ne sais quelle pudeur débile, quelle gêne mal placée.
J'ai pensé que peut-être Sophie avait renoncé, que c'était trop dur pour elle, ou alors qu'elle était malade. J'ai pensé aussi que sans doute d'entre nous tous, c'était celle qui s'était le moins bien relevée de tout ça. Celle aussi qui était la plus proche de Caroline. Elle n'avait sans doute pas besoin d'une messe anniversaire pour penser à elle. Moi non plus, d'ailleurs. Et aucun d'entre nous, au final.
Il
pouvait bien jouer n'importe quoi, on s'en foutait, on était pas
là pour ça, on ne savait pas pourquoi on était là, si ce
n'est qu'on avait tous au fond du crâne le nom de Caroline qui
tournait en boucle. Son nom seulement, parce que son visage, ça
faisait longtemps déjà qu'on était plus capable de se le
figurer, et sa voix pareil. Sa voix, on n'arrivait plus à la
reconstituer, à l'entendre circuler à l'intérieur du crâne,
entre nos deux oreilles.
De Caroline, il restait des photos, des souvenirs de rien. Mais
ce qui restait gravé, c'était le sentiment, l'os du sentiment
que chacun éprouvait pour elle. Une chose indéfinissable et
abstraite. Une sensation où s'emmêlent la douceur, un rire,
quelques mots indéchiffrables, la sensation de sa main sur la
joue ou au creux de la nôtre, la caresse de ses yeux qui se
posaient sur nous. Ce qui reste gravé, c'est le lien. Une chose
physique.
Les mots qu'il prononçait étaient beaux et justes et vraiment, vraiment, un instant, un fugace instant, ces mots avaient un pouvoir consolateur. Titou et moi, nous nous sommes regardés et tous les deux nous pensions la même chose. Nous nous disions, étonnés, que quelque chose était en train de se passer. Quelque chose comme une communion, quelque chose comme un repos, un recueillement.[...] Il parlait de Caroline et c'était bon, que quelqu'un parle d'elle ainsi, avec cette paix dans la voix, cette douceur triste, que quelqu'un prononce son nom à haute voix et que ça résonne, que ça emplisse l'air et se propage.
J'avais pleuré un peu, n'avais pu m'en empêcher, au moment où les parents de Caroline avaient pris la parole. La mère de Caroline avait dit qu'elle était tout le temps partagée entre l'envie d'en parler et celle de se taire, l'envie de partager et celle de tout garder pour elle, elle a avoué qu'elle ne comprenait pas bien le sens de son propre geste, faire dire cette messe anniversaire, elle qui n'était pas croyante, se méfiait des églises et des prêtres, de leur parole prête à l'emploi, et puis elle a ajouté qu'en définitive, ce qu'elle souhaitait, c'était qu'on parle et qu'on parle encore de Caroline, qu'on prononce son nom, qu'on essaie de se souvenir de ses traits, de son visage, de la douceur de sa voix, de son rire, de ses larmes, de tout ça.
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Maj 25/08/2004